SOCIÉTÉ

L’un est aveugle, l’autre est malvoyant. Ils forment un duo parfaitement complémentaire à Carrefour.

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Il demeure difficile d’avoir un handicap et de vouloir poursuivre une éducation de haut niveau en Haïti. Certains tentent leurs chances quand même, avec des succès éclatants ici, et relatifs par la. Mais l’État n’aide pas convenablement

Mackenson Alcé ne peut qu’imaginer et sentir le monde. L’homme débrouillard, à la vision éteinte, est étudiant en communication sociale à l’Université de Port-au-Prince. Il arpente les sentiers hostiles de la ville depuis son logis de Carrefour.

Depuis maintenant trois ans, les yeux d’Alcé sont sa camarade et amie, Miliane Loute. « Contrairement à moi, affirme le jeune homme, Miliane n’est pas aveugle, mais mal voyante. Et quoiqu’elle ne voie pas comme elle le devrait, c’est elle qui me sert de guide à chaque fois que je dois aller en cours ».

L’insécurité qui règne notamment à Martissant l’exige, les deux jeunes gens ne se rendent plus en cours depuis le début de la dernière session, précise Alcé. « Je suis des cours en ligne. Et je fais en sorte d’avoir les notes de certains camarades ».

Respectivement âgés de 31 et 30 ans, Alcé et Loute sont des boursiers de l’État via la Commission de l’Adaptation scolaire et d’Appui social (CASAS). C’est ainsi qu’après être allés à la même école secondaire, les deux jeunes gens se retrouvent maintenant à fréquenter la même université.

En cela, la CASAS du Ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle veut bien jouer son rôle auprès des jeunes en situation de handicap.

« [L’entité] est entrée dans une démarche inclusive depuis 2010, déclare Jean Henry Charles, responsable de la structure. Elle ne se limite plus à ce que les élèves et étudiants avec une déficience aillent à une école spécialisée, mais s’ouvre à une réelle campagne d’intégration scolaire ». Et ce, dans des institutions ordinaires, ajoute le responsable de la commission.

Pourtant, selon plusieurs jeunes, qui ont des déficiences différentes, le chemin vers l’atteinte des ambitions de la CASAS est encore long. En 2017, ses responsables leur ont promis de financer leurs études à l’université qu’ils auront choisie. Les jeunes se sont effectivement inscrits. Mais l’État n’a toujours pas honoré son engagement.

Des vies profondément troublées

Lorsqu’il est devenu aveugle, Alcé avait entre 15 et 16 ans. « J’étais encore en classe de huitième année fondamentale, raconte-t-il. Mes parents n’étaient pas parés à gérer un tel enfant et cela m’a coûté six ans ». Aussi, Alcé n’est plus allé à l’école jusqu’à ses 22 ans. Et il était déjà devenu un homme quand des gens ont informé ses parents de l’existence d’écoles spécialisées à l’exemple du Nouveau collège des frères adventistes. Là, il sera scolarisé jusqu’en classe de terminale.

Miliane Loute confie que petite, elle a toujours été malade aux yeux. Seulement, c’est à sa participation aux examens officiels de rhéto que les choses se sont empirées. « Mes yeux me faisaient mal, je n’arrivais pas à voir correctement. Tout est devenu trouble. De retour à la maison, la situation s’est détériorée ».

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Loute a échoué aux examens. Elle est devenue mal voyante. Et pour elle, c’était la fin.

« Je n’avais pas l’habitude de voir des personnes en situation de handicap qui allaient à l’école, dit-elle. Je pensais donc qu’il n’y avait plus d’avenir pour moi. Un proche non-voyant m’a heureusement emmenée à la Société haïtienne d’aide aux aveugles (SHAA) que j’ai intégrée par la suite et qui m’a aidée à reprendre mes études. »

Prenant en charge une quinzaine d’élèves avec des déficiences visuelles chaque année, la SHAA a également accompagné Cyndia Edmond. À 27 ans, la jeune femme aveugle vient de participer aux derniers examens du bac unique. Entre les explications de certains de ses proches qui lui disent qu’elle a eu le glaucome et d’autres, la cataracte, Edmond retient seulement qu’elle a été malade. Faisant que depuis ses deux ans, elle est aveugle.

