Une partie des restes du premier philanthrope haïtien, et possiblement le premier « Saint » du pays, sera officiellement accueillie en Haïti ce 28 février 2020
Qu’est-ce qu’un saint ? Que disent de nous ces personnages de marbre, au regard figé dans le temps, placés sur les places publiques et qui assistent, impassibles, aux messes du dimanche ? En temps d’injustice profonde et de révolte, qui doit-on honorer ? Le chevalier de la guerre ou le « désengagé » qui, en dépit des violences et des abus, s’accroche à une certaine idée de la paix sociale incluant bourreaux et victimes ?
Ces questions flotteront dans l’air de la petite chapelle de Food for The Poor ce vendredi 28 février 2020, à proximité du Boulevard Toussaint Louverture. Par un concours de circonstances contingentes, l’ONG œcuménique accueille à cette date une partie des restes de Pierre Toussaint, un ancien esclave domestique de l’Artibonite, emmené à New York par ses maîtres, dix-sept ans avant l’indépendance haïtienne.
Devenu coiffeur et confident de la haute société newyorkaise, Toussaint emploiera sa fortune à la cause des infortunés. Il achètera la liberté de plusieurs dizaines d’esclaves et contribuera à la construction d’une église et d’une cathédrale. Dévot catholique, il bravera la peur pour s’occuper des victimes du choléra et de la fièvre jaune. Sa demeure se transforma en asile pour les pauvres, et orphelinat pour les enfants abandonnés. Ses multiples œuvres caritatives feront probablement de lui le premier « saint » haïtien.
Aujourd’hui, Pierre Toussaint compte au moins une rue à son nom au Big Apple, plusieurs centres dont l’hôpital « Pierre Toussaint Family Health Center » à Brooklyn, et une multitude de fidèles, émerveillés par ses belles qualités. « Fort souvent, nous voyons les philanthropes et les ONG comme œuvres de blancs, explique Monseigneur Ogé Beauvoir. Les restes de Pierre Toussaint viennent nous dire que l’Haïtien également est philanthrope, continue le directeur exécutif de Food for the Poor. Les Haïtiens peuvent partager ce qu’ils ont avec l’humanité. On peut donc être noir, haïtien et philanthrope. »
Aux États-Unis, Pierre Toussaint peint une image haïtienne à rebours des commentaires dénoncés racistes du président américain, Donald Trump. « Étudier Pierre Toussaint en tant qu’immigrant haïtien à un moment où les questions persistent sur le statut de protection temporaire (TPS) pour les Haïtiens aux États-Unis peut aider à informer les décideurs et le public sur les précieuses contributions à la culture et à la société américaine des communautés haïtiennes », estime le professeur d’histoire à l’Université d’état du Texas, Ronald Angelo Johnson.
Né esclave
233 ans après son départ, Pierre Toussaint revient dans un pays différent et similaire, en même temps. Les ébullitions de la révolution haïtienne qui ont poussé son maitre, le grand planteur Jean Bérard du Pithon, à migrer vers New York avec sa femme et cinq de ses esclaves ont pris fin et accouché de l’État d’Haïti en 1804. Cependant, les aspirations de justice, d’égalité et de prospérité pour le plus grand nombre restent inchangées.
Quelques années après l’arrivée de Pierre Toussaint à New York, du Pithon meurt et laisse sa femme Marie Elizabeth Bérard, démunie. Toussaint la prend en charge. Et grâce à ses revenus de coiffeur, il lui offre une vie confortable, supérieure à ce que son mari a pu lui permettre de son vivant. Il côtoiera grâce à son métier la crème de New York, jouant au conseiller informel pour les riches et bras accueillant pour les pauvres. Il rachètera la liberté de sa future femme, Juliette Noël et celle de sa sœur, Rosalie.
Les œuvres de bienfaisance de Toussaint sont immenses. Il construit un orphelinat pour les enfants noirs et collecte des fonds pour l’érection de la cathédrale Saint Patrick et l’église Saint Vincent de Paul. Ironiquement, un « membre d’accueil » a interdit à Toussaint et à sa famille de s’asseoir sur les bancs de l’église Saint Patrick alors qu’il a levé entre 50 et 70 % des fonds pour sa construction. Il s’est excusé et s’apprêtait à rentrer chez lui quand un autre personnage l’a reconnu et placé sur un siège d’honneur.
En 1996, le Cardinal de New York, John O’Connor introduit la cause de Pierre Toussaint à Rome en vue de sa canonisation. Pour faire avancer le processus, il demande à une équipe d’archéologues d’exhumer l’homme qui reposait dans un cimetière à Manhattan pour l’enterrer dans la crypte de la cathédrale Saint Patrick aux côtés des princes de l’Église. Jusqu’à aujourd’hui, il est le seul noir et personne laïque à y reposer.
