Ils ne peuvent pas ou ils ne veulent pas travailler à la sueur de leur front pour gagner leur pain quotidien. C’est ainsi que nombre d’Haïtiens quittent le toit familial un beau matin, et se retrouvent dans les rues à quémander, tendant la main ou la sébile. Quelques semaines après, quand les choses semblent s’améliorer, ils en font un métier. Ils retournent alors au bercail, y rapportant chaque jour des provendes en conséquence et repartent chaque matin, très tôt, pour le boulot.
« Donnez-moi quelque chose à me mettre sous la dent s’il vous plaît, j’aurais pu être votre frère, quelqu’un de votre famille. Je souffre beaucoup, je ne peux pas travailler ; ma situation est difficile. Tendez-moi la main, je vous en prie, je vous serais très reconnaissant ».
C’était la voix faible, remplie de souffrance, de misère, d’un jeune homme quémandant devant une camionnette, espérant quelques petites pièces de la part des passagers. Désormais, quémander n’est plus l’apanage des plus miséreux. C’est devenu un métier à part entière en Haïti. Nul besoin d’aller à l’école pour l’apprendre. Il suffit de le pratiquer. Ce phénomène, notable dans presque toutes les villes d’Haïti, prend des proportions énormes à Port-au-Prince. À toute heure, devant les supermarchés, les paroisses catholiques, les feux de signalisation et particulièrement aux abords des succursales bancaires, des grappes de jeunes et de moins jeunes, en guenilles, handicapés physiques pour certains, bien portants pour d’autres, tendent la main…
Des garçons, et même des petites filles de cinq à six ans assaillent les automobilistes dans les nombreux bouchons de la circulation routière. Souventes fois, c’est sous l’autorité voire sous la contrainte d’un adulte que ces mômes en bas âge parcourent les rues en mendiant. Beaucoup d’entre eux sont des petiots dont les parents acceptent de les louer aux mendiants pour récolter de l’argent. Très souvent, pour vous sensibiliser, le mendiant vous raconte des balivernes fabriquées de toutes pièces ; même les mômes adoptent cette formule : quand ils ne sont pas malades du cancer, ils évoquent la famine, l’indigence tout simplement. Certaines fois même, ils camouflent sous leurs vêtements quelque morceau de viande rouge qu’ils attachent non sans précaution à telle ou telle partie de leur corps, faisant croire ainsi aux passants qu’ils ont une grave blessure et qu’ils voudraient se faire soigner. Ils savent vraiment comment vous arnaquer.
Une fois pris au piège, vous sortez votre porte-monnaie de votre poche et vous leur donnez ce que vous avez. Ils vous appellent papa, maman, belle-fille, beau-frère, patron… et ils vous remercient en vous faisant une grande révérence. N’en soyez pas trop flattés, cela fait partie de leur code d’éthique. À chaque camionnette de la station, vous risquez de rencontrer ces gens-là. Ces mendiants ont banni chez eux toute timidité, toute dignité, et toute fierté. Ils n’ont plus aucune gêne, aucune honte. Leurs yeux rivés sur vous, c’est plutôt vous qui manifestez cette gêne et cette honte à leur place. Pour les plus consciencieux, ceux qui tiennent encore à leur dignité, plus la vie les malmène, plus ils essayent de combattre ; ils font feu des quatre pieds pour trouver du travail, chose qui n’est pas facile en Haïti. Par contre ils ont le choix : soit ils persistent à chercher du boulot, soit ils se lancent dans le business. Certains qui dans leurs recherches semblent totalement désespérés n’ont pour toute autre voie qu’errer dans les rues, les aires de stationnement, en tendant la main.
« Je vous en prie, aidez-moi ; cela fait déjà plusieurs années que je souffre d’une hernie. Aidez-moi s’il vous plaît ; il faut vraiment que je me fasse soigner », s’exprimait d’un air famélique un jeune homme, à la station des Gonaïves (une ville provinciale d’Haïti). Il s’humiliait… Baissant son slip et montrant son sexe malade aux passagers.
« Je dois aller dispenser un cours de physique ce matin, s’il vous plaît, enfilez-moi cinq gourdes pour payer une camionnette », m’a dit personnellement un monsieur bien requinqué dans son costume bleu, avec un cartable à la main. Celui-là même, je l’ai croisé de nouveau, dans un autre coin, le même jour, chantant le même refrain à d’autres passants. Et il fait ce job quotidiennement, comme beaucoup d’autres. Cette pratique n’est pas près de toucher à sa fin en Haïti… C’est flagrant. Beaucoup d’entre eux sont jeunes, ils ont toute leur vigueur, mais ils se contentent de quêter, réclamant cinq gourdes (monnaie haïtienne) par-ci par-là, à tous les passants. Quand vous leur proposez de leur donner un peu d’argent pour mettre sur pied un commerce de détail, ces gens-là vous regardent droit dans les yeux et vous disent : « ce n’est pas ce que je vous demande ». Ils ne veulent pas travailler, leur petit commerce rapporte mieux ; là, ils ne connaissent pas le stress de ceux qui subissent la pression des patrons, ils ne se fatiguent guère. Dans le cadre d’un emploi ordinaire, leur salaire est perçu chaque quinzaine ou chaque mois, tandis que dans le cadre de cette activité, le paiement s’effectue au jour le jour, mieux, à chaque instant de la journée. On ne peut donc pas dire que ces mendiants sont des misérables, ce sont des bienheureux…
Samson, un habitant de la Croix- des- Bouquets (une commune d’Haïti située dans le département de l’Ouest) raconte qu’il connaît un monsieur qui a fait fortune en mendiant. Celui-ci possède plusieurs maisons à Croix-des-Bouquets, ses enfants fréquentent de grandes écoles, sa femme est de toute beauté. Et pourtant, cet homme ne travaille nulle part, il ne fait que mendier dans les rues de Port-au- Prince. Voyez-vous, vous qui pensez avoir une situation convenable, vous travaillez, votre paye est assurée chaque quinzaine ou chaque mois, vous faites la charité aux mendiants et ils ont bien souvent plus de moyens que vous.
N’est-ce pas là un vrai paradoxe ?
Aljany Narcius
Image: Andre Lambertson
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