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Lyonel Trouillot | Le génie, ses tourments et sa mise en scène

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Franck est mort. Par respect, il convient de parler sérieusement et ne pas ajouter une goutte à la pluie de dithyrambes tombant de la bouche de personnes qui ne l’ont pas forcément lu ni aimé.

Cet art qu’il avait de se prendre pour un autre. Hugo dont on a pu dire que l’immense, l’excessif étaient « son domaine naturel » et auquel il avait emprunté la géniale formule : « solitaire et solidaire ». Shakespeare, Dante, Goethe… Il disait qu’il ne fallait pas lui en vouloir d’être un écrivain de ce calibre-là. D’une énergie telle qu’elle pouvait écraser ou faire saillir, être lumière triomphant du chaos ou jaillissement chaotique de la lumière.

Registres savant et lyrique ; analyse marxisante et mysticisme ; alternance entre cris et sanglots, jérémiades sur sa condition personnelle et prophéties de grandeurs à venir pour Haïti, l’humain, le monde : c’était Franck. De tous les écrivains haïtiens, le plus fort dans l’organisation de sa propre mise en scène. Jusqu’à devenir dans des moments d’excès, l’expression est de lui : le clown de lui-même. Et, à d’autres, un oracle que par besoin de mythe et par amitié, on a envie de croire.

Depuis une vingtaine d’années, il n’en finissait pas de taquiner sa mort, de l’appeler, de la renvoyer, de l’annoncer pour bientôt, finalement pas pour si bientôt que ça… Voilà. La mort, cette saleté, elle est souveraine et ne demande pas, au plus nul des mortels comme au plus « mégalomane des génies », la permission de frapper. Elle frappe. Alors que, en écoutant ses toutes dernières interventions dans les médias, on avait l’impression d’un Franck ragaillardi, presque jeune, plus social, plus proche du réel.

Franck est mort. Par respect, il convient de parler sérieusement et ne pas ajouter une goutte à la pluie de dithyrambes tombant de la bouche de personnes qui ne l’ont pas forcément lu ni aimé.

La mort, cette saleté, elle est souveraine et ne demande pas, au plus nul des mortels comme au plus « mégalomane des génies », la permission de frapper.

Parler sérieusement, c’est dire une vérité première. L’enseignement de la littérature tel qu’il a été conçu et tel qu’il se pratique en Haïti n’a pas donné à nos enfants ni d’ailleurs à leurs pères les outils pour lire une œuvre qui est un pari radical sur la modernité, le plus grand écart opéré vis-à-vis des normes, des genres, des poncifs classique et romantique, dans toute l’histoire de la littérature haïtienne. Radote aujourd’hui qui voudra, mais pour le plus grand nombre, l’œuvre de Frankétienne reste un désordre infréquentable, une folie illisible.

Parler sérieusement, c’est dire que la presse et les universités occidentales accordaient une visibilité de « représentants de la littérature haïtienne » aux écrivains haïtiens vivant à l’étranger, durant la période de la dictature Duvalier. À croire qu’à l’intérieur, la littérature était morte, toutes les voix s’étaient éteintes. On était même allé jusqu’à vouloir faire passer ceux qui étaient restés pour des « traitres ».

Frankétienne, ses deux compères René Philoctète et Jean-Claude Fignolé et quelques autres ont beaucoup souffert de cela. Ecrire sous Duvalier : courage, astuces, prise de risque pour maintenir le souffle de la subversion, opposer le langage de l’art à celui de la barbarie. Donner de l’espoir à ceux qui souffrent. Tout cela, sans avoir droit à la reconnaissance. Franck et René se sont bien vengés. Leur influence sur la littérature d’aujourd’hui est telle qu’on les retrouve presque à chaque page des recueils que publient les jeunes.

Radote aujourd’hui qui voudra, mais pour le plus grand nombre, l’œuvre de Frankétienne reste un désordre infréquentable, une folie illisible.

Franck, c’est aussi l’incroyable somme de contradictions réunies en un corps et une histoire personnelle : blanc-noir ; mulâtre-noir ; ville-campagne ; culture populaire rurale-culture savante urbaine ; culture populaire urbaine-culture savante urbaine ; attachement aux théories sociales de gauche-spiritualisme entaché de mysticisme ; symbolisme christique-symbolisme vodou… Franck se sera débattu toute sa vie pour tenter de ne pas être réductible à l’un des pôles de ce flux de contradictions.

Sa déclinaison dans l’un de ses livres, d’un nom qui semble trop bien rythmé pour être vrai, Jean Pierre Basilic Dantor Franck Etienne D’Argent, témoigne de ce besoin de s’accomplir, de se rassembler dans une plénitude habitable.