« A l’époque, je faisais partie de L’administration du New York Institute of Technology (NYIT) à titre de Vice Président en charge des affaires concernant les Étudiants », se rappelle Dr Maryse Prézeau. L’haïtienne, désormais à la retraite, avait un collègue, l’archéologue Spencer Jay Turckel, au sein de l’équipe d’exhumation. Elle lui a donc demandé de lui conserver une partie du sable dans lequel le corps de Pierre Toussaint a décomposé. Aussi, les os, bien nettoyés de celui qu’on appelait « saint homme » de son vivant, ont été remis à l’archidiocèse et Prézeau a conservé chez elle, pendant environ dix ans, les reliques de l’homme à qui il manque seulement l’authentification de deux miracles pour devenir « Saint ».
Juin dernier, une publication Facebook sur Pierre Toussaint met Maryse Prézeau en contact avec Daniel Gérard Rouzier, président du conseil de Food For the Poor en Haïti. L’échange aboutira à la cession des reliques de Pierre Toussaint à l’organisation caritative catholique. Dans une lettre authentifiée par un notaire, le docteur Turkel confirme la scientificité de la démarche. « Le matériel que j’ai remis au Dr Prézeau provient du sol qui était en contact direct avec les os de Pierre Toussaint dans la tombe, écrit l’archéologue. Ce sol, qui a pu être mélangé à sa chair en décomposition, est associé empiriquement au corps de Pierre Toussaint dans la mesure où il a été gratté de ses os. »
Ces reliques prendront désormais place dans une petite boite, protégée par une vitre blindée, à la chapelle de Food for the Poor. Le jour où il sera vénéré au sein de l’église catholique en Haïti semble cependant bien loin. « Je ne sens pas que l’église d’Haïti s’approprie de Pierre Toussaint », regrette Daniel Gérard Rouzier. Ils ne l’ont pas accueilli comme il devrait. Ils vont l’accueillir, je n’ai aucun doute, mais jusqu’ici ce n’est pas le cas. »
Pourtant, la porte reste grande ouverte. Les limites de la chapelle ne vont pas permettre les visites fréquentes. Raison pour laquelle Food for the Poor se tient prêt à transférer les reliques à l’Église catholique selon le directeur exécutif de l’institution.
Un saint soumis ?
Il est difficile de déterminer la provenance de l’inconfort de l’Église catholique haïtienne. Mais aux États-Unis, le personnage de Pierre Toussaint ne fait pas non plus unanimité parmi les croyants et activistes. « Au début de la révolte des esclaves [à Saint-Domingue], Toussaint a fui ce combat », expliquait déjà en 1993 le révérend Gilles Danroc, un prêtre français de la vallée de l’Artibonite. « Nous devons nous demander : l’église encourage-t-elle le modèle de l’esclave docile qui suit son maître et attend patiemment sa libération ? »
Les réserves du prêtre, exprimées au New York Times, viennent du fait que Pierre Toussaint, alors qu’il avait l’opportunité et les moyens de se libérer, aurait choisi de rester esclave jusqu’à la mort de sa maîtresse. « La relation maître – esclave à Saint-Domingue, colonie française, était bien plus complexe que nos clivages simplistes », analyse le prêtre salésien Maurice Elder Hyppolite. Pour le directeur de l’Institut de philosophie de Saint-François de Sales et de la revue « Moun », Toussaint avait une « relation positive avec les Bérard qui ne l’ont jamais maltraité ».
Cependant, Toussaint n’arrive pas à se défaire de l’acception d’esclave docile, qui préfère la servilité à la liberté. Ceci découle en réalité d’une biographie « biaisée » publiée l’année d’après sa mort, selon Ronald Angelo Johnson. « Toutes les preuves indiquent que Pierre Toussaint est un homme bon qui n’a pas cherché à obtenir une rétribution physique contre ceux qui l’ont asservi », renchérit l’historien.
Tout compte fait, Pierre Toussaint n’a pas été un chevalier de la guerre. Dans ses œuvres, il a nourri les pauvres et conseillé les riches. Selon ses contemporains, sa générosité faisait fi du teint épidermique. Et parce qu’il s’accrochait à une certaine idée de la paix sociale incluant bourreaux et victimes, il n’a pas non plus pris part aux luttes pour l’abolition de l’esclavage à l’époque aux États-Unis.
Un petit indice vient néanmoins réjouir ses partisans et indiquer probablement sa position sur la lutte pour l’indépendance haïtienne. « Après avoir obtenu sa liberté, Pierre n’a pas pris le nom de famille de ses [maîtres] esclavagistes, mais a plutôt décidé d’adopter le nom de famille “Toussaint”, qui était aussi le nom du célèbre chef de la révolution haïtienne, Toussaint Louverture », rapporte l’historien Ronald Angelo Johnson.
Widlore Mérancourt
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