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L’impunité policière en Haïti inquiète en attendant la force internationale

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L’impunité dont jouissent les policiers haïtiens depuis la création de l’institution en 1995 soulève des questions sur l’imputabilité des actions de la future force multinationale de 2 500 membres

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Porter plainte après une violence policière n’aboutit pratiquement à rien en Haïti.

Cette conclusion provient d’interviews menées avec dix victimes ayant fait des recours légaux après avoir été agressées durant la dernière décennie, ainsi que de l’analyse de trois défenseurs de droits humains.

Les témoignages recueillis par AyiboPost laissent percevoir un climat d’impunité quasi totale au sein de la Police nationale d’Haïti (PNH), à un moment où une force armée doit venir l’aider à combattre les gangs.

Les règles de l’engagement pour la force multinationale, devant être dirigée par le Kenya, ne sont pas connues.

Rien n’indique si les agents étrangers pourront comparaître devant la justice haïtienne ou devant des juridictions à l’extérieur du pays.

Mais l’impunité dont jouissent les policiers haïtiens depuis la création de l’institution en 1995 soulève des questions sur l’imputabilité des actions de la future force multinationale de 2 500 membres.

Les règles de l’engagement pour la force multinationale, devant être dirigée par le Kenya, ne sont pas connues.

«Il faut adresser la question de la responsabilité des membres de cette force le plus tôt que possible afin d’éviter que les mêmes erreurs se reproduisent», déclare Wilkenson Jean-Denis, responsable des affaires juridiques de Défenseurs Plus.

Jean-Denis se réfère aux multiples cas de violations de droits humains commis par des soldats étrangers dans le pays lors de missions précédentes, dont celle des Nations-Unies ayant introduit le choléra dans le pays en 2010.

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En 2023, Défenseur Plus avait recensé à elle seule une soixantaine de cas de violences commis par des policiers.

L’organisation de défense des droits humains accompagne la plupart des victimes dans leurs démarches judiciaires, mais aucune n’a abouti à date.

La police des polices — formellement appelée Inspection générale de la PNH (IGPNH) — ne sanctionne que très rarement les agents fautifs.

La justice, rendue dysfonctionnelle à cause des grèves à répétition, du manque de moyens et de l’insécurité, prend souvent plusieurs années avant de rendre une décision.

Rajouté à cela, la grande majorité des policiers haïtiens ne portent aucun numéro ou symbole visible permettant de les identifier individuellement, rendant toute tentative de poursuite judiciaire laborieuse.

«Cette impunité déconcertante rend les policiers violents plus confortables dans leurs méfaits», analyse Wilkenson Jean-Denis.

Il faut adresser la question de la responsabilité des membres de cette force le plus tôt que possible afin d’éviter que les mêmes erreurs se reproduisent.

Wilkenson Jean-Denis

Pourtant, la violence policière tue.

Parfois lentement. Comme en février 2015, aux environs de la Cour de cassation et du contentieux administratif (CSCCA) à l’avenue Christophe.

En marge d’une manifestation des étudiants dénonçant la hausse des prix des produits pétroliers devant la CSCCA, Chedelet Guilloux, un artiste et apprenant en philosophie, sera appréhendé par des policiers.

Sans preuve, selon ses camarades, Guilloux est accusé par des agents d’avoir mis le feu à un bus appartenant à la Cour.

L’accusation a valu sentence : Guilloux est violemment bastonné, jeté dans une cellule de prison à la Croix-des-Bouquets, où des policiers l’amputent de ses «dreadlocks», sans son accord.

Il sera éventuellement relâché, sans jamais pouvoir retrouver sa santé d’avant.

Après des années de douleurs, de maux de tête chroniques et d’abcès, Guilloux rend l’âme entre les murs d’un hôpital aux Cayes en mars 2024.

Son ami de longue date, Fresner Michel, ainsi que ses proches, tiennent la police pour responsable de sa mort.

Mais l’amertume n’accompagne pas que la mort à petit feu.

Selon Michel, aucune suite n’a été donnée à la plainte déposée contre les auteurs des violences près d’une décennie après.

