L’art et, surtout l’artisanat, peuvent être une franche expression de l’âme haïtienne. Ces formes d’expression sont si liées aux couleurs qu’il devient parfois difficile de les imaginer sans. Comment décrire un cadre haïtien sans couleur ? Comment fidèlement représenter un tap-tap avec que du noir et du blanc ? Comment peindre la folie quotidienne haïtienne sans un expressionnisme maculé de couleurs discordantes ? Le vernaculaire haïtien est si coloré que tenter de le réinventer qu’en noir et blanc est un exercice a priori voué à l’échec.
Pourtant le spectateur arrive à bien extraire l’ « haïtianité » de la plupart des œuvres de cette série noir et blanc de Nathalie Jolivert. Dans « Curiosités urbaines », les détails subtils du quotidien sont si merveilleusement placés dans certaines œuvres que l’authenticité haïtienne est loin d’être trahie. Le « noir et blanc » traduit la peur et l’inquiétude masquées des sourires des gens des villes et quartiers de ce pays.
Aussi contradictoire, en apparence, que le choix des couleurs puisse paraitre au monde urbain haïtien, il reste fidèle aux déchirements qui habitent Nathalie Jolivert.
Une fille déchirée
Haïti n’est pas le seul acteur de « Curiosités urbaines », New York y est très présent aussi. Mais sa personne et ses inquiétudes hantent aussi cette série. Il est facile de dire que l’œuvre artistique reflète l’âme et les insécurités de l’artiste – rares sont ceux qui avouent avoir peint telle scène en utilisant telle technique et telle couleur parce que ça se vend. « L’art rien que pour la vente et l’argent » ne se dit pas, mais elle se pratique énormément en Haïti et ailleurs. – Dans un pays où l’esthétisme est oublié dans nos choix d’habitat et où le marché de l’art est si restreint qu’il faudrait questionner son existence, il y a matière à être inquiète pour une jeune architecte-artiste.
Nathalie doit aussi se partager entre l’architecture, sa profession, et l’art, sa passion. Que ce soit dit tout de suite : Nathalie n’est en aucun cas l’un de ces artistes refoulés qui ont étudié et fait carrière dans une profession par défaut. Grande amoureuse de l’espace urbain et de l’architecture, elle a pendant longtemps travaillé sur la préservation des Gingerbread d’Haïti. Et continue par exemple à imaginer Port-au-Prince sans ces murs de béton qui nous cachent de l’autre. La ville et la notion d’espace communautaire, d’une manière générale, intègrent « Curiosités urbaines ». Certaines des pièces donnent l’impression d’une architecte/urbaniste utilisant l’art pour confesser ses préoccupations urbanistes. Peut-être son impuissance aussi. La jeune peintre laisse l’impression de vivre sur la fine ligne de démarcation entre l’art et l’architecture. Son objectif ultime est d’effacer cette ligne. « Curiosités urbaines » a tout l’air du premier coup de gomme sur cette ligne-frontière de ces deux mondes responsables du déchirement majeur de la fille.
Dans une société qui gratifie et juge nécessaire la spécialisation et la catégorisation, la jeune peintre-architecte semble pouvoir réussir en vrai funambule — rester en équilibre sur cette ligne de séparation en tout cas, jusqu’à son éventuelle disparition, effacement — pour ne pas tomber dans l’une des boîtes. Ce choix, bien incommode sur plusieurs aspects, lui offre une liberté intéressante dans ses choix professionnels. Cependant, ce même choix devrait la mettre en garde contre un art presque schizophrénique par moment.
Son déchirement va au-delà de son choix professionnel. C’est aussi la difficulté de choisir entre le monde occidental, plus précisément New York, et Haïti. L’une de ses pièces dépeint une scène à New York où l’on (spectateur) imagine l’acteur invisible de la scène devant son plat à un restaurant donnant face à la rue. Dans son assiette, on aperçoit un tap-tap. Ces deux mondes qu’elle habite et qui l’habitent, l’influencent dans ses choix artistiques et lui causent un malaise nostalgique chronique. À New York, elle rêve d’Haïti et en Haïti elle rêve de New York. «Curiosités urbaines» aspire en quelque sorte à réconcilier ces deux mondes à défaut de les unifier.
Une grande partie des pièces présentées sont nées d’esquisses griffonnées durant l’heure et les poussières de minute de la traversée en métro de Queens à Brooklyn. Il est blasphématoire de comparer New York à une autre ville, disent certains, mais les visages et les folies qui se croisent dans ce métro « F » ont quelque chose d’haïtianesque. Cela a peut-être été utile à la fusion souhaitée des deux mondes nathaliens.
Une critique de nos espaces publics !
Depuis qu’elle a fini ses études au Rhode Island School of Design (RISD), elle fait le va-et-vient entre Haïti et les USA. Bien qu’énormément inspirée par son environnement haïtien, la plupart de ses références artistiques vont bien au-delà des 27 000 km2. Cependant, cette série est très inspirée par la peinture haïtienne, notamment le courant «Saint Soleil».
