POLITIQUE

Le procès PetroCaribe peut-il encore se tenir ?

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Une décision controversée du juge Ramoncite Accime. Le commissaire du gouvernement Bed-Ford Claude qui ne fait aucune contestation. Et un nuage d’incertitude autour du plus grand scandale de corruption des dernières décennies

L’avenir du procès Petrocaribe est encore plus sous hypothèque, après la dernière ordonnance du juge Ramoncite Accime. Le magistrat qui instruit l’affaire depuis 2019 a rendu une ordonnance en date du 21 juin 2021, dans laquelle il demande aux banques le dégel « des fonds par elles détenues au nom de la Comphener S.A., rejoignant ainsi la Enersa, la Elmecen S.A, Archivolt, Gk Import Export S.A./Suntech Solar Haïti tout en les renvoyant hors des liens de l’inculpation pour faute d’indices graves et suffisants. De plus, le juge ordonne “un sursis à l’instruction” dont il a la charge.

Les réactions après cette ordonnance ont été pour la plupart négatives. Selon des professionnels du droit, la décision du juge Ramoncite Accime n’a aucun fondement juridique, et est tout simplement inapplicable.

Samuel Madistin, avocat, croit que la décision retarde le procès. “On a perdu du temps pour rien. Il a passé près de trois ans sur le dossier pour finalement déclarer qu’il ne peut pas commencer l’enquête. Ce serait un réel danger si on décidait de suivre ce qu’il a dit. Dans ce cas, il n’y aurait jamais de procès. Personne ne doit suivre le juge Accime dans sa folie. Au moment opportun, on doit reprendre l’enquête à zéro”, affirme-t-il.

De plus, de forts soupçons de corruption pèsent sur la personne du juge instructeur, qui vivrait bien au-dessus du train de vie que lui permettent son salaire et les autres avantages que l’État lui accorde, selon un rapport de la Fondation Je Klere sorti le 6 juillet dernier.

«Absurdités juridiques»

Dans ce rapport, la Fondation qualifie l’ordonnance de ‘ramassis de mélanges et de mésinterprétations de concepts juridiques, d’utilisation de concepts juridiques mal maîtrisés, de confusions aboutissant à des chefs de décisions contradictoires dans une seule et même décision.’

Me Samuel Madistin, directeur général de cette fondation, croit que cette décision est tout simplement à ignorer, car le juge Ramoncite Accime confond les limites de ses prérogatives en tant que magistrat instructeur.

Selon Carlo Germain, avocat, qui a eu à défendre une entreprise dont le nom est cité dans l’un des rapports Petrocaribe, le juge se fait passer pour un tribunal, quand il décide d’accorder un sursis à l’instruction, ce qui en plus de ne pas exister, est tout à fait absurde.

‘En tant que juge instructeur, il ne peut que produire une ordonnance de renvoi, qui peut soit renvoyer l’inculpé hors des liens de l’inculpation, soit l’envoyer en correctionnelle. Ou encore il peut rédiger une ordonnance de clôture, qui constate que les inculpés doivent être poursuivis. Il n’existe pas d’ordonnance de sursis à l’instruction.’

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En plus d’ignorer ses pouvoirs et ses limites, le juge Ramoncite Accime a pris une décision à la fois provisoire et définitive, fait remarquer Carlo Germain, dans la même veine que la fondation Je Klere.

En effet, c’est le même juge qui a ordonné ‘un sursis à l’instruction ‘ en attendant que d’autres institutions comme le Parlement ou la Cour des comptes rendent des arrêts de débet, qui a aussi déclaré que les entreprises sont hors des liens de l’inculpation. Il arrête l’instruction tout en restant saisi du dossier, ce qui est tout à fait anormal, d’après la fondation Je Klere.

« L’instruction a commencé bien avant les arrêts de débet, fait remarquer Carlo Germain. Et elle pouvait tout aussi bien continuer sans eux. Les arrêts viendraient seulement confirmer certains faits, car il existe assez d’éléments contre les inculpés. »

Des conséquences pratiques

Cette ordonnance du juge, au-delà des questions de légalité qu’elle soulève, a des conséquences réelles. Ainsi, les entreprises mentionnées, dont Comphener SA, appartenant au feu président Jovenel Moïse, voient leurs fonds dégelés. C’était le même juge instructeur qui avait pris la décision de geler les avoirs de ces entreprises. Les responsables de ces institutions peuvent désormais disposer de l’argent de ces comptes.

Pour Samuel Madistin, les banques n’ont alors aucune base légale pour maintenir les comptes bloqués. « Ce serait de l’arbitraire et ces banques s’exposeraient à des actions en dommages-intérêts. À la reprise du dossier si le prochain juge ne trouve pas utile de prendre ces mesures conservatoires les comptes ne seront pas bloqués », précise-t-il.

Il est fort probable qu’à l’issue du procès que ces fonds ne soient plus disponibles. Mais selon l’avocat, les condamnations ne viseront pas seulement les comptes en banques, d’autres biens pourront être saisis.