Visionnez ce reportage d’AyiboPost publié en mai 2024, suite à la mort de l’activiste culturel Chedelet Guilloux en mars, environs neuf ans après avoir été arrêté et malmené par des policiers :

Souvent, la mort vient dans l’immédiat.

C’était le cas en octobre 2022, lorsque le journaliste Romelson Vilcin décède après avoir été frappé à la tête par une bombe lacrymogène lancée par un policier dans les locaux du commissariat de Delmas 33.

Selon les témoignages de l’époque diffusés dans la presse, le journaliste de la Radio Génération 2000 faisait partie d’un groupe de reporters allés apporter leur soutien à leur confrère Robest Dimanche, lui-même arrêté lors d’une manifestation.

Les journalistes se trouvent généralement au premier rang des victimes.

Lire aussi : Pour le journaliste haïtien, la violence vient d’abord de la police

Dans un rapport sorti en avril 2024, le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH) révèle qu’entre février et mars, au moins neuf manifestations populaires ont été violemment réprimées par la police sur le territoire national.

Cette vague de répression s’est soldée par la mort d’au moins quatre personnes et une quinzaine de blessés, dont huit journalistes.

Le reporter de la plateforme en ligne Vant Bèf Info Pierre Daniel Lamartinière s’est retrouvé dans la liste des victimes de violences policières deux fois en moins de trois ans.

En 2021, il avait perdu son œil gauche après avoir reçu un projectile en caoutchouc tiré par un policier lors d’une manifestation antigouvernementale au Carrefour de l’aéroport.

En février 2024, Lamartinière — également employé de la télévision de l’État — est frappé par un agent de l’unité départementale de maintien d’ordre aux environs des locaux de la primature, à Delmas 60.

Dans les deux cas, aucune suite légale n’est venue l’établir dans ses droits.

Le 20 janvier 2021, le journaliste Pierre Daniel Lamartinière,  avait perdu son œil gauche après avoir reçu un projectile en caoutchouc tiré par un policier lors d’une manifestation antigouvernementale au Carrefour de l’aéroport. | © Valérie Baeriswyl/AyiboPost

«Ce n’est pas facile de vivre ça», confie Lamartinière à AyiboPost. «Mais je fais avec, car cela fait partie des risques du métier».

Lire aussi : Ce journaliste a reçu une balle en plein œil. Il revient à la charge.

Dans le Sud, en octobre 2019, le journaliste Jacquelin François a failli laisser sa peau.

Alors qu’il s’apprêtait à couvrir une manifestation antigouvernementale aux Cayes, quatre policiers l’ont retenu de force et l’ont frappé au niveau de l’abdomen. «Je ressens encore des douleurs par moments», se plaint le professionnel.

Dans le Nord du pays, Love-Mackendy Paul, journaliste et reporter à Radio Tropikal du Cap-Haïtien a été victime de brutalité de la part d’agents du Bureau de Lutte contre le Trafic de Stupéfiants (BLTS), en marge des mouvements de protestations en février 2024.

L’un des policiers a endommagé les équipements du professionnel, après avoir pointé son arme en sa direction. Malgré des plaintes, aucun suivi n’est donné.

La police des polices — formellement appelée Inspection générale de la PNH (IGPNH) — ne sanctionne que très rarement les agents fautifs.

Les violences policières désignent toute utilisation faite par la police de sa force en dehors des cadres établis dans l’exercice de ses fonctions.

Dans plusieurs pays au monde, dont le Brésil, la France et les États-Unis, les violences policières constituent une préoccupation majeure.

Selon le site Statista, la police brésilienne est la plus violente au monde en 2022 avec près de 6 000 homicides à son compte.

En Haïti, selon des spécialistes contactés par AyiboPost, les violences policières s’intensifient particulièrement en période de manifestations populaires.

En 2022 et 2023, des dizaines de victimes ont été enregistrées dans des mouvements de revendication des ouvriers de la sous-traitance.

Lire aussi : Des policiers tuent son fils. L’État haïtien verse un million de gourdes.

Télémaque Pierre, coordinateur général du Syndicat des ouvriers du textile et de l’habillement (Sota) dit avoir été personnellement victime de brutalités policières à plusieurs reprises lors de ce qu’il qualifie de « journées noires ».

