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Les marchés « binationaux » profitent d’abord et surtout aux Dominicains

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Les villes limitrophes d’Haïti avec la République Dominicaine ont chacune un marché « binational ». Ces marchés qui accueillent des commerçants haïtiens ont été créés par les voisins dominicains dans le but d’écouler leurs produits dans le pays. Ainsi, des commerçants haïtiens font régulièrement le déplacement durant les jours de marché pour s’approvisionner des flux de produits dominicains

Vendredi, 11 heures. Des dizaines de commerçants font la navette près de la frontière Belladère-Elias-Piñas. Un nombre impressionnant de véhicules – tap-tap, camions, motocycles – assure le transport des marchandises provenant de la République voisine vers la douane de Belladère. Là, on y prélève une taxe, appelée par le maire de la ville, Macklish Ledoux, « redevance communautaire. » Ce prélèvement dépend de la taille du véhicule et de la quantité de marchandise transportée.

Les Dominicains veulent tout faire pour augmenter leur part de marché, faire pencher encore plus la balance commerciale en leur faveur. Ils ont même proposé, le 21 février 2019, l’augmentation du nombre de jours de fonctionnement des marchés. Cette proposition a été faite par le ministre dominicain de la Défense, Rubén Darío Paulino et a été rejetée par les autorités haïtiennes qui exigeaient la révision de certaines conditions du marché. Officiellement, le marché se tient les lundi et vendredi de chaque semaine.

Marché binational ou marché frontalier ?

À la suite de l’embargo imposé à Haïti par l’Organisation des Nations-Unies en 1991, la République Dominicaine était le seul pays où Haïti pouvait s’approvisionner.  D’étroites relations commerciales entre les deux parties de l’île ont ainsi pris naissance.

On dénombre quatre points frontaliers officiels pour le marché. Ils sont ainsi classés en termes de volume d’échange : Malpasse-Jimani ; Ouanaminthe-Dajabón ; Belladère-Elías Piñas ; Anse-à-Pitre-Pedernales. « Ces lieux d’échanges commerciaux n’ont aucun des critères propres aux marchés binationaux », déclare le maire de la ville de Belladère.

« À part ces lieux déclarés officiels par les autorités du pays, d’autres points frontaliers (non officiels) trafiquent des produits dominicains dans le pays », révèle Watson Denis, professeur d’histoire de la Caraïbe et des relations internationales à l’Université d’État d’Haïti.  Le professeur ajoute que le marché n’a pas le caractère binational qu’on lui attribue. « Non seulement le pays n’a pas de produits suffisants pour attirer le peuple voisin, mais aussi, il n’existe aucun marché sur les villes frontalières haïtiennes où les Dominicains peuvent s’approvisionner de nos produits. »

Le premier critère qui devait régir le fonctionnement d’un marché binational c’est qu’il doit être réalisé sur un terrain neutre défini par les deux Républiques. « Le marché demeure un marché frontalier avec des particularités propres aux Dominicains », précise Shella Chauvette, directrice de la mairie de Belladère.

En plus, les marchés sont strictement organisés dans les villes frontalières dominicaines. On voit des commerçants haïtiens faire la ruée pour passer le portail dominicain afin de se rendre au marché (Elias-Piñas). Des gardes dominicains sillonnent l’espace pour vérifier les moindres détails apportés par les commerçants haïtiens. « L’interdiction des produits haïtiens dans le marché est aussi une réalité flagrante et quotidienne qui va à l’encontre de l’étiquette marché binational », ajoute Shella Chauvette. Les Dominicains élaborent les principes qui régissent le fonctionnement du marché à leur guise, dit-elle.

Un marché au bénéfice de la République Dominicaine 

« Les produits à base de clairin haïtien, la cigarette, le rhum, la bière, et l’ail violet sont, entre autres, les produits interdits par les Dominicains », précise David Fleuriscat, coordonnateur de l’organisation des commerçants haïtiens sur la frontière haitiano-dominicaine (OCOHFHAD). Les autorités du pays, précisément celles de la mairie de Belladère, n’y peuvent rien contre cette situation malgré les négociations entreprises avec les autorités dominicaines. Les stocks de pèpè et des vêtements venant du pays sont les seules marchandises autorisées par les commerçants haïtiens.