Et pour avoir toute sa vie été ainsi scolarisée, Edmond Cyndia qualifie son parcours scolaire de difficile et d’humiliant. «Je suis d’abord alleé à Saint-Vincent où tout a été plutôt bien. Mais une fois face aux «  lekòl deyò a », cela a toujours été misère, tracas et calamités ».

Cruelle réalité

D’abord inscrite à Saint-Vincent, Edmond s’est rendue à APJ pour le niveau secondaire. Là, son premier contact avec un professeur a été plutôt brutal. « Il m’a demandé ce que je venais faire là parce que dans cette école, ce sont des cahiers et des tableaux qu’il y a. Cela m’a blessée. Tellement que je l’ai maudit ».

La suite n’allait pas être des plus tendres. « Certains professeurs essayaient de m’encadrer de leur mieux, d’autres non. Du coup, je devais incessamment demander de l’aide auprès des autres élèves. Je me sentais comme un intrus, parce que je ne pouvais faire aucune intervention pour dire si je comprenais ou pas. Et encore, le plus difficile a été de renoncer aux mathématiques. À Saint-Vincent, je travaillais les maths, et il y avait même des élèves qui étaient très brillants dans cette matière. Mais, à cette nouvelle école, les choses avaient changé. Lorsqu’il m’arrivait de demander à un professeur une explication ou de me copier une note par exemple, celui-ci me disait d’attendre. Et j’attendais pendant toute l’année ».

Étudiant en communication sociale à l’Université de Port-au-Prince en troisième année, Réginald Franklin soutient que lorsqu’il était en classe de troisième au Lycée Firmin, ses professeurs de mathématiques ne travaillaient pas non plus pour lui. « Alors que j’utilise mon ouïe pour comprendre les cours, eux-mêmes disaient « N’ap pran sa mete l sou sa l ap bay sa ». Je ne comprenais rien ».

Ce tort, Franklin l’octroie en premier lieu aux directeurs d’école. « S’ils acceptent d’accueillir des élèves vivant avec une déficience quelconque, la moindre des choses serait d’organiser des séminaires pour les professeurs afin qu’ils sachent comment s’y prendre. Car cela a des répercussions sur la performance de l’apprenant ». Et parce que la situation s’étend au-delà de la sphère écolière, l’inclusion se limite à un discours, selon lui.

Intégration au rabais

Absence de rampe, aucun ascenseur, pas de repère pour les aveugles ni de bibliothèque adaptée… « Les universités ne sont pas organisées pour les personnes handicapées », affirme Miliane Loute qui essaie tant bien que mal de poursuivre ses études depuis maintenant trois ans.

Appuyée par ses pairs, elle affirme que les handicapés s’intègrent tous seuls dans les institutions académiques. Comme c’est le cas dans les écoles, « il existe des professeurs qui nous facilitent la tâche du fait qu’ils ont l’habitude de voyager et d’avoir affaire à des étudiants handicapés. Mais cela ne suffit pas. Les devoirs devraient par exemple tenir compte de nos déficiences. Et l’informatique adaptée, prise en compte ».

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Là-dessus, Eddy Lemaire est tout à fait d’accord. « L’informatique adaptée, explique le responsable du service de l’éducation intégrée au sein de la SHAA, est un autre système d’écriture pour les personnes non voyantes qui, contrairement au braille, est compréhensible aux enseignants du système éducatif ordinaire ». C’est grâce à ce système d’écriture que des non-voyants peuvent entre autres naviguer sur le web et utiliser un ordinateur.

