Des foyers de gangs terrorisent ces îles, peuplées massivement par des Haïtiens fuyant l’insécurité et la précarité en Haïti. Des compatriotes sur place font état de la situation à AyiboPost
Des Haïtiens immigrés aux Îles Turques et Caïques s’inquiètent pour leur avenir à la suite de déclarations des autorités liant cette communauté à une augmentation de la violence sur le territoire.

L’archipel des Turques-et-Caïques
Fin juillet dernier, trois personnes sont mortes et une dizaine d’autres ont été blessées dans une attaque armée survenue dans une boîte de nuit à Providenciales, principal centre économique et touristique des Îles Turques et Caïques.
Ce drame, considéré par les autorités locales comme la première tuerie de masse sur l’archipel, a suscité de vives émotions au sein de la population.
« Nous sommes désormais confrontés à des meurtres de type gangster, et une grande partie de cette violence semble se concentrer dans nos communautés haïtiennes », a déclaré le Premier ministre Charles Washington Misick lors d’une conférence de presse tenue dans la foulée du drame.
Misick a appelé la communauté haïtienne à collaborer avec la police, affirmant que certains de ses membres détiennent des informations sur la manière dont les armes sont introduites clandestinement dans les Îles Turques et Caïques (TCI).
Ces déclarations ont alimenté l’inquiétude de certains membres de la communauté haïtienne aux TCI, qui se sentent de plus en plus stigmatisés et régulièrement visés par des locaux, selon quatre expatriés haïtiens joints par AyiboPost.
Guyvenson Laine, vingtenaire, a quitté Haïti en 2021 pour les TCI à la recherche d’opportunités après plus de cinq ans d’études universitaires qui n’avaient débouché sur aucun emploi en Haïti.
L’homme a d’abord travaillé dans la construction avant de devenir chauffeur de camion. Bien qu’il soit actuellement en situation régulière dans le pays, Laine observe l’émergence d’un sentiment anti-haïtien qui tend à se renforcer ces derniers temps aux TCI.
Ces déclarations ont alimenté l’inquiétude de certains membres de la communauté haïtienne aux TCI, qui se sentent de plus en plus stigmatisés et régulièrement visés par des locaux, selon quatre expatriés haïtiens joints par AyiboPost.
« Les habitants suivent de près l’actualité haïtienne », affirme-t-il, estimant que cette perception négative est étroitement liée à l’image du pays, largement ternie par les exactions des gangs.
Alex est arrivé aux TCI en 2014. Selon lui, la plupart des Haïtiens sont humiliés dans ce pays. « Cela me choque et me préoccupe grandement », souligne-t-il, bouleversé à l’autre bout du fil.
Pour lui, au moindre acte de banditisme ou d’homicide, les natifs de l’archipel pointent du doigt les Haïtiens et leur en attribuent la responsabilité.
Situées au nord d’Haïti, les Îles Turques et Caïques sont surtout connues pour leurs plages de sable blanc et leurs eaux turquoise.
En 2012, la communauté haïtienne représentait 34,7 % de la population totale, contre 38,9 % d’autochtones. La population globale est estimée à près de 50 000 habitants en 2023.Des Haïtiens ont réussi à s’intégrer dans la politique, la vie sociale et économique.
En plus des immigrés haïtiens, les Îles Turques et Caïques comptent des Dominicains, des Américains, des Bahaméens, des Cubains et des Britanniques venus pour le travail, la retraite ou les études.
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Selon Eliphat Registre, entrepreneur arrivé en 1999 et ayant pris la nationalité du pays, les citoyens haïtiens naturalisés représentent une part significative de l’électorat lors des élections locales.
« Nos votes comptent. Ils sont très représentatifs sur l’archipel », indique-t-il à AyiboPost.
Ces dernières années, les violences et la situation économique précaire en Haïti ont poussé des milliers d’Haïtiens à fuir le pays, abandonnant leurs emplois et parfois leurs familles.
Privés de moyens, certains choisissent la clandestinité en s’embarquant sur des navires fragiles à la recherche de meilleures conditions de vie dans des territoires voisins.
Depuis des décennies, les Îles Turques et Caïques constituent l’une des principales destinations des familles haïtiennes.
En février 2013, Haïti a ouvert son premier consulat sur l’archipel.
À l’invitation du gouvernement haïtien, en 2013, le gouverneur des TCI, Damian Rick Todd, a effectué une visite en Haïti pour discuter notamment des questions migratoires et des possibilités de coopération entre les deux pays.
Mais l’arrivée massive de migrants haïtiens en situation irrégulière préoccupe les autorités.
Récemment, en réponse à cette vague migratoire clandestine, elles ont annoncé suspendre pour six mois la délivrance de nouveaux permis de travail et de visas à de nouveaux arrivants haïtiens.
Une décision qui inquiète les membres de la communauté haïtienne, mais qui s’explique par la hausse de l’immigration irrégulière et de la criminalité, selon les autorités.
En 2022, le Premier ministre Washington Misick avait déjà pointé les migrants irréguliers en provenance d’Haïti comme une source potentielle de la montée des violences.
La même année, la police jamaïcaine a été sollicitée pour aider à gérer la situation.
Selon un rapport du service du Parlement britannique publié en 2022, cette montée de la criminalité s’inscrit dans une dynamique régionale marquée par des trafics transnationaux incluant des armes et des drogues.
