SOCIÉTÉ

Le jeune Haïtien ami des tortues marines, des requins et des dauphins

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Entrevue avec Claude Emmanuel Pressoir, un jeune de 26 ans qui souhaite sauver ces espèces menacées

Depuis près de quinze ans, Haïti Ocean Project tente de sauver des espèces menacées comme les tortues marines. Le quartier général de l’organisation est à Petite Rivière de Nippes, mais ses membres travaillent dans plusieurs autres localités des Nippes.

L’organisation fondée notamment par Jamie Aquino est maintenant pilotée par cinq jeunes. Ils s’adonnent avec passion à la sauvegarde de ce qui reste encore à sauver. Claude Emmanuel Pressoir a 26 ans. Il collabore avec HOP depuis une dizaine d’années. Il est maintenant le responsable de la section qui s’occupe des requins.

AyiboPost s’est entretenu avec ce jeune passionné, qui rêve, lui et son équipe, de sauver les tortues marines, les requins, les dauphins et d’autres animaux menacés que par ignorance, peur ou superstition, les populations locales massacrent parfois.

 AyiboPost : Quelles sont les espèces sur lesquelles vous travaillez ?

Claude Emmanuel Pressoir : Nous travaillons sur plusieurs espèces, mais surtout les tortues marines, les requins, les dauphins et les baleines. Les deux derniers sont aussi tués dans certaines zones. Quant aux requins, ils sont appréciés pour leurs ailerons et leurs nageoires. Mais ils ne sont pas vraiment l’objet d’une pêche intensive parce que les pêcheurs en ont peur. Mais parfois ils viennent se piéger dans les filets mis en place pour attraper des poissons.

Les requins et les tortues sont les deux espèces que nous recevons le plus. Lorsque les pêcheurs avec lesquels nous travaillons les trouvent, ils nous les apportent. Nous les identifions avant de les relâcher.

Quelle espèce vous préoccupe le plus ?

Nous nous occupons spécialement des tortues de mer pour des raisons diverses. D’abord c’est une espèce menacée, que l’État haïtien a interdit de pêcher. Mais aussi il y a des pêcheurs spécialisés dans cette pêche. C’est une question économique, parce que la viande de tortue est très appréciée et on la vend au marché comme on vend de la viande de bœuf ou de cabri. Le pêcheur sait que quand il l’attrape, il va se faire un peu d’argent. C’est difficile de lutter contre cela, parce que c’est ainsi que les pêcheurs peuvent subsister. Quand ils nous apportent une tortue marine par exemple, nous essayons de leur donner un petit cachet qui est plus un remerciement qu’un véritable paiement.

Une tortue de mer prend du temps avant d’arriver à la maturité sexuelle. Donc on les empêche de se reproduire en les capturant pour leur viande. Déjà que leurs œufs sont aussi mangés par d’autres espèces, quand ils sont encore petits.

Dans quelles localités pêche-t-on le plus les tortues marines ?

Curieusement les aires protégées sont les moins protégées. On y pêche beaucoup. Les gens qui y vivent savent que c’est un espace protégé, mais ils ne savent pas vraiment ce que cela veut dire. Quand on le leur demande, ils nous répondent qu’une aire protégée est un espace ou quelqu’un peut laisser ses affaires, sans se les faire voler. Malheureusement, cette ignorance rend la tâche difficile. Et même si les pêcheurs nous comprennent, parfois ils sont tellement habitués qu’ils peuvent difficilement changer.

Je me souviens que des pêcheurs m’ont raconté comment ils ont fini par pêcher des anguilles, dans une aire protégée ou ils ne devaient pas. En fait, quand la pêche a commencé, les habitants avaient protesté et ne voulaient pas que l’on pêche l’anguille dans leur zone. Mais les autorités locales ont fait pression sur eux. Et quand ils ont vu que des gens venaient de partout pour pêcher l’anguille sous leur nez, ils ont dû eux aussi s’y adonner.

Qu’est-ce qui pousse un pêcheur à tuer un animal marin menacé ? Est-ce seulement une question économique ?

La question économique est pour beaucoup. Mais il y a aussi l’ignorance, la peur, la superstition, les légendes. Beaucoup d’Haïtiens ignorent que les côtes du pays regorgent de certaines espèces d’animaux marins qu’ils aimeraient voir. Mais parfois c’est parce qu’en créole l’espèce est appelée différemment. Par exemple, le dauphin est appelé malswen. Et il y a une légende qui affirme que si un pêcheur ou un naufrage croise l’un d’eux, et qu’il prononce le mot « merci », le dauphin le mangera. C’est ancré dans la tête des gens.

