Si pour le gouvernement, tout est sous contrôle, le sociologue Djems Olivier, qui a mené des recherches sur les gangs en Haïti, parle d’une nouvelle forme de terrorisme dans une entrevue accordée à AyiboPost
Le 20 août 2022, une dizaine de personnes, dont quatre membres d’une même famille, ont été tuées puis brûlées à Tabarre.
Quelques jours plus tôt, le 6 août, l’ancien sénateur de la République, Yvon Buissereth, subissait un sort similaire à Laboule 12.
La liste pourrait s’allonger encore, et remonterait plus loin au cours de ces dernières années.
À La Saline, en 2018, lors de ce qui sera consacré comme le premier massacre de la Saline, des dizaines de corps ont été brûlés par des bandits qui avaient attaqué le quartier.
Or, dans une intervention à l’ONU hier 26 septembre, le ministre des Affaires étrangères d’Haïti M. Jean Victor Geneus, qui a dénoncé les « pêcheurs en eaux troubles » à l’origine du chaos dans le pays, a estimé que la situation est « globalement sous contrôle » dans le pays. Il a fait cette intervention dans un contexte de protestations grandissantes contre le gouvernement, en marge d’une inflation record et d’une catastrophe humanitaire annoncée. Plus de cinq millions d’Haïtiens attendent une intervention rapide, alors que les gangs continuent d’étrangler le pays et de calciner les cadavres de leurs victimes.
Dans cette entrevue accordée à AyiboPost, le sociologue Djems Olivier, qui a mené des recherches sur les gangs en Haïti, parle d’une nouvelle forme de terrorisme, même si ce sont des pratiques qui ne sont pas nouvelles en elles-mêmes.
AyiboPost : On a l’impression que les gangs versent dans une surenchère de violence, notamment par cette pratique de mettre le feu aux cadavres de leurs victimes. Est-ce que ce sont des pratiques nouvelles, qui témoignent d’une évolution des gangs et de leurs méthodes ?
Djems Olivier : Je ne pense pas que ce soit nouveau. Les gangs ont toujours fait subir des supplices à leurs victimes, vivantes ou mortes. Par exemple, des bandits ont utilisé des sachets en plastique pour brûler certaines parties du corps de personnes qu’ils avaient enlevées. Ils décapitent des policiers, et même des bandits rivaux dont ils mettent la tête dans une assiette… Ils mangent le pénis de leurs adversaires ou d’autres parties de leur corps… En réalité, ce ne sont que des tentatives d’instaurer la terreur, en montrant leur niveau de cruauté. Il s’agit de faire peur aux gens, et leur faire comprendre que c’est ce qui les attend.
Incendier les cadavres, pour moi, rentre dans cette volonté de faire peur. Il y a une forme de terrorisme qui se développe dans le pays même si nous avons peur de l’appeler par son nom. Et l’un des moyens les plus efficaces de la propagation de cette terreur reste les réseaux sociaux.
Il y a aussi une considération magico-religieuse, car en faisant disparaître les corps, ils croient que les parents des victimes ne peuvent pas les attaquer « mystiquement ». Mais l’explication la plus scientifique est ce besoin de terroriser.
Mais comme je l’ai dit, ce sont des pratiques qui existent depuis des années. On pourrait remonter à 2004, quand des chefs de gang comme Jeneral Toutou se mettaient des billes sur le pénis pour violer des femmes, prenant plaisir à les voir souffrir.
Mais on peut remonter bien avant 2004 aussi. Je me souviens encore de la première fois où quelqu’un a été brûlé devant moi. J’étais encore un enfant, et c’était dans une section communale de Corail, là où j’ai grandi. C’était la période des zenglendo. Un homme qui avait été identifié comme un zenglendo a ainsi été brûlé vif par la population.
Cela veut-il dire que cette violence dont nous parlons n’est pas seulement l’apanage des gangs ?
Disons plutôt qu’on peut l’inscrire dans une dynamique qui a mené à la formation des gangs. Les brigades de vigilance sont l’une des origines de beaucoup de groupes armés dans le pays. Ce sont des jeunes qui vivent dans un quartier, qui voulaient le protéger, après Duvalier, contre les escadrons de la mort, contre les zenglendo, et les groupes paramilitaires comme la FRAPH. Ces brigades deviendront une clientèle pour des politiciens, et beaucoup sont devenues des gangs.
Est-ce qu’il y a un lien entre cette violence décuplée, et le fait que de plus en plus de jeunes s’enrôlent dans les gangs, et veulent peut-être prouver qu’ils en sont dignes ?
Oui, c’est aussi le cas. Mais il faut comprendre que s’enrôler dans un gang découle parfois d’un besoin de protection. Le jeune n’a pas de repères, il a un problème identitaire, il se sent exclu, alors il se tourne vers ces groupes pour se protéger, même économiquement, et aussi trouver une forme de reconnaissance. Le gang devient pour lui un moyen de se faire respecter. Le respect est important dans ces bandes. Alors le jeune qui se trouve dans le quartier intègre un gang, et trouve là le moyen de faire parler de lui.
Pourquoi alors ne pas intégrer la police nationale, vu que certains policiers accordent beaucoup d’importance au fait d’être un « chef », et en tant que telle de mériter ce respect dont on parle ?
