SOCIÉTÉ

En Haïti, les orphelinats accueillent des « orphelins » dont les parents sont vivants

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1/3 du secteur amasse officiellement plus de 100 millions de dollars chaque année, sans compter les donations non comptabilisées

Sadieu, une femme de 52 ans vit avec son mari Fanius dans la localité de Petit-Paradis à Trouin. Tenaillé par la précarité économique, le couple s’est vu contraint de confier deux de leurs neuf enfants à un orphelinat de la localité de Fauché en 2016.

Ce sont les mêmes besoins qui ont poussé Assezlhomme César à placer sa fille alors âgée de six ans dans l’orphelinat de l’Église de la Compassion de la bible à Kenscoff en 1987. Adeline César est morte à 39 ans calcinée dans l’incendie de la structure en février dernier.

Assezlhomme César rapporte que sa fille n’avait aucun handicap, à part une crise d’épilepsie. Devenue adulte, elle a continué à vivre dans l’orphelinat et à prendre soin des enfants sans être payée.

Selon des chiffres de l’ONG Lumos, 30 000 enfants sont placés dans des orphelinats en Haïti. 1/3 de ces structures, souvent religieuses, reçoivent entre 90 et 100 millions de dollars américains d’aide de la part d’organismes et d’individus étrangers. Il n’y a aucune comptabilité pour les 2/3 restants.

Généralement bien portants, des parents se trouvent obligés d’abandonner leurs enfants à ces institutions, parce qu’ils sont incapables d’en prendre soin. Alors que ces orphelinats collectent des millions, les maisons d’accueils sont souvent démunies et peu équipées. Les enfants et jeunes adultes sont parfois utilisés sans rémunération. La plupart sont abusés sexuellement.

« Des études menées à travers le monde ont prouvé que sur chaque trois mois passés dans un orphelinat, l’enfant perd un mois de son développement », soutient Eugene Junior Guillaume, responsable de Lumos en Haïti. L’environnement peut, selon Guillaume, impacter négativement le rendement scolaire de l’enfant, sa mobilité sociale et sa chance de réussir dans la vie.

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Adeline César a passé son enfance et sa jeunesse dans un orphelinat. Presque dans la quarantaine, la dame n’avait pas de métier et ne voyait aucun futur au-delà de l’institution. César était encore considérée comme une orpheline sous assistance jusqu’à sa mort.

Impuissance des parents

Le responsable de « maisons d’enfants » à l’Institut du Bien être social et de la recherche, Vanel Benjamin, dévoile que l’institution ne parvient pas à effectuer son travail d’inspection en raison d’un manque de moyens.

Selon le décret-loi du 22 décembre 1971, «  les maisons d’enfants sont habilitées à recevoir et à prendre en charge les mineurs appartenant à l’une de ces catégories : enfants orphelins, enfants abandonnés, enfants nécessiteux et enfants souffrant d’une irrégularité d’ordre physique ou mental ».

80 % des enfants placés dans un orphelinat en Haïti ont au moins un parent vivant, souligne Eugène Junior Guillaume.

Marc Antoine Maisonneuve est avocat. Il a travaillé pour porter le dossier de l’incendie de Kenscoff par-devant les autorités judiciaires, avant d’être limogé par les parents. Il explique que « tous les enfants péris dans l’incendie avaient des parents vivants ». Il en veut pour preuve le fait qu’ils se sont tous manifestés après le sinistre pour obtenir justice et réparation.

Eustache Arismé prend place parmi ces parents. L’homme qui travaille et vit à Delmas a perdu deux filles « en bonne santé » dans le sinistre. Il ne savait pas que l’orphelinat n’avait pas d’accréditation. D’ailleurs, seulement 35 des 756 maisons d’enfants recensées à travers le pays sont munies d’une autorisation de fonctionnement de l’État haïtien, selon la directrice de l’IBESR Arielle Jeanty Villedrouin. L’institution aurait déjà fermé une petite centaine, d’après Vanel Benjamin.