«On a l’impression que les agents ne maîtrisent pas les moyens à leur disposition», constate Pierre, dénonçant l’utilisation abusive de gaz lacrymogène et de projectiles réels contre des manifestants pacifiques.

Carnval police Champ-de-mars

Des agents de la PNH ont lancé du gaz lacrymogène pour disperser des manifestants protestant contre le déroulement des festivités pré-carnavalesques à Pétion-Ville, le dimanche 4 février 2024. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

La venue de la force multinationale préoccupe le syndicaliste.

«Nous savons que la police kényane est réputée violente. Nous sommes donc très préoccupés par les violations de droits humains qu’ils peuvent commettre», s’inquiète Télémaque Pierre.

Même des citoyens influents n’arrivent pas à forcer la responsabilisation des policiers fautifs.

En février 2024, le commissaire du gouvernement par intérim du Cap-Haïtien, Me Charles Édouard Durand, avait publiquement été agressé par des policiers de l’Unité de maintien d’ordre (UDMO) à cause d’un problème de «stationnement inapproprié».

En avril 2024, selon le concerné, le dossier était encore au stade d’enquête avant son éventuelle transmission à la justice.

Nous savons que la police kényane est réputée violente. Nous sommes donc très préoccupés par les violations de droits humains qu’ils peuvent commettre.

Télémaque Pierre

Contacté par AyiboPost, un agent de l’UDMO parle d’un manque de formation en maintien d’ordre de certains agents déployés sur le terrain. Il dénonce également des « provocations des manifestants » dans un contexte où les agents combattant les gangs ne sont pas pris en charge psychologiquement.

«Certains agents réagissent très mal aux hostilités des foules», commente le policier, pour qui cela explique des dérapages regrettables, notamment lors des manifestations.

L’impunité rend les citoyens méfiants envers l’institution policière.

À Petite-Rivière de l’Artibonite, Dordly Michel avait encore seize ans lorsqu’il a été agressé par des policiers, le 28 septembre 2016.

Après avoir «sans raison» été frappé à la poitrine par un agent, selon ses dires, l’étudiant en géographie à l’Université d’État d’Haïti (UEH) affirme «ne plus avoir confiance en la police».

Lire aussi : La bavure de trop: la PNH doit nettoyer ses rangs !

Ce problème de violence était d’ailleurs présent dès la création de la police.

En janvier 1997, un rapport publié par Human Rights Watch avait mentionné des cas de violations des droits humains commis par la police — qui avait accueilli d’anciens militaires, connus pour des cas de violations des droits humains.

Une quarantaine de personnes ont été tuées, selon l’ONG, évoquant dès cette époque, la nécessité que les autorités judiciaires et administratives renforcent la formation des agents.

En 2021, des journalistes organisent une marche pour dénoncer et protester contre la brutalité policière à leur encontre en Haïti. | © Valérie Baeriswyl/AyiboPost

De son côté, en avril 2005, Amnesty International soulignait la nécessité pour la justice haïtienne de sévir contre les responsables des violences survenues à Bourdon contre des manifestants pro-Lavalas.

Une dizaine de personnes ont alors été tuées par les forces policières.

Lire aussi : Brutalités de la PNH: Amnesty International révèle sa méthodologie à Ayibopost

Près de vingt années après, la situation est tout aussi préoccupante.

En dépit des preuves, dont des vidéos, des photos et témoignages fournis par les victimes, « l’inspection générale ne montre pas la volonté d’identifier et de punir les agresseurs », analyse Rosy Auguste Ducéna, responsable de programmes au RNDDH.

«Depuis que nous travaillons sur ce phénomène, poursuit la militante, nous n’avons aucun exemple d’une poursuite en justice soldée par une quelconque condamnation. »

Par Wethzer Piercin et Jérôme Wendy Norestyl

Jabin Phontus a contribué à ce reportage.

Image de couverture : Violence policière en Haïti contre des manifestants en fuite en 2019. | © Valérie Baeriswyl/AyiboPost


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Wethzer Piercin est passionné de journalisme et d'écriture. Il aime tout ce qui est communication numérique. Amoureux de la radio et photographe, il aime explorer les subtilités du monde qui l'entoure.

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