C’est pareil avec la baleine que nous appelons souflè, à cause du bruit qu’elle fait quand elle monte en surface pour respirer. Mais comme elle est très grosse, les gens disent qu’elle mange les humains, qu’elle passe en dessous des bateaux pour les renverser, et avaler les pêcheurs. Le requin aussi. Avant, les pêcheurs n’osaient même pas les toucher. Ils les tuaient immédiatement parce pour eux c’est un animal dangereux, alors que ce n’est pas la réalité. Je ne dis pas que les requins n’attaquent pas les gens parfois, mais ce n’est pas parce que leur principale proie est l’homme. Quoi qu’il en soit, quand les pêcheurs rencontrent ces espèces, le réflexe est en général de les tuer parce qu’ils ne savent pas qu’ils ne le devraient pas.

Mais ce ne sont pas seulement les pêcheurs. En réalité, la majorité des Haïtiens ne savent rien de leur environnement, et c’est un problème.

Quels liens tissez-vous avec les pêcheurs pour qu’ils collaborent avec vous ?

Nous faisons de notre mieux pour cultiver une bonne relation avec tous les pêcheurs, et je crois que nous y sommes parvenus. Ils sont devenus nos amis. Quand nous n’avons pas de bateau, et qu’il faut nous rendre en mer, c’est souvent l’un d’eux qui nous emmène. Quand c’est l’anniversaire de l’un de nous, ils se mettent ensemble et vont pêcher des poissons et du lambi pour nous les apporter. Nous aussi, quand nous sommes au courant que c’est l’anniversaire d’un pêcheur, nous savons nous rendre dans leur quartier général pour manger et boire avec eux. C’est avant tout une relation humaine.

Les pêcheurs des autres localités comme Grand Boucan, Pestel, etc., sont accueillants aussi, en général. On sent qu’ils veulent comprendre notre travail, et qu’ils veulent y participer. C’est arrivé plus d’une fois que lors d’un déplacement dans une zone voisine, nous dormons chez l’un des pêcheurs.

Comment faites-vous pour savoir si un individu qu’un pêcheur vous apporte n’a pas déjà été capturé antérieurement ?

Nous avons développé des programmes qui nous aident à suivre le déplacement des individus que nous avons attrapés, ainsi que l’évolution de l’espèce. Quand les pêcheurs nous apportent une tortue de mer par exemple, nous l’identifions en attachant une sorte d’agrafe dans ses nageoires. Ainsi, si cet individu est pêché à nouveau, nous saurons qu’il a déjà été répertorié, et nous saurons la distance qu’il a parcourue jusqu’à l’endroit où il a été attrapé. Cela nous arrive souvent de recevoir la même tortue plusieurs fois.

Il y a aussi un autre type d’identification grâce à une puce qu’on a implantée sur certains requins. Chaque fois qu’ils remontent en surface, un satellite reçoit leur position et la transmet. Nous pouvons suivre ainsi leur déplacement, mais aussi la température de l’eau, etc.

Pendant vos sorties, y a-t-il des événements qui vous ont marqué particulièrement ?

Une fois, on était à Cote-de-fer. Les pêcheurs avaient attrapé un requin-gobelin. C’est une espèce que l’on voit rarement parce qu’il vit vraiment en profondeur. On y était allés pour prendre des échantillons. Pendant qu’on était dans cette ville, des pêcheurs ont attrapé un Lamentin à Grand Boucan. Nous y sommes allés en vitesse. Mais les gens avaient déjà blessé l’animal avec des machettes. Il était mal en point. Nous avons pu le transporter dans nos locaux, et on l’a mis dans la piscine. Mais il n’a pas survécu. Les gens ignoraient que c’était aussi une espèce menacée.

Une autre fois, nous sommes allés voir un requin-baleine que des pêcheurs avaient tué. Une fois sur place, on a ouvert le ventre du poisson. Et c’était vraiment triste de voir des tas de carton et de plastique à l’intérieur de son ventre.

Après tant d’années de travail avec les pêcheurs, peut-on dire qu’il y a du progrès dans leur façon de voir certaines espèces ?

Je crois que le travail porte ses fruits. Les mentalités sont difficiles à changer, mais il y a des progrès. Par exemple, le fait que les pêcheurs nous apportent les tortues marines alors qu’ils pourraient les vendre n’est pas anodin. Avant, les pêcheurs ne nous apportaient pas de requins par exemple. À cause des mythes sur ce poisson, soit ils le tuaient soit ils n’y touchaient pas. Mais maintenant, nous avons des pêcheurs, lorsque nous partons en mer, qui nous aident à prendre les mensurations des requins avant de les relâcher.

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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