Le marché d’Elias-Piñas n’a rien à envier aux autres marchés du pays, sauf sa propreté. « Les marchands haïtiens qui s’y installent contribuent en moyenne entre deux cents à trois mille pesos en fonction du volume de leur commerce », dit Fleuriscat. De multiples conteneurs, ouverts durant les jours de marché, stockent des produits dominicains destinés à Haïti.

La République Dominicaine renforce davantage son marché avec la présence de la Migration, du ministère de la Défense, de l’armée et du ministère du Commerce. Ils ont même construit un mur frontalier séparant leur territoire d’Haïti. « Leur dispositif étatique contrôle tout », s’alarme la directrice de la mairie de Belladère qui déplore le comportement des autorités haïtiennes, souvent en quantité minoritaire dans les discussions bilatérales à propos des principes régissant le marché.

Selon le journal dominicain Listin Diario, Haïti est le deuxième marché de destination des exportations dominicaines après les États-Unis. Le ministre des Affaires étrangères dominicaines, Miguel Vargas Maldonado avait déclaré que la gestion de ce marché constituait une priorité pour son pays.

Aussi, la République voisine a tout fait pour augmenter le volume de son exportation dont la valeur était estimée en octobre 2018 à 9000 millions de dollars américains selon les données du Centre d’exportation et d’investissement de la République Dominicaine (CEI-RD). Marius de León, directeur exécutif de cette institution, projette que les exportations dominicaines dépasseront bientôt les 11 milliards de dollars américains.

Des villes parasites

La plupart des richesses, les services publics et la capacité administrative d’Haiti sont concentrés dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. La région frontalière d’Haïti, largement isolée de la capitale est aussi touchée par des problèmes d’inégalités d’ordre social et politique.

Les villes frontalières du pays sont pour la plupart quasi-dépendantes de la République Dominicaine et de leurs produits. Lascahobas, Hinche, Mirebalais sont des villes qui s’approvisionnent fortement, les lundis et vendredis, en produits alimentaires du côté de la frontière de Belladère. Grand-Gosier, Thiotte, Belle-Anse font pareil à la frontière haitiano-dominicaine d’Anse-à-Pitre. Ce constat est aussi une réalité à Malpasse et à Ouanaminthe. Le professeur Watson Denis a fait savoir que le marché haïtien est très important pour l’agro-industrie dominicaine. « Haïti représente un marché de consommateurs non négligeable pour les Dominicains. »

Une tentative de contrôle haïtien avortée

Harry Bruno, maire d’Anse-à-Pitre, a tenté de poser certaines conditions pour le fonctionnement du marché avec son homologue dominicain à Pedernales. « Cette tentative n’a pas porté fruit », confie l’édile d’Anse-à-Pitre qui avoue que parfois sa ville dépend des soins d’urgences dans les hôpitaux à Pedernales.

À Anse-à-Pitre, nombreux sont les enfants haïtiens qui traversent leur ville pour fréquenter les établissements scolaires dominicains. Les barrières linguistiques n’existent presque pas dans nos villes frontalières haïtiennes qui adoptent l’espagnol comme leur deuxième langue officielle.

Les villes frontalières haïtiennes sont des régions à fortes potentialités. Leur développement économique peut être obtenu au moyen d’échanges commerciaux équitables. Néanmoins, le vide créé par l’absence de l’État haïtien favorise un contexte d’échange inéquitable et parfois illégal où la contrebande règne en maître du jeu.

Photo couverture: Des Haïtiens traversant la frontière pour participer au marché binational. – Crédit : Union Européenne 

Journaliste à AyiboPost. Communicateur social. Je suis un passionnné de l'histoire, plus particulièrement celle d'Haïti. Ma plume reste à votre disposition puisque je pratique le journalisme pour le rendre utile à la communauté.

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