Le responsable de l’orphelinat de l’église de la Compassion de la bible, Andrew Pereira, disposait de près de 7 millions de dollars pour faire fonctionner l’institution. Pourtant, c’est une bougie — à cause d’un problème d’électricité — qui occasionnera l’incendie, selon ses explications. Des témoignages recueillis sur place font état d’un orphelinat insalubre et sans équipements : pas même un extincteur n’a été trouvé pour éteindre l’incendie qui a réclamé la vie de 15 personnes dont 13 enfants.

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Après trois ans dans l’orphelinat de Fauché, les deux enfants de Sadieu sont devenus si maigres que la dame, éprise de pitié, a décidé, conjointement avec son mari, de les garder à la maison, malgré les manques qui font rage dans ce foyer.

En réalité, selon Eugene Junior Guillaume, la majorité des orphelinats ne sont pas motivés par l’avenir des pupilles en soi, mais par le « marché » qui offre de sérieuses opportunités d’enrichissement.

Des enfants abusés 

L’autre fléau qui ronge l’industrie des orphelinats concerne les abus. Selon l’article 35 du décret-loi du 22 décembre 1971, la maltraitance est l’une des causes qui peuvent conduire les autorités à procéder au retrait de l’autorisation de fonctionnement d’une maison d’enfants. Dans la réalité, cette disposition n’est guère respectée.

Orpheline de mère et abandonnée par son père, Jesula, originaire de Côtes de fer, a été placée à l’âge de 10 ans dans une maison d’enfants à Léogane. Le centre ne comptait que 6 enfants, et Jesula, étant la plus grande, devait prendre soin des autres.

Elle avait pour responsabilité de s’occuper de la cuisine, de laver les vêtements et de faire le ménage dans cet espace où il n’y avait pas d’employés pour s’occuper de ces tâches. « Si à 7 h 30, on n’avait pas fini toutes les tâches ménagères, on ne nous laisse pas aller à l’école », dit-elle.

Jesula a enduré des supplices pendant quatre ans, jusqu’à ce qu’elle prenne la fuite à l’âge de quatorze ans et pour rejoindre sa tante dans la localité de Dufort. Elle explique n’avoir jamais vu la présence d’une quelconque autorité de l’État dans cette maison d’enfants pendant les quatre ans qu’elle y a passés.

Pourtant la loi fait obligation à l’IBESR de contrôler régulièrement le fonctionnement de ces orphelinats en envoyant des inspecteurs vérifier les conditions générales de l’institution.

Eugene Junior Guillaume souligne que la vie de bon nombre de ces enfants est comparable à celle des « restavèk » au sein des familles. « Ils sont tous séparés de leur famille. La seule différence est que le restavèk se retrouve au sein d’une famille qui le maltraite et celui qui est placé dans un orphelinat est dans un enfermement où il est victime de ces mêmes types d’exploitation. En fuyant une situation de restavèk, l’enfant peut se retrouver dans un orphelinat et en fuyant l’orphelinat, l’enfant atterrit [souvent] dans le restavèk. »

Guillaume souligne qu’en pareilles conditions, « les abus physiques, émotionnels et même sexuels sont courants ». En mars 2018, l’Unité des Journalistes d’Investigation sur la corruption et d’autres problèmes systémiques a révélé que le pasteur Merilus Pierre abusait sexuellement de 13 mineurs placés dans son orphelinat (the goodness of God) à Bon repos, commune de la Croix-des-Bouquets. La plus jeune des victimes était âgée de 9 ans, selon les enquêteurs.

Le concerné serait aujourd’hui en fuite. L’IBESR a fermé les portes de l’orphelinat qui abritait 51 enfants en octobre 2018.

Pour expliquer la lenteur de l’IBESR, Vanel Benjamin soutient que « les inspecteurs sont là et payés, mais ils peinent à se rendre sur le terrain pour contrôler ce qui se passe au sein des orphelinats par le simple fait que l’institution souffre d’un manque de véhicules ».

Régulièrement, des orphelinats dirigés par des citoyens étrangers sont impliqués dans des scandales d’abus sexuels en Haïti.

Samuel Celiné

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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