Depuis le mois de janvier, le Parlement haïtien est dysfonctionnel. Le Sénat a perdu près de deux tiers de ses membres. Mais, évoquant des textes de loi, certains croient que le mandat d’une dizaine de sénateurs est encore en cours
Le 12 janvier 2020, à minuit, le compte Twitter du président de la République a publié un message dans lequel l’administration de Jovenel Moïse constatait la fin de la 50e législature. Le Sénat s’est donc vu amputer de la majorité de ses membres. Seuls dix sénateurs arpentent encore les travées du grand corps.
Depuis lors, et même un peu avant, les débats se sont enflammés. Ils portent sur la constitutionnalité de la date du départ de ces élus.
Parmi les pères conscrits renvoyés, certains admettent que leur mandat est achevé. D’autres ont initié un bras de fer avec le président de la République, car ils estiment qu’ils doivent rester en poste, jusqu’en 2022. Ils ont tenté d’accéder à l’espace du parlement à plusieurs reprises, mais l’accès leur en a été interdit.
Ces développements sonnent la caducité du parlement haïtien. La Chambre des députés, en vacances depuis le 9 septembre 2019, a vu le dernier jour de son mandat. Ils n’ont pas été remplacés puisque les élections, normalement prévues pour le mois d’octobre 2019, n’ont pas eu lieu.
Quelle est la durée du mandat d’un sénateur ?
Trois textes sont importants pour connaître la durée du mandat des législateurs. Il s’agit de la Constitution, en version amendée et non amendée, et de la loi électorale en vigueur, en l’occurrence celle de 2015. Ces textes de loi régissent comment les parlementaires sont élus, et dans quelles conditions.
Dans l’article 95, la Constitution précise que le mandat des sénateurs est valide pour six ans. Cette constitution prévoit aussi que tous les deux ans, des élections législatives doivent être organisées pour renouveler un tiers du sénat. Il y a 30 sénateurs, à raison de trois par départements.
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Selon Patrick Pierre Louis, juriste et professeur de droit constitutionnel, le renouvellement biennal est un facteur essentiel dans ce système. « Cela évite toute possibilité de vide dans la chambre haute, explique-t-il. Il y aurait toujours une élection pour remplacer un tiers qui s’en va. »
Ainsi, ce qui pourrait ressembler à une incohérence, est en fait une stratégie bien réfléchie par les constituants. Cette stratégie est possible parce que les sénateurs n’entrent pas tous en fonction au même moment. Mais c’est sans compter le non-respect chronique des prescrits de la Constitution.
Faire fi des lois
Patrick Pierre Louis regrette que la loi mère soit autant négligée. « Il est dans nos habitudes politiques de ne pas respecter la Constitution, assure-t-il. Les élections par exemple ne sont jamais organisées à temps. Nous en sommes à 21 constitutions, et on parle d’une nouvelle, alors qu’il faudrait d’abord commencer par mettre en application ce que dit celle-ci. »
Toute la loi, d’une manière générale, est bafouée dans le pays, à en croire le juriste. « Le non-respect de la loi amène l’instabilité juridique, qui à son tour mène l’instabilité politique. »
Comme de fait, le parlement se retrouve aujourd’hui en plein cœur d’un imbroglio qui semble sans fin : il n’y a que dix sénateurs en fonction, et aucun député.
Dispositions transitoires
Patrice Dumont est l’un des sénateurs qui siègent encore à la Chambre haute. Selon lui, le problème vient de loin. « Après les années de dictature, explique-t-il, il fallait améliorer les institutions politiques. C’était le rôle de la Constitution de 1987. »
« Cette constitution a dès lors prévu le mandat des élus. Les sénateurs étaient élus pour six ans. Mais, dans les dispositions transitoires de la constitution non amendée, l’article 288 précisait que pour la prochaine élection, le sénateur ayant le plus de voix serait élu pour six ans. Les deuxième et troisième auraient un mandat respectif de 4 et 2 ans. »
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Selon le parlementaire, cette disposition ne devait pas durer éternellement, puisque la même constitution prévoyait un mandat de 6 ans pour les autres élections.
Ainsi, lors des élections de 1990, Clarke Parent, Turneb Delpe, Wesner Emmanuel ont respectivement été nommés 1er, 2e, et 3e sénateur de l’Ouest. Après deux ans, de nouvelles élections ont eu lieu. Wesner Emmanuel a participé et a été élu à nouveau, cette fois pour six ans.
