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Opinion | Les sanctions canadiennes ne sont pas des sanctions internationales

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«Les mesures restrictives imposées par le Canada contre des personnalités d’Haïti ne sont pas de véritables sanctions, encore moins des sanctions internationales, comme on les appelle partout », analyse le docteur Moïse Jean

Une sanction désigne en règle générale la réaction d’un système juridique à la violation de l’une de ses prescriptions. On est sanctionné parce qu’on a eu un comportement non conforme à la règle de droit. La différence entre sanctions et toute autre forme de réaction à la violation d’une obligation juridique c’est que la sanction est institutionnelle; elle est prononcée par une institution ayant cette qualité. La sanction est un fait centralisé.

Au niveau international, c’est le Conseil de sécurité des Nations Unies qui est habilité à imposer des sanctions, ce que les auteurs de la Charte appellent «les mesures n’impliquant pas la force armée», lorsque le Conseil parvient à déterminer l’existence d’une situation compromettant la paix et la sécurité internationales. Les sanctions adoptées dans ce contexte sont des sanctions dites multilatérales ou internationales, reflétant la volonté collective des membres des Nations Unies. Le déclenchement du processus des sanctions internationales commence par l’adoption d’une résolution constatant la situation déstabilisante. Dans le cas d’Haïti, il est vrai qu’une résolution a été adoptée en octobre 2022, mais pour bien comprendre l’état actuel du droit international par rapport à la problématique des sanctions dans le contexte haïtien, et faire la jonction avec les récentes «sanctions» canadiennes, il est important de revenir sur les termes de cette résolution.

Une sanction désigne en règle générale la réaction d’un système juridique à la violation de l’une de ses prescriptions.

Tout d’abord, la résolution affirme que la situation en Haïti menace la paix et la sécurité internationales dans la région. Elle exige la cessation immédiate de la violence et des activités criminelles et exhorte les acteurs politiques à engager de véritables négociations pour sortir Haïti de l’impasse actuelle. Elle crée un comité de sanction chargé de désigner les personnes et les entités visées par des mesures de sanction et de promulguer les directives nécessaires pour faciliter la mise en œuvre des mesures imposées. La résolution demande également au Secrétaire général de créer, en consultation avec ledit Comité, un groupe d’experts dont la mission est de fournir les informations pouvant servir à désigner les personnes et les entités impliquées dans des actes criminels et de déstabilisation d’Haïti, et d’aider le Comité à affiner et à mettre à jour les informations concernant la liste des personnes et entités à sanctionner. Enfin, la résolution appelle les États à prendre les mesures nécessaires pour faciliter la mise en œuvre des sanctions à l’encontre des individus figurant dans l’annexe et de ceux désignés par le Comité.

Il est clair que la résolution n’autorise aucun État en particulier, fût-il la plus grande puissance de la région, à désigner les personnes susceptibles de faire l’objet des sanctions. La seule entité revêtue de tels pouvoirs, au regard du texte, est le Comité des sanctions. Or, le Comité n’a, pour l’instant, publié aucune liste. Il n’a encore désigné officiellement aucune personne ou entité comme faisant partie de ceux qui compromettent la paix et la sécurité en Haïti et qui méritent d’être sanctionnés. Par ailleurs, la seule personne figurant dans l’annexe de la résolution et qui est directement sanctionnée par le Conseil de sécurité est Jimmy Chérizier. Alors sur quel fondement juridique le Canada sanctionne-t-il ces personnalités ? Sur quelle base juridique internationale ces sanctions de plus en plus préoccupantes ont-elles été adoptées ?

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Selon ce qu’a relayé l’ambassadeur du Canada en Haïti sur son compte Twitter, ces sanctions n’ont rien de politique. Il s’agit de sanctions juridiques qui ont été adoptées sur la base de la Loi sur les Nations Unies, une loi adoptée en 1985. Sauf que, cette loi précise que «le gouverneur en Conseil peut prendre les décrets et règlements qui lui semblent plus utiles pour l’application d’une mesure que le Conseil de sécurité des Nations Unies, en conformité avec la Charte, invite le Canada à mettre en œuvre pour donner effet à ses décisions». Si l’on se fie à cette stipulation, on peut douter qu’en dehors de Jimmy Chérizier, le Canada puisse pour l’instant imposer des sanctions à d’autres personnes sur le fondement de cette loi, étant donné que le Comité n’a encore fourni aucun autre nom.

Au niveau international, c’est le Conseil de sécurité des Nations Unies qui est habilité à imposer des sanctions.

En réalité, les mesures en questions ont été prises en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales (1992), une sorte de loi de nature extraterritoriale qui permet au gouvernement canadien de «prendre des mesures économiques contre certaines personnes dans le cas où une organisation internationale d’États ou une association d’États dont le Canada est membre incite ses membres à prendre de telles mesures, une rupture sérieuse de la paix et de la sécurité internationales a eu lieu, des violations graves et systématiques des droits de la personne ont été commises dans un État étranger ou des actes de corruption à grande échelle impliquant un national d’un État étranger ont été commis». Le terme «sanction» n’est mentionné nulle part dans cette loi. Le terme qui revient constamment est «mesure», comme pour dire que le Canada ne saurait imposer des sanctions sur la base de cet instrument.

