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Les projets irrecevables d’Haïti pour l’utilisation des millions de Duvalier bloqués en Suisse

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Les autorités suisses réclament transparence, projets de développement et maintien de la mémoire de la dictature. Michel Martelly et Jovenel Moise avaient d’autres idées, jugées inadmissibles

La Suisse cherche à restituer à Haïti 6,5 millions de dollars américains depuis près d’une décennie.

« 28 % de la somme devaient aller à la Fondation Devoir de mémoire et le reste reviendrait à l’Office pour la Protection du Citoyen, une entité publique de défense des droits humains », révèle Guylène B. Salès, secrétaire exécutive de la Fondation.

Cette proposition, discutée avec l’ambassade suisse au Centre œcuménique des droits de l’homme à Péguy-Ville en 2017, sera rejetée par l’État haïtien.

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En réalité, l’administration de Michel Martelly voulait l’argent pour organiser les élections présidentielles. Devant le refus de la représentation suisse en Haïti, l’Etat envisageait d’en faire usage pour réparer les prisons, selon Salès et la représentante d’une organisation de défense des droits-humains, consultée sur le dossier.

« Ils ont fait preuve de désinvolture quand ils ont su que l’argent ne pouvait être dépensé n’importe comment », analyse une source proche des négociations.

Le dossier sera réactivé sous la présidence de Jovenel Moïse. L’élu du Parti Haïtien Tèt Kale désirait investir les fonds dans sa Caravane du changement. La Suisse a estimé l’initiative « trop floue », rapporte la source. « Ce n’était pas un projet viable ni défini au niveau opérationnel ou stratégique », dit-elle.

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La somme, fruit de détournements massifs réalisés sous l’administration de Jean Claude Duvalier, se trouve bloquée dans le pays helvétique, depuis la chute de la dictature en 1986.

Trois ans après le séisme de 2010, un tribunal administratif suisse avait définitivement scellé le dossier, alors vieux de 27 ans. La famille de Duvalier s’en est plainte, mais la décision n’a pas bougé : cet argent siphonné dans les caisses de l’État doit retourner en Haïti.

Ambassade de Suisse en Haïti à la rue Ogé. Photo: Carvens Adelson / Ayibopost

Les autorités suisses et haïtiennes ne s’accordent pas quant à l’utilisation de l’argent.

« Ils ont fait preuve de désinvolture quand ils ont su que l’argent ne pouvait être dépensé n’importe comment », analyse une source proche des négociations.

Les Helvètes pensent qu’une partie des fonds doit être affectée à un projet permettant d’améliorer les conditions de vie de la population haïtienne et que le reste finance des projets relatifs au devoir de mémoire et au traitement du passé, selon des correspondances confidentielles transférées à des ONG et consultées par AyiboPost. Les administrations PHTK passées ont systématiquement refusé tout projet ayant rapport à l’entretien de la mémoire de la dictature, selon trois acteurs directement au courant des démarches.

En 2018, la Suisse envoie une délégation pour discuter avec les parties prenantes à Port-au-Prince. Les échanges, entravés par l’insécurité, n’ont pas fait avancer le dossier d’un iota.

« La Suisse est légalement tenue de restituer ces avoirs pour améliorer les conditions de vie de la population haïtienne ou pour renforcer l’état de droit dans ce pays et contribuer, ainsi, à lutter contre l’impunité », déclare à AyiboPost Léa Zürcher, une porte-parole du ministère des affaires étrangères suisse.

« Essentiellement, nous ne sommes jamais sortis d’un certain duvaliérisme, malgré des éclaircies démocratiques réelles »

Aujourd’hui, les travaux se poursuivent en vue d’identifier les projets qui pourront bénéficier des avoirs des Duvalier. Et pour s’en débarrasser, les Helvètes envisagent de transmettre le montant encombrant à l’UNICEF, une entité des Nations-unies.