« Aux prochaines élections, dit Patrick Pierre Louis, le mandat de tous les élus serait aligné. Mais, nous sommes finalement rentrés dans un [nouveau] cycle, au lieu de l’appliquer une seule fois. »
Élections de 2015
En 2015, le conseil électoral provisoire a organisé des élections générales. Lors de ces élections, le Sénat ne comptait qu’un seul tiers, car le président Michel J. Martelly n’avait pas organisé de scrutin pour compléter le Parlement.
Les électeurs ont donc voté pour deux candidats. Dans le département de l’Ouest, Jean Renel Sénatus est sorti vainqueur, et a été élu au premier tour. Antonio Cheramy s’est fait élire au second tour. Le CEP a remis un certificat, à ces deux sénateurs, qui précisait leur placement respectif.
« Je suis entré au parlement le deuxième lundi de janvier de l’année 2016, explique Jean Renel Sénatus. En tant que premier sénateur, j’ai un mandat de six ans, qui termine en 2022. Antonio Cheramy avait un mandat de quatre ans, qui prenait fin en 2020. »
Le tiers du Sénat qui était présent au moment des élections avait une seule année de mandat à finir. L’année d’après, en 2016, le CEP a organisé de nouvelles élections pour les remplacer.
Un flou total
En 2018, une rumeur circulait que le mandat de certains sénateurs, dont Antonio Cheramy, était terminé, après deux ans au Sénat. Cela avait causé une mini crise entre l’exécutif et le législatif. Une commission avait été mise en place par le président de la République pour déterminer une issue.
Dans son rapport, la commission a conclu que les mandats de ces élus devaient prendre fin en 2020. Pour les autres sénateurs, arrivés en première position en 2016, le mandat prendrait fin en 2022.
Selon les arguments de la commission, il n’y avait pas de vacances, mais des élections normales pour des postes à pourvoir. Et dans ces élections, il y avait un premier et un deuxième, pour chaque département.
« Si on tient compte des textes de loi, avance Patrice Dumont, il y a bien un tiers du Sénat qui devait partir, celui d’Antonio Cheramy. Mais, le gouvernement a fait une autre réflexion. Ils ont considéré que lors des élections de 2015, les nouveaux élus étaient entrés comme deuxième et troisième sénateur, puisqu’il y avait un tiers du Sénat encore présent. C’est incorrect. »
Quelles suites ?
En janvier 2019, les sénateurs qui s’estiment victimes d’injustice ont déposé une plainte au CEP. Le conseil électoral a répondu qu’il n’était pas en mesure de trancher, d’après Jean Renel Sénatus, parce que le problème ne relevait pas de la loi électorale qui est claire.
Patrice Dumont, lui, croit que le Sénat, avec les membres qui lui restent, a la capacité de statuer. « Les règlements internes du sénat donnent aux sénateurs la capacité de décider sur le mandat de ses membres, dit-il. Ce sont les sénateurs qui accueillent et eux qui rejettent. C’était par exemple le cas lors de l’affaire du sénateur François Sildor. On disait qu’il avait une double nationalité haïtienne et canadienne. Au final, le Sénat avait déterminé que ce n’était pas le cas et l’avait accueilli. »
« Le bureau pourrait donc, avec le reste des sénateurs, décider, poursuit-il. Mais l’actuel président du Sénat, parce qu’il est proche du président du pays, croit que son avenir politique dépend du chef de l’État. Il ne veut pas le faire. »
« Nous ne pouvons pas nous entêter à ne pas respecter la loi, pour ensuite réfléchir à comment colmater les brèches ». Patrick Pierre Louis
Le juriste Patrick Pierre Louis refuse de se prononcer sur les manœuvres qui pourraient être faites. « Nous ne pouvons pas nous entêter à ne pas respecter la loi, pour ensuite réfléchir à comment colmater les brèches, s’indigne-t-il. La Constitution amendée a créé un conseil constitutionnel qui n’a jamais été mis en place. Elle pourrait, dans la situation actuelle, apporter une lumière. »
« A défaut, poursuit-il, la Cour de cassation pourrait se prononcer, mais on ne peut pas la saisir directement, il faut toute une procédure. »
D’après Jean Renel Sénatus, les élus lésés attendent que le Sénat reprenne ses séances pour statuer sur leur cas. Sinon, ils passeront à une autre phase qu’il « ne compte pas dévoiler pour l’instant. »
Entre-temps, un nouveau gouvernement a été installé, en dehors de la Constitution qui trace la marche à suivre.
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