La «loi sur les mesures économiques spéciales» est donc une loi qui autorise le Canada à prendre des mesures unilatérales contre des individus indépendamment de leur nationalité ou de leur lieu de résidence (sauf s’ils résident au Canada). Dès lors, il s’agit d’un instrument de politique étrangère tout comme les lois extraterritoriales américaines qui autorisent ce pays à s’attaquer aux dirigeants politiques étrangers ou toute personne ou entité pour diverses raisons. En imposant des mesures restrictives, financières ou économiques à l’encontre d’une personne ou entité sur la base de cette loi, le Canada n’a pas agi au nom de la communauté internationale des États. Il agit en son nom propre. Ces mesures ne sont donc pas des sanctions internationales, mais des sanctions unilatérales prises sur la base de la législation interne d’un État. Ces mesures ne lient pas normalement d’autres pays ou les entreprises et institutions étrangères en dehors du Canada, y compris celles d’Haïti.

Le Canada n’a pas agi au nom de la communauté internationale des États.

En l’état actuel du droit international, l’on ne peut pas dire que ces mesures sont absolument illégales. Il est vrai que de nombreux États, en particulier les États de l’Amérique latine et plus largement de tendance socialiste, considèrent les mesures unilatérales à caractère économique et financiers comme contraires au droit international. C’est aussi le point de vue du Conseil des droits de l’homme (A/HRC/RES/45/5, 6 octobre 2020). Mais le droit international exige un seuil pour considérer que ces mesures violent le principe de la non-intervention, et donc contraire au droit international : elles doivent contraindre l’État ciblé et viser à modifier sa politique. Or, au risque de nous tromper, rien ne prouve que ces mesures visent à faire plier le gouvernement d’Haïti, à le contraindre à transiger sur tel ou tel aspect de sa politique. Au contraire, tout porte à croire que les autorités d’Haïti collaborent avec leur auteur.

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Ces mesures soulèvent tout de même certaines préoccupations sur le plan de l’État de droit. Elles sont d’une opacité préoccupante. Le gouvernement canadien ne publie pas les informations dont il dispose sur les personnes sanctionnées et qui justifieraient les mesures. Cette opacité fait apparaître les mesures comme arbitraires. Par ailleurs, les personnes sanctionnées ne disposent pas de vrais recours. Selon le règlement sanctionnateur, à savoir la «Loi sur les mesures économiques spéciales», la personne dont le nom figure sur la liste peut demander par écrit au ministre des Affaires étrangères canadien d’y radier son nom. Il s’agit là d’un recours administratif et non un véritable recours judiciaire dont dispose la personne sanctionnée pour se défendre contre les accusations portées contre elle. Le droit à un recours effectif et suffisant est une qualité intrinsèque de l’État de droit. Lorsqu’une personne accusée ne peut pas se défendre valablement devant un juge, son droit à la défense est confisqué. La justice n’a pas de couleur, de classe ou d’appartenance idéologique. Quelle que soit l’impression que l’on peut avoir de l’individu incriminé, celui-ci doit pouvoir se défendre valablement.

Ces sanctions risquent d’entraver le travail du Comité de sanction établi par le Conseil de sécurité, voire affaiblir celui-ci.

Si les sanctions unilatérales peuvent aider à assainir la politique en Haïti, en éliminant sur la scène des personnes qui à l’évidence ont contribué à la déstabilisation du pays, à son appauvrissement, on ne saurait pour autant donner carte blanche à leur émetteur. N’étant pas des sanctions internationales émises par une institution multilatérale jouissant d’une certaine neutralité, elles doivent être regardées avec prudence et interrogation. Elles sont l’œuvre d’un État dont on ignore le vrai agenda, même si on peut penser que cet État a la bonne intention. Elles peuvent être sources de bien tout comme elles peuvent être génératrices d’injustice et d’abus. Plus encore, ces sanctions, qui pour l’instant ne montrent aucun signe d’efficacité, risquent d’entraver le travail du Comité de sanction établi par le Conseil de sécurité, voire affaiblir celui-ci. Ce n’est pas sans raison que certains États comme la Suisse, la France ou le Royaume-Unis disent attendre les actes du Comité des sanctions pour les transposer dans leur droit interne.

Il est toutefois regrettable que plusieurs mois après la création du Comité des sanctions aucune liste n’ait été rendue publique, aucun nom n’ait été désigné, alors que la situation en Haïti connaît un tel pourrissement, devient chaque jour plus préoccupante. La lenteur du Comité n’autorise pas cependant un État à s’ériger en censeur, en décidant unilatéralement qui doit être sanctionné, qui ne doit pas l’être.

Le Canada aurait pu partager les informations dont il dispose avec le Comité et inciter cette structure à être plus proactive. Aujourd’hui, il encourage d’autres États comme la France ou les États-Unis à faire de même, en imposant des mesures décentralisées. S’il était finalement devenu indispensable que les États s’écartent du cadre multilatéral pour réagir de manière unilatérale, les sanctions imposées contre les personnalités haïtiennes devraient alors respecter une certaine logique de justice et être conçues de manière à contribuer efficacement à la résolution de la crise. Mais au bout du compte, on se serait nettement éloignés du cadre de sanctions internationales tel que cela s’entend en droit international.

Moïse Jean

Photo de couverture : La ministre canadienne des Affaires étrangères, Mélanie Joly | © Sean Kilpatrick/La Presse canadienne


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Moïse Jean est docteur en droit international et enseignant à l’Université

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