Si la décision du juge pose problème, les actions pour la renverser semblent encore plus incertaines. D’après Samuel Madistin, le juge Accime peut être déchargé de l’affaire. « L’assemblée des juges peut décider de donner le dossier à un autre magistrat ou le commissaire du gouvernement peut décider de reprendre la poursuite puisqu’il n’y a pas eu d’instruction », explique-t-il. Mais à date, il n’y a aucun signe qui va dans ce sens.

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Il y avait également possibilité de faire appel de l’ordonnance. Selon la loi du 29 juillet 1979 sur l’appel pénal, la partie civile (l’État haïtien dans ce cas), le Parquet, et les inculpés sont les trois parties qui peuvent faire appel.

S’il y avait une réelle volonté de poursuivre l’affaire Petrocaribe, l’État ou le Parquet aurait pu entamer cette procédure. Toutefois, cette possibilité n’existe plus, car l’appel devait se faire dans les dix jours qui suivaient l’ordonnance. À la publication de cet article, le commissaire du Gouvernement, Bed-Ford Claude, n’avait pas encore répondu aux questions d’AyiboPost concernant la raison pour laquelle le ministère public n’a pas cru bon de faire appel de la décision qui pourtant semble préjudiciable aux intérêts de l’État.

Un juge corrompu?

En plus de ses décisions contestées, le juge Ramoncite Accime est soupçonné de corruption, d’après la Fondation Je Klere. Ce magistrat aurait construit en moins d’un an une maison évaluée à près de 500 000 dollars américains, en Haïti. De plus, le terrain sur lequel la maison est construite est en litige. Le juge Accime avait tranché en faveur de Clebert Cinelus, qui se dit propriétaire du terrain. Et c’est sur ce même espace que le magistrat a pu acquérir un lotissement pour construire sa résidence.

Selon la Fondation Je Klere, tout cela est bien douteux. L’acquisition de ces biens immobiliers serait liée au déroulement de l’affaire Petrocaribe.

« La FJKL est persuadée qu’il y a un lien, dit Samuel Madistin. Le juge a des revenus légitimes connus qui ne pourront jamais lui permettre de faire une telle construction. Il ne l’a jamais fait avant. C’est à la faveur de ce dossier qu’il a construit cette maison en un temps record, et acheté un immeuble aux États-Unis. »

Le salaire d’un juge d’instruction, selon la Fondation Je Klere est de 49 447 gourdes nettes. Il a des frais de 27 000 gourdes, une carte de débit de 33 000 gourdes, et 14 000 gourdes en fiches de carburant.

Pour Samuel Madistin, tout cela est clair. « Les signes d’enrichissement inexpliqué du Magistrat sont plus qu’évidents. Il ne faut pas oublier qu’en matière d’enrichissement illicite, le fardeau de la preuve est renversé. C’est donc au juge Ramoncite Accimé de faire désormais la preuve de la régularité de l’augmentation étonnante de son patrimoine », fait-il savoir.

De plus, une action en récusation avait été introduite en septembre 2019, contre le juge instructeur, accusé de partialité dans le traitement du dossier Petrocaribe. La récusation est encore pendante à la Cour de Cassation, ce qui, selon Carlo Germain, aurait dû empêcher Ramoncite Accimé de se prononcer sur l’affaire, avant la décision de la Cour.

Un dossier qui traine

Cette ordonnance de Ramoncite Accimé est le chapitre le plus récent d’un dossier à rebondissements. Le dossier de corruption lié aux fonds a fait l’objet d’au moins cinq rapports. Deux émanent du Sénat de la République, et trois de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. Tous ces rapports ont mis en évidence des irrégularités assimilées à de la corruption, dans le cadre du dossier.

Le feu président Jovenel Moise a lui-même été indexé dans les rapports de la CSCCA, pour être « au cœur d’un stratagème de corruption ». La société civile, notamment les jeunes, ont procédé à une série de manifestations de rues inédites, pour exiger la tenue d’un procès pour dilapidation. Des dizaines de citoyens se sont portés partie civile, dans le cadre du procès. L’Etat haïtien, en février 2019, portera plainte lui-aussi, sous le Gouvernement de Jean Henry Ceant.

Ramoncite Accimé, le juge instructeur actuel, relèguera aux rangs de dénonciateurs les citoyens qui ont porté plainte, pour ne garder que l’Etat comme partie civile, représentée par le directeur de la Direction générale des impôts. C’est en partie pour cela que Carlo Germain croit que la population devrait pressurer les dirigeants pour que l’Etat soit plus actif dans le dossier, en tant que partie dont les intérêts ont été lésés.

Emmanuela Douyon participe au mouvement PetroCaribe Challenge dès les débuts. Elle estime que l’assassinat du président Jovenel Moïse « ne change rien dans la gouvernance du pays. La volonté pour maintenir l’impunité et l’instabilité demeure intacte », poursuit l’économiste. D’après le membre de l’organisation Nou p ap dòmi « Il est difficile, voire impossible, d’avoir un procès contre la corruption et l’impunité dans ces conditions avec ces individus à la tête du pays ».

Widlore Mérancourt a participé à ce reportage. 

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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