Sans ce strict minimum, Loute conclut que l’intégration des élèves et étudiants handicapés est complètement nulle. « En 2017, des responsables de la CASAS ont pris une vingtaine de jeunes handicapés qu’ils ont présentés comme des boursiers de l’État. Ils nous ont demandé de choisir n’importe quelle université pour y faire des études, mais la seule chose qu’ils nous donné c’est une lettre pour nous inscrire. Ils n’ont pas respecté leur engagement financier et nous avons tous payé nous-mêmes ».

À croire Loute et Alcé, plusieurs étudiants qui ont choisi des universités comme l’université Quisqueya ont dû abandonner parce qu’ils ne peuvent pas payer l’économat.

Des rêves brisés

« Je n’ai jamais souhaité faire des études en communication, affirme Loute sur un ton neutre. Je visais la médecine, plus précisément la pédiatrie parce que j’adore les enfants ».

Penser à ce qu’elle ne pourra jamais devenir en dépit de sa bonne volonté lui fait mal. Loute puise de temps à autre dans sa réserve de courage pour se montrer forte, mais elle le dit elle-même. « Naître aveugle et le devenir sont deux choses totalement différentes. Huit ans après, il m’arrive de ne pas vouloir accepter cette réalité qui est pourtant la mienne ».

Son cas se rapproche de celui de Réginald Franklin qui pour sa part, voulait devenir ingénieur. « Si j’avais été dans un autre pays j’aurais peut-être évolué dans ce domaine-là ou un autre », suppose-t-il avec regret.

S’agissant d’Alcé, la donne est tout autre. Lui-même semble plus épanoui dans son champ d’études et cela va de soi car dit-il, « en plus d’aimer les lettres, j’ai toujours eu une bonne capacité de communication. Raison pour laquelle, je me suis orienté vers les sciences humaines ». Après son bac en 2017, il avait songé à passer le concours d’entrée pour la Faculté d’Ethnologie. « J’ai deux amis handicapés qui y sont. Je me suis dit que s’ils ont pu, je le pourrai aussi ». Mais l’entité était en grève, il a changé ses plans.

Pour avoir non seulement été son seul ami au secondaire, et aussi parce qu’il a toujours su ce qu’il voulait étudier en dépit de son handicap, Loute salue l’enthousiasme d’Alcé. « Il visait l’éducation et la communication », se souvient-elle. D’ailleurs, faute de personne pour l’orienter professionnellement, elle reconnait s’être laissée influencer par Alcé. « J’ai accepté d’aller en communication comme lui. Car, cela vaut mieux que ne rien faire et je pensais pouvoir mieux m’y adapter ».

Des personnes à part entière

Dans leur interaction avec les autres, ces jeunes handicapés reconnaissent subir une surprotection de leurs proches. Et si ce comportement s’incorpore dans le quotidien de certains, comme Alcé, pour d’autres, à l’exemple de Loute, le ressenti pose problème.

« Mes parents me mettent souvent mal à l’aise parce qu’ils me donnent l’impression d’être malade dans la façon dont ils me traitent. Si être aveugle ou mal voyante est une maladie, la moindre des choses serait donc de savoir quand je serai guérie. Puisque je ne le serai jamais, je refuse de me considérer comme telle.»

Aux yeux de Franklin, il s’agit clairement de la pitié. D’autant plus que selon ce dernier, ils se font utiliser par les autorités. « Comme ils le font déjà avec les personnes handicapées du Camp la Piste, ils nous manipulent. Ils se rappellent de nous uniquement quand ils ont besoin de nous utiliser pour faire fortune.  En vrai, c’est comme si nous n’existons pas, car tous ceux qui devraient être avec nous sont contre nous ».

Toutefois, loin de lui l’idée de nier son handicap et celui de ses pairs; Franklin plaide seulement pour que par exemple « les mêmes exigences faites à une personne dite normale soient faites à une personne handicapée dans le milieu professionnel ». À ce propos, Alcé en profite pour louer certaines de ses aptitudes. « Je suis aveugle. Mais je suis aussi extrêmement bon en informatique ».

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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