Le rapport évoque également la pauvreté, le manque d’emplois et les inégalités aux Îles Turques, qui constituent un terreau fertile à la violence.
Il n’existe pas de données claires sur les communautés spécifiquement affectées ou impliquées dans ces crimes.
Cependant, le rapport souligne que la situation de la communauté haïtienne illustre certains des problèmes sociaux mis en avant par le gouvernement, tels que la pauvreté, le chômage et les emplois précaires, qui peuvent favoriser des comportements criminels.
De plus, Providenciales et Grand Turk, où réside une grande partie de la communauté haïtienne, concentrent la majeure partie des crimes commis.
L’augmentation des violences aux Îles Turques remonte au moins à 2019.
Cette année-là, treize personnes ont été assassinées.
Une tendance qui s’est poursuivie en 2020 avec 22 cas d’assassinats contre treize en 2021.
Des chiffres qui révèlent un taux d’homicides élevé compte tenu de la taille de la population.
La migration haïtienne sur ces îles date au moins du XIXᵉ siècle, lorsque des Haïtiens venaient y travailler dans la production de sel.
Mais en réalité, les liens entre les deux territoires remontent à la période précolombienne.
Les Lucayens, branche des peuples Taïnos qui vivaient en Amérique avant l’arrivée des Espagnols, sont considérés comme les premiers habitants des Îles Turques et Caïques.
Au début du XVIᵉ siècle, les Espagnols envahissent la région et réduisent les autochtones Lucayens en esclavage.
Dans les années 1500, ces derniers sont capturés et déportés sur l’île baptisée Hispaniola par les Européens, abritant aujourd’hui Haïti et la République dominicaine.
Vers 1512, les populations encore présentes sur place furent contraintes de partir vers les Bahamas ou décimées par les maladies introduites par les envahisseurs.
Plus d’un siècle après cette invasion, un processus de repeuplement s’amorce autour des années 1600, lorsque des Européens venus des Bermudes s’installent sur place, accompagnés d’Africains réduits en esclavage, afin d’exploiter les mines de sel, l’une des principales industries de l’époque.
Mais l’abolition de l’esclavage au sein de l’empire britannique en 1834 entraîne un déclin économique et l’abandon de ces installations.
Ainsi, les anciens esclaves s’installent sur les îles et se lancent eux-mêmes dans la production de sel.
Aujourd’hui, les Haïtiens qui se réfugient sur ces îles fuient la violence des gangs, le chômage et les catastrophes naturelles dans leur pays natal.
Tout semblait bien se passer pour Jean Nesly Calixte, professionnel en électricité, arrivé aux TCI au début des années 2010.
À l’instar de ses compatriotes déjà installés, il était parti à la recherche de nouvelles opportunités.
Sur place, il découvre un pays attrayant offrant de nombreuses perspectives d’emplois.
« Je me sens bien ici. Je vis mieux depuis que j’ai quitté Haïti », affirme-t-il, soulignant toutefois être préoccupé par la montée des crimes sur les Îles Turques et Caïques.
Aujourd’hui, les Haïtiens qui se réfugient sur ces îles fuient la violence des gangs, le chômage et les catastrophes naturelles dans leur pays natal.
Quoique nombreuse, la communauté haïtienne fait face à une grande précarité économique et sociale marquée par le chômage, le travail irrégulier, le manque d’accès aux services de base et une crainte permanente d’expulsion.
Selon les Nations unies, seuls 20 % des Haïtiens vivant aux Îles Turques et Caïques détiennent une résidence permanente.
Les abris de fortune où s’installent de nombreux migrants haïtiens sont souvent perçus comme des foyers de gangs.
Bien qu’il souffre de la stigmatisation visant certains membres de la communauté haïtienne, Alex ne dédouane pas totalement ses compatriotes.
Pour lui, la situation est aussi liée au fait que « des Haïtiens sont parfois impliqués dans des affrontements armés, des homicides ou des manœuvres illégales », explique-t-il.
Selon lui, ces manœuvres illicites contribuent à durcir la politique migratoire sur l’archipel.
En août dernier, à Duck Yard — un quartier informel principalement haïtien situé derrière Kew Town sur l’île de Providenciales — l’État a autorisé la démolition, sans dédommagement, d’une vingtaine de maisons de migrants haïtiens construites illégalement sur des terrains appartenant à des natifs de l’île, selon Alex.
AyiboPost a contacté le ministère haïtien des Affaires étrangères ainsi que le gouvernement des Îles Turques et Caïques.
Ils n’ont pas réagi avant la publication de cet article.
Quoique loin d’Haïti, Laine dit porter le poids de l’instabilité du pays.
« Parfois, la situation d’Haïti engendre des regards de haut et même des agressions verbales de la part des habitants des Îles Turques et Caïques », témoigne Laine à AyiboPost.
L’homme se rappelle un épisode survenu il y a deux ans où, lors d’une friction avec son patron au sujet d’un salaire qui tardait à venir, celui-ci lui a lancé vertement : « Pourquoi ne retournes-tu pas dans ton pays gangstérisé ? »
Mais pour ce citoyen haïtien, retourner en Haïti n’est pas une option.
« J’aime beaucoup mon pays, lance-t-il, mais je préfère aller plus loin plutôt que d’envisager un retour au bercail. »
Par : Wethzer Piercin , Junior Legrand & Rolph Louis-Jeune
Couverture | Vue d’un bateau abandonné sur la côte. Photo : Freepik
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