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Opinion | Démocratie à la Jovenel Moïse

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La démocratie à la Jovenel Moïse devrait effrayer les démocrates

Il existe une tentation légitime de prendre le président Jovenel Moïse au second degré. Après tout, sa parole pèse peu sur le réel. Il est le président des annonces grandiloquentes jamais matérialisées, celui des promesses farfelues, l’homme banane qui voulait mettre du pain dans les assiettes du plus grand nombre, mais qui dirige, quatre ans après son élection, un pays objectivement plus pauvre, plus dépendant et miné par les crises.

Quiconque refuserait d’écouter, ne prendrait pas au sérieux, ou pré-jetterait les mots présidentiels à la poubelle, aurait raison. Sauf que c’est dangereux. La dernière preuve vient d’un discours prononcé à Ouanaminthe le week-end dernier. Le président y rejette, pour une énième fois, les velléités dictatoriales qu’on lui prête. Avec fanfaron, il introduit la « démocratie à la Jovenel », que « je construis » — l’usage de la première personne est ici important — et qui doit se faire dans « l’ordre et la discipline. »

Il faut s’attarder un moment sur le terme « ordre et discipline ». Ce concept prend historiquement place dans le vocabulaire de la droite et ses extrémités pour appuyer un discours rétrograde et justifier des attaques contre les libertés publiques, piliers des démocraties viables.

La combinaison « Ordre et discipline » n’est pas nouvelle dans l’histoire récente d’Haïti. Elle constitue un credo pour le régime du Parti Haitien Tèt Kale. Michel Martelly y a fait référence dès son premier discours comme chef d’État. « L’ordre et la discipline devront régner sur tout le territoire national », avait lancé le président.

Cette virulence n’était pas adressée aux criminels. Encore moins aux contrebandiers et trafiquants de toutes espèces. Michel Martelly s’en prenait spécifiquement à celleux qui veulent « provoquer du désordre, des gaspillages, en lançant des pierres, en provoquant des luttes, l’instabilité pour troubler le fonctionnement du pays ». Il s’agit d’une façon voilée de désigner ceux qui refusent d’approuver son administration ou qui réclament plus de justice sociale dans le cadre de manifestations publiques.

Pour preuve, « l’ordre et la discipline » seront mobilisés quand Michel Martelly professait la « tolérance zéro contre les casseurs » en septembre 2011. En vrai, le chef de l’État demandait à la police de réprimer sévèrement les protestations étudiantes contre la présence des Casques bleus dans le pays.

Les nostalgiques de la dictature des Duvalier s’entichent de « l’ordre et de la discipline ». Ils ne ratent aucune occasion pour rappeler le climat supposé de paix qui caractérisait le pays entre 1957 et 1986. Ils oublient seulement de noter le coût humain de cet environnement. Il y avait peu de manifestations, non parce que le plus grand nombre vivait dans l’allégresse, mais parce que toute parole ou action dissidente pouvait condamner à la mort, l’exil, ou la prison à vie dans les geôles du régime.

Il n’y a aucun mal à réclamer l’ordre et la discipline. Mais tout concept politique mérite contextualisation. Et dans ce cas précis, il faut se référer à l’état de la démocratie, à ceux qui sont visés dans ces proclamations, et enfin aux décisions mêmes des autorités.

Selon les recherches, la démocratie prend une pente descendante au niveau mondial. Dans son dernier rapport, Freedom House, une organisation non gouvernementale créée en 1941, constate que les libertés politiques et les libertés civiles à travers le monde sont sous attaque. De nombreux dirigeants élus démocratiquement réduisent considérablement leurs préoccupations à une « interprétation aveugle de l’intérêt national ».

Le rapport qui porte sur 195 pays et 15 territoires mentionne nommément Haïti et son grand voisin, les États-Unis. « Les dirigeants des USA et de l’Inde, les deux plus grandes démocraties du monde – sont de plus en plus disposés à briser les garanties institutionnelles et à ne pas tenir compte des droits des critiques et des minorités alors qu’ils poursuivent leurs programmes populistes, » peut-on lire dans le document.

Donald Trump se positionne comme président de l’ordre et de la discipline, avec ses multiples tweets anxieux en faveur de « Law and Order ».

