Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de rage. Cette assertion, sage et populaire, illustre parfaitement le poids des mots dans le façonnement du réel. La noyade du chien est d’abord sémantique et discursive avant d’être réelle et inhumaine. La mise à l’écart ici se situe à l’antichambre de l’irréparable. L’accusation, souvent infondée, est une licence accordée pour torturer, trucider et égorger. Tout ceci en se séparant de sa victime. Les mots dans ce cas construisent une frontière, une barrière protectrice de la bonne conscience, car le mal aime à s’inventer des raisons pour oublier sa déraison.
Cette même dynamique, replacée dans certains contextes sociaux aide à comprendre comment nous, êtres d’une commune humanité, pouvons commettre envers l’autre des actes qui font honte à la barbarie
elle-même. C’est aussi à travers ce prisme que j’interprète l’affirmation indue sous-entendant que donner aux pauvres encouragerait la mendicité.
« Ces damnés de la terre », enfants, jeunes ou vieux, sales, aux vêtements déchiquetés et à l’odeur inhospitalière, ces individus étranges, tristement accoudés aux portails de nos châteaux, épiant notre sortie du magasin, nous pourchassant avec insistance dans la rue, barrant l’accès à nos églises ne peuvent se dérober de leurs responsabilités quant à leur sort m’a récemment affirmé un ami.
L’Evangile est ici invoqué à la rescousse de l’indifférence. Ne présage-t-elle pas que le salaire du péché c’est la mort et la déchéance ? Ces gens sont peut-être d’anciens criminels ? Des violeurs et des rejetons de voleurs ? Dès lors, la crainte de Dieu consiste à les laisser expier leurs fautes à ou celles de leurs ascendants … Ce serait se mettre en travers de la justice divine que d’aider quand il faudrait repousser, humilier ou martyriser.
Une autre catégorie cache son manque de compassion sous un voile de pragmatisme. Se prêter au jeu de la mendicité reviendrait à exalter l’immobilisme. Ces « pauvres diables », physiquement viables pour la plupart, gagneraient mieux à se chercher une activité lucrative qu’à être des assistés. Donner constitue alors un crime contre l’impérissable nécessité pour l’homme de se prendre en main et de sculpter son avenir. Crime que de cacher cette réalité au clochard en le confortant dans son vice !
Ces discours ont en commun l’érection d’une barrière. L’établissement d’un gouffre entre nous et eux. Entre des pêcheurs (au sens religieux), des paresseux ou des malfrats et des gens courageux, qui de la difficile situation du pays arrivent à s’épargner la chute dans les caniveaux de la mendicité. Ces discours transforment le pauvre, mendiant de surcroît, en chien enragé dont je parlais au début. De ce fait, il devient supportable, et même acceptable pour certains de les écorcher, les violer impunément, les exploiter, s’adonner sur eux à des expériences médicales sans aucune éthique ou s’accorder un droit « criminel » sur leurs organes.
Or, voir le problème de la sorte c’est faire l’impasse sur la violence structurelle à l’œuvre au cœur de la société haïtienne. Une société qui érige l’inégalité en vertu, où la santé et l’insolence financières de quelques-uns sont la condition de l’asservissement et de l’indigence de la majorité ;où les égarements et drames personnels sont amplifiés par une mécanique sociale anthropophage, irrespectueuse de la dignité humaine. La prostituée et le mendiant sont présumés librement choisir ce que le destin leur a offert comme alternative à l’effacement, à l’autodestruction.
Toute réflexion sensée sur le sort de ces misérables de notre pays enjoindrait qu’on attaque le problème par la racine. Prendre l’arbre pour la forêt qu’il cache c’est se risquer à prodiguer au malade une potion létale en guise d’élixir de soulagement. Voilà pourquoi il faut s’atteler à l’éradication des inégalités sociales, carburant essentiel de la machine à broyer les existences ! La charité ne peut ni ne devrait se substituer à la justice.
Néanmoins, donner aux pauvres n’encourage pas la mendicité. Car, en aucun cas la tentation de recevoir sans effort, de faire la manche en guenille ne transformera un travailleur, un artisan ou un universitaire en mendiant. La vérité, à mon humble avis, c’est que « ces modes de vie ne sont jamais réellement des choix ». Quand c’est possible, soyons charitables.
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