La PNH est un cadre trop formel. On recrute sur concours ; il y a une sélection bien avant le concours, et tout le monde n’a pas la chance de se faire admettre. Et même après la sélection, l’institution peut mener une enquête sur votre passé, et s’il y a des zones d’ombre, elle peut ne pas vous garder. Pour les gangs, c’est différent, tout le monde est accepté. Un gang a aussi des normes qui le régissent, mais pas autant que la police. Et l’une de ces normes c’est le respect, l’obéissance au chef.
Aujourd’hui, on a l’impression que les gangs veulent créer un espace permettant à leur « soldat » d’évoluer. Ce n’est pas comme avant. On se souvient qu’en 2014, [le bandit] Ti Kenkenn a été tué par l’un de ses soldats. Et celui-ci avait clairement dit que c’est parce que l’ancien chef gardait tout pour lui. Les chefs de gangs ont compris cela maintenant et il y a une forme de redistribution du butin. Il ne faut pas croire qu’ils sont bêtes. Ils savent ce qu’ils font.
C’est pour cela que certaines méthodes qu’avait le gouvernement pour démanteler les gangs ne fonctionnent plus. Dans le temps, des personnalités, des artistes étrangers célèbres, etc. rentraient dans les quartiers, rencontraient les bandits. Mais c’était une manière de les éliminer. Aujourd’hui, cela ne se fait plus. Certains cachent désormais leur identité, se masquent le visage, etc. C’est à croire qu’ils ont des gens formés qui les conseillent. Mon expérience en tant que chercheur m’a montré que parfois, les chefs de gang qui reçoivent des journalistes étrangers demandent à certains soldats de sortir. Ils ont un langage pour les soldats, et un autre pour les étrangers.
Jusqu’à présent, dites-vous, nous ne considérons pas ces évènements comme du terrorisme intérieur. Peut-être parce que ce que nous savons du « terrorisme » nous vient de la télévision, et ce sont des gens qui posent des bombes, etc. Craignez-vous que cette terreur s’agrandisse, pour correspondre à cette représentation que nous nous faisons du terrorisme ?
Nous nous dirigeons vers cela. Nous n’avons pas encore d’actions de kamikaze, et j’espère que cela n’arrivera pas, mais nous vivons le terrorisme. Ce qui s’est passé dernièrement sur le pont de Tabarre ou une famille a été ainsi éliminée, c’est du terrorisme. Peut-être que ce n’en est que le début, mais nous y allons, avec tous ces gangs qui contrôlent la capitale, des villes de province, et qui peuvent avoir des ramifications ailleurs. C’est par le degré de leur violence qu’ils se font remarquer. Parfois, ils revendiquent leurs actions aussi, si on se souvient de ce qui s’est passé à Laboule avec les policiers. C’est du terrorisme.
Est-ce qu’il n’est pas paradoxal que ce sont ces mêmes bandits qui ont peur qu’on leur fasse du mal de manière mystique, qui sont aussi à la base d’une désacralisation de certains lieux sacrés comme les péristyles, qu’ils pillent parfois, ou qui tuent des prêtres vaudous ?
Oui, il y a une contradiction. Mais prenons le cas d’un bandit qui aurait reçu le don de ne pas prendre de balles. Si cela marche pour lui, pourquoi ne marcherait-il pas pour d’autres personnes ? Pourquoi par exemple les chrétiens n’auraient pas eux une prière qui limite les actions des gangs ? C’est là toute la limite de la dimension magico-religieuse. Nous sommes Haïtiens, il est vrai, et nous comprenons cette dimension culturelle, mais il y a une limite. Nous devons aussi éviter de tomber dans le piège d’accuser les hougans de protéger les bandits. Cela pourrait ouvrir la voie à des campagnes de violence contre les vodouisants.
Les brigades de vigilance sont l’une des sources de création des gangs. Mais aujourd’hui, le pays est très armé. Il y a beaucoup d’armes dans les quartiers. Est-ce qu’il n’existe pas une possibilité que ce que nous vivons aujourd’hui, les lock, débouchent sur cela aussi ? Peut-être que certains quartiers vont se barricader non pas dans le but d’empêcher à leurs résidents de sortir, mais plutôt d’empêcher que d’autres personnes viennent y créer du grabuge ?
La situation actuelle est inquiétante. Les mêmes groupes qui barricadent les quartiers, si rien ne change, n’attendront pas cinq ans pour se transformer en gangs. En fait, même si les barricades disparaissent, certaines personnes qui érigeaient des barricades seront toujours là. Il y a déjà une forme d’organisation, et certains reçoivent un peu d’argent pour bloquer des zones. Ils peuvent très bien se servir de cela pour bloquer à l’avenir, comme un moyen de pression pour de l’argent. Il y a des groupes armés qui ont commencé ainsi. Quand on parle des 34 quartiers de Cité Soleil, en réalité ce ne sont pas des quartiers, car il y en a bien plus dans cette commune. Ce sont plutôt 34 groupes armés qui contrôlent ces quartiers, et qui se battent entre eux, pour de l’argent qui vient de certains secteurs.
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