La délocalisation du Palais de justice participe d’un projet pour « tuer la commune de Port-au-Prince », analyse une experte
Presqu’aucun juge ne s’aventure au Bicentenaire pour se rendre au Palais de justice. Régulièrement, des avocats sont attaqués, ou kidnappés, à la sortie de l’institution, localisée dans une zone étranglée par les bandits.
Les membres de la basoche ont protesté. L’État, incapable d’endiguer l’insécurité, a décidé de délocaliser le Palais.
Ce projet apporte la preuve que les autorités haïtiennes travaillent activement pour tuer la commune de Port-au-Prince, constate une urbaniste proche des localités en difficulté. Elle demande l’anonymat pour des raisons de sécurité.
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La fuite des institutions de l’État constitue un palliatif au problème profond de la gangstérisation progressive du pays, qui tarde à être endiguée.
Les gens qui habitent au centre-ville de Port-au-Prince sont en train de perdre leur investissement, analyse l’experte. Si les autorités publiques s’enfuient, les simples citoyens sont livrés à eux-mêmes. « Le retour des activités à la normale dans les zones désertées et abandonnées par les résidents ne sera pas facile », déclare l’urbaniste.
Le Palais de justice constitue le dernier ajout sur la liste des institutions privées et publiques, sommées de quitter des endroits relativement paisibles autrefois, mais désormais, dirigées en presque tout par des individus armés.
Le centre technique moderne d’Haïti (CETEMOH) a été contraint d’abandonner ses locaux au Bicentenaire. Le Centre de Techniques de Planification et d’Économie appliquée (CTPEA) a été délocalisé en juin 2019.
À Martissant, le Centre de Formation pour l’École fondamentale (CFEF), la seule institution étatique pour la formation des enseignants au niveau fondamental s’est trouvé dans l’obligation d’abandonner la zone en juin 2021 lors des affrontements rivaux.
Un centre de santé de Médecins sans Frontières avait décidé de quitter Martissant après avoir suspendu ses activités en août 2021. Depuis, il se trouve logé à l’avenue Charles Summer.
Le barreau de Port-au-Prince qui occupait le bâtiment du Palais de justice de Port-au-Prince avait annoncé, en avril 2021, que son administration quittait le Boulevard Harry Truman au Bicentenaire pour se loger temporairement à la rue Villemenay.
Deux succursales de banques commerciales qui se trouvaient dans la zone de Martissant ont également abandonné leurs locaux. Des institutions comme la Croix-Rouge haïtienne et la mairie de Port-au-Prince qui étaient logées dans la zone de Bicentenaire ne le sont plus à présent.
Ces déplacements viennent avec au moins plusieurs conséquences négatives.
Ce projet apporte la preuve que les autorités haïtiennes travaillent activement pour tuer la commune de Port-au-Prince, constate l’urbaniste.
Le placement des institutions devrait résulter d’études en aménagement du territoire. La relocalisation dans des zones résidentielles contribue à changer la nature des quartiers.
L’urbaniste évoque l’exemple de la Cour d’appel de Port-au-Prince. La structure a quitté le Bicentenaire en juin 2021 pour se réfugier à la rue Casséus de Pacot, une zone résidentielle, connue pour sa verdure et son calme.
« Cette relocalisation modifie la configuration de l’espace, selon l’urbaniste. À cause des manifestations populaires fréquentes, les clôtures sont maintenant remplis de graffitis et les résidents s’en plaignent. »
La fuite des institutions de l’État constitue un palliatif au problème profond de la gangstérisation progressive du pays, qui tarde à être endiguée.
Fréquentées régulièrement par des individus à haut risque, ces institutions implantées dans des quartiers jusque-là moins touchés par l’insécurité augmentent la vulnérabilité des anciens occupants.
C’est le problème des gangs qu’il faut résoudre, disent des experts. « Le gouvernement pourrait établir un périmètre de sécurité autour du palais de Justice de Port-au-Prince afin de sécuriser l’espace », propose l’urbaniste.