Cette série est presque une antithèse de Préfète Duffaut. Elle propose de présenter la vie urbaine dans ses petits détails et non dans sa globalité comme faisait le Jacmélien. Et, Nathalie n’utilise que le noir et blanc contrairement au maître défunt, praticien de la multiplicité des couleurs et nuances dans le panorama de la cité.
Par contre, le maître et Nathalie se retrouvent dans cette destruction du mythe selon lequel la représentation de notre environnement quotidien, tap-tap ou bidonvilles, serait forcément artisanale. L’angle et l’approche de Nathalie dépassent la trivialité ou la beauté de notre quotidien. C’est ce qui rend l’exercice pleinement artistique.
Derrière ces scènes de nos vies de tous les jours se cache une critique du transport en commun en Haïti. Elle ne s’est pas arrêtée à la simple jubilation des couleurs, des clichés et de l’originalité prêtés au tap-tap. Elle critique sévèrement cette manière archaïque de se déplacer à Port-au-Prince et en Haïti. Dans l’une des pièces, on arrive à peine à repérer les visages confus et on imagine les corps coincés souffrant à l’arrière d’un tap-tap. Le danger du transport est aussi traduit dans la pièce « Chofè » où la peur marque un visage. La toile « La vie n’est rien » exprime cette négligence dans notre transport en commun. Elle révèle aussi une dévaluation de la vie au quotidien en Haïti. Aller au-delà de cette image fétiche du tap-tap symbolisant le bonheur et la joie de vivre haïtiens est d’une importance capitale dans cette série. Inconsciemment ou consciemment, Nathalie nous rappelle que derrière les ravissantes couleurs de nos automobiles de transport en commun, il y a la précarité du quotidien. Un vrai exercice de déconstruction du symbole du tap-tap dans notre culture populaire.
Artiste pas trop artsy
L’artiste ne parait pas si artiste que ça. Ses idées sont claires et ordonnées, elle ne laisse pas ce sentiment d’incompréhension et d’énigme qui s’installe souvent chez un profane après une conversation avec un artiste. Elle ne cherche pas à choquer ou à laisser un impact intentionnel sur l’interlocuteur. Elle veut par-dessus tout être comprise. Elle veut démystifier l’art, elle rêve de le rendre accessible à tous. Son art est loin d’être Pop, cependant on sent le désir de le populariser, le rendre utile dans le quotidien de chaque haïtien.
Rechercher la simplicité et la normalité dans un monde où la grande majorité des acteurs font de l’originalité et de la marginalité un impératif est en soi subversif. Nathalie, l’artiste, choque de par sa simplicité. Mais cette posture la met paradoxalement dans une position réactionnaire par rapport au petit monde de l’art qui a fait de la subversion une de ses premières caractéristiques.
Un nouveau départ
En 2014 Nathalie était la gagnante d’un concours organisé par l’ambassade suisse en Haïti. Elle devait présenter une esquisse sur petit format qui serait ensuite reproduit en fresque si elle gagnait le concours. Elle a été l’heureuse gagnante du concours. Assistée d’un comité, Nathalie a travaillé sur cette fresque qui devait lancer sa carrière d’artiste en Haïti pendant des mois. Le travail final était bien fait. Il y avait de quoi être fier. Mais curieusement, sans trop d’explication et de justification, le comité du concours et l’ambassade suisse ont décidé de lui enlever le prix après des mois intenses de travail.
Un coup dur pour Nathalie. Fallait-il repenser son art complètement ? Ce monde artistique qui en apparence est fait de paillette, d’alcool et de cigarette, est-il aussi cruel et impitoyable ? Tant d’interrogations auxquelles Nathalie devait faire face durant les mois qui ont suivi.
« C’est à travers des symboles que l’homme vit consciemment ou inconsciemment vit, travaille et construit son être. » Thomas Carlyle
Lors du vernissage « Curiosités urbaines », au fond de la salle de La Lorraine/Café36, se tenait la seule pièce qui offrait plus que du noir et du blanc. Cette énorme pièce campée au fond de la salle portait tout le doute, la douleur et le questionnement de cette période de sa jeune carrière d’artiste. Cet échec, ou injustice, avait cassé son élan. La seule pièce remplie de couleurs de cette exposition est paradoxalement la plus sombre. Le travail de l’artiste c’est aussi de jouer avec et parfois déconstruire les symboles. Nathalie Jolivert a déconstruit ce symbole d’un échec personnel et quelque part l’a transformé en symbole d’un nouveau départ.
Nathalie nous fait voir la cité avec d’autres yeux, elle nous offre Port-au-Prince, New York, Bois Jalousie, « bouda camionnette lan », « deyè taxi moto a » sous des angles différents ; elle nous laisse entrevoir ses peurs et déchirements, mais aussi sa renaissance. « Curiosités Ubaines » est une exposition à voir.
Jétry Dumont
Images: www.jolivert.com
Comments