De mauvaise gouvernance en mauvaise gouvernance, nous n’avons jamais appris à mobiliser la justice pour mettre hors d’état de nuire tout individu, quel que soit son rang, sa qualité et ses fonctions
Depuis la création de ce pays, il y a toujours eu ceux qui étaient en guerre contre la Nation – manipulés par des mains étrangères ou locales, des « révolutionnaires » assoiffés de pouvoir.
Les rares moments de répit donnaient de l’espérance, mais la mauvaise gouvernance vient à chaque fois fragiliser davantage la situation, détruisant pas à pas les structures de réponse de l’État. Il nous faut, compatriotes haïtiens, prendre conscience de l’évolution de ces guerres contre la Nation et adopter les mesures nécessaires pour les éliminer une fois pour toutes.
Le 2 janvier 1893, dans son discours au Pavillon d’Haïti lors de l’Exposition universelle de Chicago, Frédérick Douglass, ancien diplomate américain en Haïti, dénonçait les comploteurs contre la Nation haïtienne.
J’ai déjà souligné ce passage dans un précédent op-ed, mais je dois le reprendre.
Douglass évoquait à la fois des commerçants étrangers, ses compatriotes et des traîtres à la Nation haïtienne :
Le 2 janvier 1893, dans son discours au Pavillon d’Haïti lors de l’Exposition universelle de Chicago, Frédérick Douglass, ancien diplomate américain en Haïti, dénonçait les comploteurs contre la Nation haïtienne.
« Il se trouve que nous avons dans ce pays [les États-Unis d’Amérique] des hommes qui, pour atteindre leurs objectifs personnels et égoïstes, attisent la flamme de la passion entre les factions en Haïti et contribuent à déclencher des révolutions. […] Ils affirment qu’il leur suffit de réunir suffisamment d’argent pour armer et équiper les mécontents, d’un camp ou de l’autre, afin d’atteindre leur but. […] Pour eux, le bien-être d’Haïti ne compte pas ; le sang versé ne compte pas ; le succès des institutions libres ne compte pas ; la ruine d’un pays voisin ne compte pas. Ce sont des requins, des pirates et des usuriers, avides d’argent, peu importe le prix en vies humaines et en souffrance pour l’humanité. »
Les « révolutionnaires », jadis appuyés par des acteurs étrangers combattaient, pour les intérêts économiques de leurs parrains, d’une part, et pour leur accession au pouvoir, d’autre part.
Cela s’est poursuivi jusqu’au démantèlement de l’armée par le gouvernement Lavalas de Jean-Bertrand Aristide. Puis, de révolutionnaires, nous sommes passés à bandits – officialisés ou alliés au pouvoir : sous la dictature des Duvalier, il y avait les macoutes ; sous Lavalas, les « chimères » ; et par la suite, le parrainage de parlementaires, de cadres de l’administration publique et de chefs d’entreprise à des maraudeurs dans les quartiers populaires, utilisés pour étouffer les manifestations, rançonner les opposants ou extorquer la population à coups d’enlèvements.
Nous avons toujours été enfermés dans un cycle infernal de guerre contre la Nation, même en temps de relative paix.
Mais depuis 2021, les armes sont devenues plus létales, les parrains sont autant haïtiens qu’étrangers, et les bandits, radicalisés par leurs propres exactions, ne sont point révolutionnaires, mais bien des terroristes.
De mauvaise gouvernance en mauvaise gouvernance, nous n’avons jamais appris à mobiliser la justice pour mettre hors d’état de nuire tout individu, quel que soit son rang, sa qualité et ses fonctions.
Il est impératif de le faire. Cela passe par une gouvernance rigoureuse et un soutien systématique à la justice ainsi qu’au contrôle du territoire.
Nous avons toujours été enfermés dans un cycle infernal de guerre contre la Nation, même en temps de relative paix.
Une marche lente vers la radicalisation et la pérennisation de la violence
À ceux qui tentent d’imposer l’idée que les bandits semant le chaos dans le pays sont des révolutionnaires, qu’ils expliquent les artifices qui les ont conduits à une telle méprise.
Parmi les principaux défenseurs de cette notion, on retrouve, une fois de plus, des étrangers en première ligne de la campagne médiatique sur les nouveaux médias, des acteurs impliqués dans le commerce illicite de munitions et d’armes, ainsi que des traîtres locaux facilitant la contrebande et le trafic en provenance des pays voisins, notamment la République dominicaine, les États-Unis et la Grande Caraïbe.
De mauvaise gouvernance en mauvaise gouvernance, nous n’avons jamais appris à mobiliser la justice pour mettre hors d’état de nuire tout individu, quel que soit son rang, sa qualité et ses fonctions.
Ces quatre dernières années, parmi les premières victimes, on retrouve les habitants de quartiers précaires, semi-précaires et les paysans : au centre-ville de Port-au-Prince, à Martissant, à Bizoton, à Bas-Delmas, à Carrefour, à Croix-des-Bouquets, à Cité Soleil, à Gressier, à Petite-Rivière de l’Artibonite, à Liancourt, à L’Estère et, depuis peu, à Kenscoff.