C’est beaucoup pour un seul homme. Le piège de se prendre pour Dieu, figure de la totalité, n’est pas loin.

Qu’en diront les psychanalystes ? On s’en moque royalement.

Car ce qui nous appartient dans cette histoire, ce ne sont pas les démêlés d’un homme avec lui-même, mais les pages les plus fulgurantes de la littérature haïtienne dans Mûr à crever, Ultravocal, Dezafi, Twou Foban, Rap Jazz, Adjanoumelezo…

Ce qui nous appartient, et nous n’aurons jamais fini de l’en remercier, c’est cette idée d’un avènement du populaire, c’est l’appropriation d’éléments symboliques de la culture populaire dans un processus de réalisation de soi.

C’est encore l’invention d’un langage en rupture avec les dits traditionnels de l’amour, du monde, du beau, du bien. La sainte trinité bourgeoise du civil, du pénal et du commercial, bousculée, ses codes défaits pour un autre tissage qu’il faut démêler avec les outils d’une nouvelle convention : le spontané, l’informe, le loufoque, le sublime.

Par les grands textes de Franck, c’est un carnaval populaire de déhanchements, de jets de pierres, de masques qui tombent, d’injures justifiées qui vient faire son bordel dans la bonne vieille littérature des « assis » et des « doctes » et les salons petits bourgeois. Voix, corps, gestes, musiques de la rue et des bossales.

Attention, plèbe arrive ! Marée humaine de mal vivre, d’injustice, de colère et d’aspirations. Une horde en mille « je » de zombis révoltés qui hurlent à nos tympans.

Ce qui nous appartient, l’une des œuvres les plus respectueuses de la langue créole. Dans d’autres registres, je ne lui connais d’égales que celles de Georges Castera et de Syto Cavé dans leur intention de ne pas écrire la langue, mais Sa langue. Emile Roumer aimait à dire que ce sont les écrivains qui font les langues. La preuve en est que c’est parce que le créole est une langue que Franck a fait mieux que la citer. Pour un écrivain, la fidélité à la langue consiste à en explorer les possibilités. Dans la tendresse ou la férocité.

Emile Roumer aimait à dire que ce sont les écrivains qui font les langues.

Il serait facile de démontrer que l’œuvre dans son ensemble peut être lue comme marquée par deux moments ou deux tendances : un parti pris admirable de subvertir les codes dominants de la littérature officielle dans leur lien avec les structures sociales, ce qui va asseoir la légende de « l’écrivain subversif » ; et une fois la légende acquise une tendance à produire des textes plus moïques dont le mérite est de la perpétuer. Franck aura fait des œuvres de génie. Et s’appuyant sur elles, il aura fait du Franck. Mais seuls les grands écrivains réalisent ce tour de passe-passe de tirer leur confort de leurs ruptures.

Franck était un régulier des vendredis littéraires de l’Université Caraïbe dans les années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille. Il arrivait toujours parmi les premiers, gardait trop longtemps le micro, mais écoutait aussi les autres, son ami Claude Pierre, Georges Castera, les jeunes. C’était un bonheur que ce Franck-là, apaisé, disponible, sans ressentir le besoin de trop en faire. Nous le savions, l’outrance, l’exhibitionnisme, c’étaient les formes d’un besoin de reconnaissance et d’écoute. Une fragilité s’abritant dans l’exubérance. Quelque chose de l’enfance, comme le dit joliment Dany Laferrière.

Franck est mort. Nous n’aurons plus droit à son théâtre. Je ne parle pas de ses œuvres, mais de cette mise en scène que j’évoquais plus haut. Il nous laisse justement la responsabilité la plus grande. Dialoguer avec ses œuvres, son œuvre.

Ceux qui détiennent le pouvoir d’État lui offrent des funérailles nationales au moment où ils laissent mourir son Bel Air, son Port-au-Prince, L’Artibonite, son pays. Au moment où son rêve d’abondance pour tous, de fin des inégalités semble plus que jamais menacé. Dommage que contrairement à ce qu’il disait, il n’ait pas été Dieu, mais un mauvais diable de mortel.

On l’imagine, vêtu d’outrances et d’invectives, venir faire son bordel dans la cérémonie : « Mesdames, messieurs, je vous emmerde ! C’est un crime de lèse-majesté de faire d’un oracle un vœu qui parle à reculons ».

Par 

Couverture | Photo illustrant l’auteur et peintre haïtien Frankétienne. Photo : Radio-Canada / Inconnu – 2010

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Poète, romancier, critique littéraire et scénariste, Lyonel Trouillot a étudié le droit.

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