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Les gangs taxent les cadavres à Port-au-Prince

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Cette marchandisation de la mort marque le stade ultime de l’économie prédatrice des bandits

À Port-au-Prince, des gangs prennent le contrôle des cimetières et extorquent les familles souhaitant y enterrer leurs proches.

Jusqu’en 2021, le Grand Cimetière de Port-au-Prince, vieux de plus de 250 ans, ainsi que ceux de Douillard à Cité Soleil, de Delmas 34 et de Carrefour, accueillaient un grand nombre d’inhumations.

Cimetière de Port-au-Prince. Photo Jean Feguens Regala pour AyiboPost

Aujourd’hui, ces cimetières sont tous passés sous le contrôle de gangs armés.

Selon un entrepreneur de pompes funèbres contacté par AyiboPost ayant requis l’anonymat, les familles versent parfois plus de 2 000 gourdes aux gangs afin d’obtenir l’accès nécessaire pour déposer la dépouille de leurs proches au cimetière de Port-au-Prince.

L’entreprise funéraire de cet entrepreneur, située rue Fleury Battier, au bas de la ville, a cessé ses activités depuis les attaques perpétrées par des gangs armés en février 2024.

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Les familles acceptent de payer pour avoir accès au cimetière, confie à AyiboPost un autre entrepreneur informé de la pratique.

« D’abord, nous nous entendons avec les familles des défunts pour les formalités, puis nous contactons l’équipe du gang qui contrôle le cimetière, afin d’éviter tout malentendu le jour des funérailles. Une fois leur accord obtenu, nous poursuivons le processus », révèle ce deuxième entrepreneur à AyiboPost.

La vie a déserté la rue de l’Enterrement, autrefois centre névralgique des activités funéraires.

Un homme au cimetière de Port-au-Prince frappe avec un marteau sur une tombe pour y insérer un cercueil. Photo de Jean Feguens Régala pour AyiboPost.

Les ambulances, qui transportaient habituellement les corps, se réfugient désormais dans la ruelle Jérémie, non loin du quartier de Bois-Verna.

Autrefois, les responsables de la mairie de Port-au-Prince percevaient les taxes au cimetière. Mais depuis février 2024, ce sont les gangs qui fixent les montants et se chargent de collecter l’argent.

Il faut désormais passer par eux pour toute inhumation.

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Selon un homme d’affaires impliqué dans ces pratiques, contacté par AyiboPost, les maisons funéraires ne réalisent plus de rituels mortuaires. Il n’y a ni corbillard ni fanfare. Seuls un ou deux membres de la famille accompagnent le défunt vers sa dernière demeure.

Un corbillard stationné à la ruelle Jérémie devant l’ancien local de l’école de l’hôtellerie d’Haïti, mai 2025. Photo : Fenel Pélissier pour AyiboPost

Ces mesures visent à éviter tout incident avec les gangs, poursuit cette source.

Les proches des défunts peuvent accomplir les formalités eux-mêmes en payant l’entrée du cimetière, ou bien confier la tâche à l’entreprise funéraire, explique pour sa part un ancien directeur du cimetière de Port-au-Prince, interviewé par AyiboPost et souhaitant rester anonyme pour des raisons de sécurité.

D’autres cimetières de la région métropolitaine sont simplement devenus inaccessibles.

Les maisons funéraires ne réalisent plus de rituels mortuaires. Il n’y a ni corbillard ni fanfare. Seuls un ou deux membres de la famille accompagnent le défunt vers sa dernière demeure.

C’est le cas du Parc du Souvenir, le plus grand cimetière privé du pays, situé à Torcel, fief du gang Kraze Baryè dirigé par Vitelhomme Innocent.

L’entreprise n’est pas totalement fermée, mais elle a subi des dommages, explique un responsable joint par téléphone par AyiboPost.

Selon l’administrateur du Parc, qui préfère rester anonyme par crainte de représailles, l’entreprise a été victime, en 2024, du vol de plus de 1 800 chaises, ainsi que de panneaux solaires et de génératrices dérobés par les gangs opérant dans les environs.

« Nous avons enregistré des pertes estimées à près de 500 000 dollars américains », déclare-t-il, ajoutant qu’en raison de la difficulté d’accès, le Parc du Souvenir propose désormais son service d’incinération de manière très sélective.

L’entreprise dispose de plus de 8 000 caveaux. Et en temps normal, l’inhumation d’un défunt y coûte jusqu’à 2 800 dollars américains.

Pour enterrer leurs proches, certaines familles se tournent désormais vers les cimetières de Turgeau et de Fragneau-Ville, à Delmas 75, encore en activité dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince.

Celui de Fragneau-Ville est en service depuis 2022, mais les inhumations y sont officiellement enregistrées dans un registre à partir de janvier 2025.

