« J’essaie d’aller voir ma famille tous les dimanches, dit Barthelemy. Je reste avec eux la journée du lundi et j’en profite pour jouer avec mes enfants, les emmener à l’école, etc. »
Eruseau Barthelemy n’avait jamais pensé à quitter Haïti. Même au plus fort des vagues migratoires vers le Chili, dans les années 2016 et 2017, l’aventure ne le tentait pas. Haïti, c’est son pays. C’est là qu’il se débrouille. Là que se trouvent sa femme, sa fille et son garçon. Ils ont dix et trois ans, respectivement. Et vivre loin d’eux, le coiffeur ne l’imaginait pas.
Jusqu’à ce que les gangs de Martissant, de Village de Dieu et de Ti bwa en décident autrement. Désormais, alors qu’il est encore dans le pays, l’homme vit loin des siens qu’il ne voit qu’une fois par semaine, voire une fois tous les quinze jours. Sa famille vit à Carrefour, et son studio de coiffure est à Port-au-Prince. Difficile de concilier les deux avec la route du Sud au milieu.
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Désormais, Barthelemy rêve de voir un autre ciel. De respirer un autre air. De vivre une vie différente de celle que lui imposent les bandits. Lui, il aimerait rentrer tous les soirs, pour voir sa famille. Prendre ses enfants dans ses bras. Retrouver sa femme.
Mais passer à Martissant, seuls les plus braves, ou peut-être les plus fous, s’y osent. C’est un no man’s land total. Une ou deux fois, l’homme de 38 ans s’y est aventuré quand même. L’expérience traumatise. « Dès qu’on quitte le stade Sylvio Cator, je ne respire plus, déclare-t-il. Tous les passagers retiennent leur souffle. On a peur et c’est comme si on ne vivait plus. »
Chaque véhicule est stoppé par les bandits. Pour certains, ce sera une fouille complète, et peut-être une séquestration. « Presque plus de voitures privées prennent cette route, parce qu’ils te font rentrer dans des ruelles, pour te fouiller. Les minibus sont souvent victimes aussi » témoigne Barthelemy. Cela ne lui est pas encore arrivé, et il ne se le souhaite pas. Évidemment.
« Dès qu’on quitte le stade Sylvio Cator, je ne respire plus. Tous les passagers retiennent leur souffle. On a peur et c’est comme si on ne vivait plus. »
« Mais une fois, ils ont demandé à une voiture qui se trouvait juste devant la nôtre, de rentrer là où ils indiquaient. On s’attendait à ce qu’ils fassent de même pour nous, mais cela n’est pas arrivé », se souvient Barthelemy.
Ce n’est pas seulement un heureux hasard si le véhicule dans lequel il se trouve, à chaque fois, n’est pas redirigé vers « la base ». C’est surtout parce que Barthelemy est stratégique : il voyage dans les gros. Les Bwa fouye, pour faire dans la précision. Ils sont gros et longs, et cela n’est pas à l’avantage des hommes en armes. Ces bus ne peuvent pas passer dans les ruelles. Sinon, ce serait la fouille. Argent, téléphones, etc. Et, selon Barthelemy quand ils ne trouvent rien de valeur, les bandits s’énervent et quelqu’un est vite blessé. Voire pire.
« Une fois, ils ont demandé à une voiture qui se trouvait juste devant la nôtre, de rentrer là où ils indiquaient. On s’attendait à ce qu’ils fassent de même pour nous, mais cela n’est pas arrivé »
Alors, pour rejoindre sa famille, le coiffeur emprunte souvent la route de Saint-Jude, qui contourne le tronçon national par les hauteurs. « J’essaie d’aller les voir tous les dimanches. Je reste avec eux la journée du lundi et j’en profite pour jouer avec mes enfants, les emmener à l’école, etc. Heureusement j’ai une moto, mais ce n’est pas une si bonne route non plus ». Là aussi, des bandits veillent au grain. Ils sont moins sensibles à la gâchette, et laissent passer les gens. Chaque motocyclette, chaque passager, doit payer un droit de passage. « Ils s’appellent “mairie”, dit Barthelemy. En vrai, ils demandent 50 ou 100 gourdes sur chaque voyage. Parce qu’ils sont armés, parfois on se sent obligé d’en donner un peu plus. »
Le trajet lui revient cher, il ne peut pas le faire tous les jours. Déjà que sa femme qui travaille sur la route de l’aéroport l’emprunte aussi. Mais impossible de quitter Carrefour parce que c’est là qu’il a pu se construire une pièce de maison, sur une parcelle que lui a laissée son père. Il ne peut pas la louer parce que le prix ne pourrait jamais couvrir les frais d’installation de sa famille dans une maison à Port-au-Prince. Quand on est à Carrefour, on y reste. Parfois, sa femme reste dormir avec lui dans son studio. Mais les enfants étant trop jeunes pour rester loin de leur mère, elle ne le fait pas souvent.
« Ils s’appellent “mairie”, dit Barthelemy. En vrai, ils demandent 50 ou 100 gourdes sur chaque voyage. Parce qu’ils sont armés, parfois on se sent obligé d’en donner un peu plus. »
Sa fillette de dix ans est assez grande pour comprendre pourquoi son père n’est pas à la maison tous les soirs. Il lui a expliqué comment de méchants hommes, qui portent des armes, bloquent la route. « Une fois, elle voulait aller voir sa marraine à Delmas. On est passé par Saint-Jude avec elle. Et là, elle nous a dit qu’elle ne s’y rendrait plus jamais, parce la route était trop mauvaise et poussiéreuse. »
C’est parfois un peu plus compliqué avec sa femme. Certains jours, Barthelemy lui manque beaucoup plus que d’autres. « Parfois, j’avertis que je vais rentrer. Mais un dernier client m’en empêche. Et s’il se fait tard, je préfère rester, au lieu de prendre cette route dangereuse. Et là, elle peut s’énerver. Mais je la comprends », explique le coiffeur.
Pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, pour le carburant de sa moto, Eruseau Barthelemy se rend chez ses clients pour les coiffer. Ça aussi, c’est à cause de l’insécurité. « Mon studio se trouve près de la faculté d’odontologie, dit-il. C’est une zone que certains ne fréquentent plus. Cela a réduit drastiquement la liste de mes clients. » Dans ces cas-là, tout dépend de l’adresse du client, il se fait au moins 500 gourdes. Quelques pourboires aussi. C’est loin d’être suffisant, mais c’est utile.
Barthelemy ne croit pas que la situation va s’améliorer. C’est le chagrin dans l’âme qu’il rentre tous les soirs dans son studio. Et quand il s’endort, une partie de son cerveau pense à ses enfants, qu’une toute petite dizaine de kilomètres séparent de lui. Et l’autre se demande quand il pourrait trouver « une bonne affaire », pour partir à l’étranger, et ensuite ramener sa famille auprès de lui. Parce que maintenant il le croit, n’importe où ailleurs vaut mieux qu’ici.
Image de couverture : Barthelemy sur son fauteuil. Carvens Adelson / AyiboPost
Photos : Carvens Adelson / AyiboPost
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