Après la mort de George Floyd le 25 mai dernier, des dizaines de milliers d’Américains ont foulé le macadam pour dire leur exaspération contre les brutalités policières. Ces brutalités ôtent la vie des Noirs, de façon disproportionnée depuis des années, mais le président républicain n’a pas fait de leur élimination sa priorité. « Je suis le président du law and order » a déclaré le chef de l’État, alors qu’un de ses partisans au parlement appelait l’armée à sévir contre les protestataires, en majeure partie non violents.

Law and order était aussi le mantra du président Richard Nixon dans les années 1960. Il en faisait appel quand 125 villes se sont révoltées contre les inégalités sociales après l’assassinat de Martin Luther King Jr. Il s’agit d’un message court qui promettait « la répression contre la communauté noire », écrivait le Time Magazine en 1968.

Jovenel Moïse copie son discours sur son comparse américain, Donald Trump, estime l’historien Jean Ledan Fils. « À chaque fois qu’un président de droite commence à perdre le contrôle de son régime, il évoque law and order. Il s’agit de mettre les forces conservatrices en avant pour faire régner l’ordre comme le dictateur le veut. »

Le président rejette les velléités dictatoriales qu’on lui prête. Mais ses actes rapprochent Haïti de ce que les chercheurs appellent une démocratie illibérale. Des élections — fort souvent tronquées — peuvent mettre en place les leaders de ces démocraties, mais au pouvoir, ils s’en prennent aux libertés civiles, rendent les contre-pouvoirs dysfonctionnels, alors qu’ils laissent fleurir un univers de corruption et de violations multiples.

Les démocraties illibérales ne sont pas des démocraties. Et progressivement, Haïti semble correspondre à cette définition. Le parlement n’existe pas. Le judiciaire ne fonctionne qu’incorrectement. Les manifestations sont réprimées, par le pouvoir légitime, mais aussi par les gangs qui lui sont affiliés.

Le président Jovenel Moïse décide seul des mécanismes et règles du vivre ensemble. Il publie des décrets aux conséquences profondes. Dans la liste, un nouveau Code pénal qui dit et punit les infractions et un décret qui diminue les pouvoirs de contrôle de la Cour supérieure des comptes, alors qu’il est lui-même accusé de corruption.

Récemment, l’élu du PHTK a publié deux documents, l’un sur la sécurité publique et l’autre acte la création de l’Agence nationale de renseignement. Dans un pays où la loi n’est appliquée qu’aléatoirement et presque toujours en faveur des nantis, ces deux décrets donnent aux autorités le pouvoir de mettre en prison pour terrorisme un malheureux qui aurait jeté dans la rue la peau d’une figue banane. Quiconque met le feu à un pneu est d’ailleurs qualifié de terroriste, et risque de passer des dizaines d’années en prison.

L’agence de renseignement de Jovenel Moïse détient tous les pouvoirs, mais se place au-dessus de toute responsabilité. Ses membres peuvent, sous couvert de défense de la sécurité nationale, espionner quiconque, intercepter ses communications auprès des compagnies de téléphone, fouiller sa maison en plein milieu de la nuit, sans qu’ils soient obligés de dévoiler leurs noms ou même répondre de leurs abus devant les tribunaux. Le président du Brésil, Jair Bolsonaro, a introduit en novembre dernier une loi similairement antidémocratique qui protège les policiers et soldats quand ils tuent dans le cadre de missions visant à établir « l’ordre et la loi ».

Pris isolément, chacun de ces actes contestés de Jovenel Moïse indique des velléités dictatoriales claires. Ensemble, ils donnent à voir une vaste entreprise dont le dessein semble être de plonger Haïti dans un régime hybride, ni démocratique, ni complètement dictatorial. La Constitution à venir, qui doit consolider les pouvoirs du président, va consacrer très certainement un modèle de gouvernance peu respectueux des droits de l’homme, du pluralisme et des contre-pouvoirs.

Il faut à Haïti une administration qui combat la pauvreté, et non les pauvres qui manifestent. Il faut dans ce pays un régime qui crie haro sur la corruption, appelle à la redistribution des richesses, et accepte de jouer le pénible jeu démocratique qui suppose l’existence d’une parole contraire au pouvoir. Jovenel Moïse a déjà mis en place des pouvoirs susceptibles d’être mésutilisés pour persécuter pratiquement tout le monde. Son projet de Constitution devrait effrayer les démocrates.

Widlore Mérancourt

Photo couverture: AP Photo / Dieu Nalio Chery

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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