Cette possibilité fait grincer des dents. « Idéalement, les initiatives [que le fonds va financer] devraient être déterminées par des organisations haïtiennes », propose Pascal Paradis, directeur général d’Avocats Sans Frontières Canada, une institution qui accompagne des victimes de la dictature devant les tribunaux.

Il s’agit d’une opportunité « pour reconstruire la mémoire collective en Haïti où il n’existe pas de centre ou de musée et peu d’initiatives dédiées aux victimes de la dictature, victimes qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas encore vu leurs droits établis devant la justice haïtienne », estime Pascal Paradis.

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Un rapport du gouvernement haïtien sorti moins d’un an après la chute du régime des Duvalier établit, preuves à l’appui, que le dictateur, sa famille et ses alliés ont détourné plus de 500 millions de dollars américains des caisses de l’État. D’autres documents évoquent près d’un milliard de dollars volés. Les autorités n’ont toujours pas récupéré cet argent, dont une bonne partie reste cachée à l’étranger.

Par exemple, Frantz Merceron, un ancien ministre chargé de l’économie, des finances et de l’industrie de juillet 1982 à décembre 1985, détient un compte avec plus de quatre millions de dollars américains dans une banque en Suisse. Cette somme, soupçonnée illicite bien avant la mort de l’argentier en 2005, se trouve bloquée par les autorités, mais n’a pas encore été remise à Haïti.

L’impunité qui entoure les crimes financiers commis sous Duvalier s’étend aussi aux milliers de meurtres et tortures perpétrés par les officiels de son régime. Accusé de crimes contre l’humanité, le dictateur lui-même a rendu l’âme en 2014, sans avoir été condamné par la justice.

« La culture d’impunité plonge ses racines dans la dictature et elle met en danger notre sécurité à tous »

Fin septembre 2021, le Collectif contre l’impunité et Avocats sans frontières Canada (ASFC) tentent de ranimer le dossier. Ces organisations ont déposé une pétition à la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) pour demander la reconnaissance de « la responsabilité et la sanction de l’État haïtien pour les violations de droits humains commises sous le régime Duvalier, en particulier contre les victimes ayant porté plainte ».

« Certains des hauts placés du régime sont encore vivants, d’autres occupent des fonctions officielles au sein de l’État haïtien, déclare Pascal Paradis. Beaucoup de problèmes contemporains dont la corruption, l’impunité, le fait que certaines personnes se considèrent au-dessus de la loi, les dysfonctionnements du système sont directement liés à l’absence d’État de droit sous le régime duvaliériste qui persiste encore aujourd’hui », continue l’avocat.

La plupart des victimes ne lâchent rien. Michèle Montas Dominique travaillait à la radio Haïti Inter quand des officiers du régime, lourdement armés, ont pénétré l’enceinte de la station le 28 novembre 1980. Emmenée à la caserne Dessalines, elle sera contrainte à l’exil, ainsi que dix-sept des 26 journalistes arrêtés dans le pays ce jour-là.

Les autorités suisses et haïtiennes ne s’accordent pas quant à l’utilisation de l’argent.

« La culture d’impunité plonge ses racines dans la dictature et elle met en danger notre sécurité à tous », déclare Michèle Montas Dominique lors d’une entrevue avec AyiboPost. Selon la journaliste, cette culture d’impunité permet multiples massacres et d’assassinats, dont celui de l’ancien président Jovenel Moïse, en juillet 2021.

« Essentiellement, nous ne sommes jamais sortis d’un certain duvaliérisme, malgré des éclaircies démocratiques réelles », analyse Michèle Montas dont le mari, Jean Dominique a été tué en 2000. L’enquête sur ce meurtre hypermédiatisé reste infructueuse, 22 ans après.

 

Photo de couverture : Après son retour en Haiti, l’ancien dictateur Jean Claude Duvalier et son fils rencontrent le président Michel Martelly. Crédit | PC / Radio Canada

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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