La liste est longue et risque de s’allonger.
Si, entre 1825 et 1990, les violences pouvaient être confinées à des groupes de « rebelles » ou à des affrontements entre soldats pour le contrôle de Port-au-Prince, depuis 1990, cette lutte s’est métamorphosée.
L’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication a permis une expansion des tactiques des nouveaux bandits. Il ne suffit plus d’avoir des chevaux et des baïonnettes ; aujourd’hui, espionner les forces de l’ordre par le son et l’image, exposer sur les réseaux sociaux sa capacité de destruction, font partie intégrante de la guerre de terreur.
Ce n’est pas encore au même niveau que les guerres du Congo, du Soudan, de la Somalie, de l’Éthiopie et d’autres… mais à mesure que les acteurs impliqués se radicalisent et que les réponses demeurent inefficaces, nous avançons lentement vers une pérennisation de la violence. Ma plus grande peur à l’heure actuelle.
Les multiples attaques contre toutes les structures vitales de la Nation – marchés, hôpitaux, églises, écoles, quartiers et campagnes – attestent d’une offensive contre la Nation en bonne et due forme.
Il ne s’agit plus de simples groupes de gangsters que les sociologues pourraient analyser pour comprendre l’origine de leur radicalisation. Il s’agit d’individus déterminés à faire capituler l’État et à punir tout quartier aspirant à la paix. Les enfants-soldats sont une autre histoire, et leurs parrains sont la véritable menace.
Un État qui n’arrive pas à mobiliser « ses amis », ni même les Nations Unies qu’il a pourtant contribué à fonder en 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Un État paralysé par la configuration même de sa gouvernance. En refusant de prendre au sérieux la bonne gouvernance, l’État se tire une balle au pied…Ceci face à des individus qui brûlent, saccagent et violent, comme si les Haïtiens de nos quartiers précaires étaient des ennemis d’un territoire inconnu. Nous devons réagir, tous, en tant que nation.
Nous sommes tous en guerre
Cette guerre contre la nation est d’une autre nature et d’une nouvelle complexité. Les structures, infrastructures et institutions d’État attaquées répercutent leurs conséquences sur toute la population : isolement de la région métropolitaine du pays et du reste du monde, fermeture d’entreprises – y compris celles qui sous-payaient des « bandits » pour leur protection –, augmentation des prix des produits de première nécessité et des carburants, aussi bien dans la conurbation métropolitaine qu’en province, flambée du coût du loyer, du transport public… tout est touché.
Un État qui n’arrive pas à mobiliser « ses amis », ni même les Nations Unies qu’il a pourtant contribué à fonder en 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Il est temps que les Haïtiens comprennent qu’ils sont tous en guerre. Quelle que soit votre affiliation politique, votre lieu de résidence ou votre attachement, vous êtes concerné. Vous vivez à l’étranger ? Vous vous inquiétez pour vos proches, vous leur envoyez de l’argent pour les soutenir, vous êtes stigmatisé, stéréotypé, vous subissez les effets psychologiques de la guerre à travers les réseaux sociaux et dans vos conversations familiales.
Vous êtes en Haïti ? Vous faites face directement aux coûts de la violence, si vous n’en êtes pas déjà victime.
Il fut un temps où, face aux atrocités qui se déroulaient sur la terre de nos ancêtres en Afrique, on s’interrogeait : pourquoi ces ethnies s’entretuent-elles ? Pourquoi ne font-elles pas la paix ? Sans réaliser que le procédé est le même partout : des rebelles utilisent des armes venues de l’extérieur, financées par des intérêts locaux et internationaux. La guerre en République démocratique du Congo dure depuis plus de vingt ans et a coûté la vie à plus de six millions de personnes… et toujours la même question revient : pourquoi la communauté internationale ne fait-elle rien ?
Il est temps que les Haïtiens comprennent qu’ils sont tous en guerre. Quelle que soit votre affiliation politique, votre lieu de résidence ou votre attachement, vous êtes concerné.
Nous risquons d’ancrer les violences des gangs en Haïti dans la même indifférence si nous n’arrivons pas à endiguer ce mal, et si nous fermons les yeux sur notre nouvelle réalité : il y a une guerre contre la Nation, et les traîtres en sont les premiers responsables.
Dans son rapport publié en 2023, Les marchés criminels en Haïti : Cartographie des tendances du trafic d’armes à feu et de drogue, le Bureau des Nations Unies contre la drogue et le crime décrit les dynamiques du trafic qui alimentent cette situation.
On y apprend que la Perle des Antilles est devenue « un pays de transit pour la drogue, principalement la cocaïne et le cannabis, qui entrent majoritairement par bateau ou avion, en passant par des ports publics, privés et informels, ainsi que par des pistes clandestines », et que « les frontières haïtiennes sont largement poreuses ».
Ceux qui se disputaient la gouvernance au sein du Conseil présidentiel de transition sont incapables de sécuriser les 1 771 kilomètres de littoral et les 392 kilomètres de frontière terrestre avec la République dominicaine. Cette dernière franchit le pas en 2025…et classe les gangs dans la catégorie de terroristes.