Des corps installés dans une chambre froide. Photo: Georges Harry Rouzier  pour AyiboPost

« Au début, le cimetière était peu fréquenté, car les gens pensaient qu’il était réservé aux pauvres et aux indigents. Mais depuis que les autres cimetières du centre-ville sont devenus inaccessibles, nous accueillons plus d’inhumations qu’auparavant », explique à AyiboPost Floriant Maxo, directeur du cimetière de Fragneau-Ville.

Le cimetière de Fragneau-Ville a enregistré une vingtaine d’inhumations en avril, contre quinze en février, selon le directeur. Certains samedis, l’espace accueille jusqu’à cinq funérailles. Un chiffre qui, pour Maxo, témoigne de la fréquentation croissante du lieu.

Pour répondre à cette demande, les responsables ont fait construire des caveaux supplémentaires. Ces caveaux sont organisés en étages, empilés les uns sur les autres. Il faut monter sur des échafaudages pour y déposer les corps.

Les responsables fixent la location des caveaux à 50 000 gourdes par an. Les frais d’accès, quant à eux, sont fixés à 5 000 gourdes et perçus par la mairie de Delmas.

Le cimetière de Fragneau-Ville a enregistré une vingtaine d’inhumations en avril, contre quinze en février, selon le directeur. Certains samedis, l’espace accueille jusqu’à cinq funérailles. Un chiffre qui, pour Maxo, témoigne de la fréquentation croissante du lieu.

Les prix de location varient selon les cimetières.

À Turgeau, le cimetière est géré par l’administration du conseil d’administration de la section communale (CASEC) de la première section de cette commune.

Ce contrat de bail peut durer jusqu’à cinq ans, selon les souhaits de la famille du défunt, et peut être renouvelé à son terme. Ceux qui ne disposent pas de caveau doivent payer jusqu’à 50 000 gourdes par an pour en louer un.

Après expiration, les familles peuvent demander à déplacer les ossements ou à les faire placer dans la tombe universelle du cimetière. Elles peuvent aussi demander à les reprendre chez elles, une pratique coûtant jusqu’à 20 000 gourdes, mais en apparente violation du Code Pénal haïtien.

Un homme, dans le cimetière de Port-au-Prince, s’appuie sur une tombe, la main posée sur la tête. Photo: Georges Harry Rouzier  pour AyiboPost

Un jeune professionnel confie à AyiboPost avoir dû payer 50 000 gourdes pour louer un caveau au cimetière de Turgeau afin d’y déposer la dépouille de sa mère, décédée au début de 2025.

Pourtant, selon cet homme qui souhaite garder l’anonymat, l’inhumation ne lui aurait rien coûté si la famille avait pu utiliser le caveau familial du Grand Cimetière de Port-au-Prince.

À Petite-Rivière, dans l’Artibonite, « personne ne se rend dans les cimetières situés dans les zones contrôlées par le gang Gran Grif », révèle à AyiboPost le magistrat Dort Lereste. Selon l’édile, les habitants se tournent désormais vers le cimetière principal situé au centre-ville.

Selon le dernier rapport trimestriel du Bureau intégré des Nations Unies, publié le 30 avril dernier sur la situation des droits humains en Haïti, au moins 1 617 personnes ont été tuées au premier trimestre de l’année.

Plus d’un million de personnes sont déplacées, et plus de la moitié de la population a besoin d’aide humanitaire.

Le 2 mai dernier, les États-Unis ont désigné la coalition Viv Ansanm ainsi que le gang Gran Grif qui terrorise l’Artibonite, comme organisations terroristes.

Les difficultés d’accès aux cimetières pèsent lourdement sur la bourse de citoyens déjà en grande précarité.

Les gangs installent des péages et font payer le passage des morts.

« Après avoir fait le plein, je dois prévoir au moins 15 000 gourdes rien que pour payer les différents postes de péage sur le trajet jusqu’à Carrefour [par exemple] », témoigne à AyiboPost le responsable de l’entreprise funéraire de la rue Fleury Battier mentionné plus haut.

Des caveaux en construction au cimetière de Fragneau ville à Delmas 75, mai 2025. Photo Diego André

En 2021, on pouvait organiser des funérailles avec 100 000 gourdes. « Mais aujourd’hui, même 150 000 gourdes ne suffisent plus. Il faut au minimum 200 000 gourdes pour des obsèques très simples. Et la clientèle a diminué », poursuit-il.

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Couverture | Des hommes transportent un cercueil. Photo de Jean Feguens Régala pour AyiboPost

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Fenel Pélissier est avocat au Barreau de Petit-Goâve, professeur de langues vivantes et passionné de littérature.

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