Les professionnels de la justice ne peuvent attendre. Dans une résolution adoptée le vendredi 11 mars 2022 à l’issue d’une assemblée extraordinaire, le conseil de l’ordre des avocats de Port-au-Prince accorde un délai de quinze jours à l’État haïtien pour délocaliser le Palais.
« Le retour des activités à la normale dans les zones désertées et abandonnées par les résidents ne sera pas facile », déclare une urbaniste.
« En cas de refus du Gouvernement de faire droit sur la demande, les avocats se réuniront en toge dès l’expiration dudit délai, dans les périmètres de la résidence du Premier ministre », lit-on dans une copie de la résolution obtenue par AyiboPost.
Les juges, Marthel Jean-Claude et Jean Wilner Morin, respectivement présidents de l’Association professionnelle des magistrats et de l’Association nationale des magistrats disent soutenir les démarches du Barreau de Port-au-Prince.
Marthel Jean-Claude croit qu’il est important de délocaliser le tribunal, car, dit-il, la situation s’est dégradée depuis quelque temps dans la zone.
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Cette position est également appuyée par Jean Wilner Morin qui rappelle que l’ANAMAH a été la première institution instigatrice de cette demande depuis les premiers affrontements entre les gangs rivaux dans la zone de Bicentenaire.
Très respecté dans le système judiciaire, Wilner Morin se plaint de la situation puisqu’il ne peut pas fréquenter l’espace du tribunal depuis le renouvellement de son mandat comme « magistrat assis » au tribunal de première instance. À cause du non-fonctionnement de l’institution, souligne-t-il, des milliers de personnes croupissent en prison sans pouvoir être entendus par leur juge naturel.
Cette situation qui prévaut « depuis tantôt quatre ans » engendre une violation systématique des droits de la personne.
Le placement des institutions devrait résulter d’études en aménagement du territoire. La relocalisation dans des zones résidentielles contribue à changer la nature des quartiers.
Selon Me Arnel Rémy, responsable du Collectif des avocats de défense des droits de l’homme (CADDHO), la délocalisation du tribunal est plus que nécessaire pour le plein fonctionnement de la justice.
Lors d’une conférence de presse en date du 12 mars, le ministre de la Justice Bertho Dorcé avait appelé les acteurs à collaborer avec son ministère en vue de trouver un espace approprié pour la relocalisation du palais Justice. Les tentatives pour obtenir une interview de l’officiel n’ont pas abouti.
Les avocats majoritairement s’abstiennent de fréquenter le tribunal depuis la résolution du barreau. « On attend la réponse du gouvernement de facto avant de passer à une autre phase dans la lutte », déclare à AyiboPost Marie Suzy Legros, bâtonnière de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince.
C’est le problème des gangs qu’il faut résoudre
L’abandon du Bicentenaire par la Justice ne fait pas unanimité dans le secteur.
Martin Aîné, président de l’Association nationale des greffiers, se montre sceptique. Il croit qu’il y a une négligence de la part du gouvernement pour assurer la sécurité des fonctionnaires d’État dans le système judiciaire.
« L’État a failli à sa mission, dit Aîné. Rendre la justice dysfonctionnelle rentre dans le plan des autorités qui veulent soudoyer certains magistrats et d’autres acteurs de la justice », selon Martin Aîné.
De son côté, le Président de l’association nationale des huissiers, Jean Emmanuel Leliot Jean-Pierre croit que la délocalisation du Palais Justice de Port-au-Prince représente un signe de faiblesse de l’État face aux gangs.
Jean-Pierre désapprouve la décision du gouvernement de délocaliser les institutions publiques pour faire face à l’insécurité qui sévit dans les zones de non-droit. Selon lui, « le déplacement du Palais de Justice de Port-au-Prince n’est pas la solution. »
Image de couverture : Le Palais de Justice au Bicentenaire. Décembre 2017. Challengesnews.com
Cet article a été mis à jour. 22.21 25.03.2022
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