Mobiliser le pays
L’un des membres du Conseil présidentiel de transition, Fritz Alphonse Jean – qui s’est démarqué par son éloignement de ses anciens alliés de l’Accord de Montana et qui prendra bientôt la présidence tournante du Conseil –, déclarait en décembre 2024 que le pays devait disposer d’un budget de guerre.
Cette position semble pertinente tant que la Communauté internationale n’arrive pas à soutenir comme il faut les efforts contre les menaces des gangs.
Depuis les multiples marches contre Port-au-Prince, où l’Armée indigène devait protéger le Palais national et les institutions publiques, et depuis les attaques contre les forces de Duvalier, le pays ne s’est jamais senti en guerre.
Sa grande guerre, c’était celle de 1803 et à une autre échelle, celle contre les forces espagnoles pour occuper Santo Domingo en 1822 sous Jean-Pierre Boyer. Il y avait un ennemi commun : les forces esclavagistes françaises et espagnoles. Il faut nommer l’ennemi commun de nos jours : les gangs terroristes et leurs parrains.
Oui, il faut un budget de guerre pour prendre la sécurité au sérieux. Il faut mobiliser la jeunesse haïtienne, allouer les ressources nécessaires pour la former et l’envoyer sécuriser nos frontières – toutes nos frontières. Il faut acquérir les équipements de surveillance nécessaires, encercler les quartiers contrôlés par les gangs et agir. Nos « amis » de la communauté internationale, diront-ils, non à un tel plan ? Ou, c’est plus difficile qu’on ne le croit ? Il faut voir le Conseil en action, sentir qu’il comprend l’urgence de la situation.
Car la sécurité, ce n’est pas seulement la police et l’armée. Et surtout pas dans un contexte de terrorisme avéré, sans un contrôle strict des frontières terrestres, maritimes et aériennes. Il faut des jeunes formés pour sécuriser les frontières, mais aussi renforcer les rangs de la justice en garantissant des salaires compétitifs et des avantages rendant la corruption moins attractive.
Mobiliser le pays, mobiliser la jeunesse signifie aussi communiquer à grande échelle sur la nouvelle réalité du pays. Mobiliser nos communicants, sociologues et psychologues pour soulever l’engagement de tous, dans les villes comme dans les campagnes.
Chaque Haïtien du terroir doit comprendre pleinement la signification de « Dans nos rangs, point de traîtres » et prendre conscience de la menace terroriste. La population en subit déjà les conséquences et, dans certains cas, s’est faite justice elle-même. Mais c’est à l’État de donner le ton, de canaliser l’élan de mobilisation et d’inscrire ces efforts dans le cadre de la justice, le contrôle du terroir et la restauration de la paix.
Mobiliser le pays signifie aussi démontrer qu’en dépit de notre pauvreté, nous pouvons et devons réduire les dépenses superflues de l’Exécutif pour allouer davantage de ressources à la police, à la justice et à l’armée afin de reprendre le contrôle du territoire. Car cette guerre contre la Nation haïtienne doit cesser.
« Dans nos rangs, point de traîtres. » Ce n’est pas un hasard si la Dessalinienne contient ces mots. Nos ancêtres savaient que les plus grandes menaces à la sécurité nationale viennent de l’intérieur, des traîtres de tout bord.
Nous avons besoin de petites victoires. Or, pour l’instant, ce Conseil ne nous en donne aucune.
Ce dont il est question pour les générations futures, c’est de savoir comment exister dans le monde sans tomber dans une vision antipathique et défaitiste de celui-ci.
Comment guider nos jeunes pour qu’ils restent fidèles aux idéaux de liberté, de fraternité et d’égalité. Comment leur éviter de sombrer dans une guerre contre eux-mêmes, contre nous tous.
Car notre passé et notre avenir, en tant qu’Haïtiens, résident dans ce paradoxe : rendre possible l’impossible, ou du moins, ce que l’on croyait impossible.
Comme l’espérait Douglass :
« Port-au-Prince devrait être l’une des plus belles villes du monde. Il n’existe aucune cause naturelle à son état actuel. Aucune ville au monde n’est, par nature, plus facile à assainir et à maintenir propre. Le terrain descend en pente douce jusqu’au bord de l’eau, et des ruisseaux de montagne purs et étincelants traversent ses rues avant de se jeter dans la mer. Avec la paix solidement établie à l’intérieur de ses frontières, cette ville pourrait être aussi saine que New York, et Haïti pourrait aisément devancer toutes les autres îles de la mer des Caraïbes dans la course à la civilisation. »
À l’état actuel, nous sommes loin de pouvoir rivaliser avec les autres nations caribéennes. Mais nous pouvons commencer par rétablir la paix, afin que cesse cette guerre contre notre nation et que s’ouvre à nouveau une ère de réformes et de progrès pour reprendre notre place dans l’Histoire de la région.
Par Yvens Rumbold
Couverture : Le président du Conseil présidentiel de transition d’Haïti, Leslie Voltaire, lors d’un entretien avec Associated Press à Rome, en Italie. © Photo : Alessandra Tarantino | Samedi 25 janvier 2025.
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