Le 12 janvier 2010, la terre tremble en Haïti. L’épisode laisse après lui le chaos à Port-au-Prince et ses environs. L’évènement était pourtant prédit par les scientifiques. Mais, pour certains chrétiens protestants, c’était l’apocalypse et les fureurs du ciel qui s’abattaient sur le pays
René Jean Joaël et sa femme Nercilieuse Telamour, deux pasteurs de l’Église de Dieu de la délivrance par la foi en Christ terminent quelques tâches administratives après le culte dominical. Des bancs épuisés par l’usure du temps sont alignés des deux côtés de l’allée du temple, long d’une quinzaine de mètres. Nous sommes à Bossier, 4e section Bellevue la Montagne, à Pétion-Ville.
En 2010, la bicoque d’alors qui abritait l’assemblée a résisté aux secousses sismiques. Mais la situation a été très difficile pour plusieurs fidèles, nous apprend René Jean Joaël. « Le temple était considéré comme une ambassade pour les croyants », révèle sa femme pour laisser entendre que l’enceinte servait d’abri à des victimes du cataclysme. Pour Nercilieuse Telamour, la catastrophe a été « un message de Dieu aux Haïtiens pour qu’ils renoncent au mal et acceptent l’évangile du Christ. »
C’est dans ce sens que l’Église de Dieu de la délivrance par la foi en Christ a orienté son message au lendemain du séisme, révèle la pastoresse. Nercilieuse Telamour affirme qu’après l’évènement beaucoup de gens se sont convertis à son église. « Puis, ils ont abandonné progressivement », lance-t-elle d’un air frustré.
Wilson Antoine, maestro d’un groupe musical de ladite église, affirme que l’évènement ne l’a pas surpris malgré son ampleur. « Le livre de l’Apocalypse que je lis régulièrement prédit déjà ces catastrophes », explique-t-il.
Calmement, Antoine et Télamour déclarent qu’ils s’attendent à ce que d’autres séismes arrivent prochainement en Haïti. « D’un point de vue humain, ce n’est pas ce que nous souhaiterions », tempère Télamour. « Tout ceci dépend de la volonté divine. Car, Dieu veut faire savoir au peuple haïtien qu’il existe et qu’il est souverain », reprend Antoine.
Campagne d’évangélisation
Le choc brutal du séisme a été interprété par une fraction de l’Église protestante comme un châtiment divin envers le peuple haïtien à cause de sa mauvaise conduite. Une campagne d’évangélisation a été rapidement lancée à travers le pays dans les jours qui ont suivi la catastrophe, appelant les Haïtiens à se repentir de leurs péchés.
L’effondrement de plusieurs bâtiments de l’administration publique et de temples catholiques renforce cette interprétation. Ces édifices sont, en effet, stigmatisés dans l’imaginaire protestant comme lieu d’impunité et de corruption.
Les camps d’hébergement se sont transformés en lieux de prière. Trois journées nationales de prières, encouragées par le gouvernement d’alors, ont été organisées au Champ-de-Mars pendant la semaine marquant le premier mois du séisme.
Oradson Joseph, étudiant de la faculté des Sciences humaines, était l’un de ceux qui se sont laissés convaincre par cette campagne bien qu’il fût conscient que la catastrophe était naturelle.
« Je ne l’ai jamais interprété comme un évènement apocalyptique. Je me suis pourtant laissé emporter par l’euphorie du moment », avoue l’étudiant en communication sociale qui affirme que l’expérience a duré au moins deux ans.
Le protestantisme progresse
Des enquêtes menées en 2010 démontrent que le protestantisme en général a progressé jusqu’à 48 % dans la tranche d’âge des 18-25 ans, lit-on dans l’ouvrage d’André Corten « Pentecôtisme, baptisme et système politique en Haïti ».
Cependant, « Le pentecôtisme parvient à être dominant à l’intérieur des différentes confessions protestantes, il y aurait même plusieurs Églises baptistes devenues pentecôtistes », poursuit l’auteur qui reprend Laënnec Hurbon. Selon l’auteur canadien, l’imaginaire pentecôtiste touche près de la moitié de la population jusqu’à pénétrer les autres confessions religieuses.
Le sociologue spécialisé dans les relations entre religions, culture et politique dans la Caraïbe, Laënnec Hurbon, estime que les pentecôtistes « étai[ent] le meilleur groupe qui a permis aux gens d’exprimer toute la puissance émotive ressentie après les pertes en vies humaines et de biens. »
Le protestantisme domine l’espace public. Laënnec Hurbon
D’après lui, même les vodouisants, dont le système de croyances est aux antipodes du christianisme, ont eu les mêmes réflexes que les protestants. « Ce qui prouve que le protestantisme domine l’espace public. Même s’il n’est pas pratiquant, l’individu en Haïti est sociologiquement perméable face aux éléments religieux diffus qui circulent dans la société », affirme Hurbon.
Le religieux, un producteur de sens
Le comportement de ces religieux protestants face au séisme a été « tout à fait logique », d’après Lewis A. Clorméus, sociologue de la religion et professeur à l’Université d’État d’Haïti.
« Il y a deux choses à comprendre », dit-il. Dès les premières minutes qui ont succédé l’évènement dévastateur, les individus cherchaient à lui attribuer un sens, car « le religieux est un producteur de sens. »
Ensuite, toujours selon Clorméus, il existe un marché de la religion en Haïti qui, comme ailleurs, place ses différentes institutions, en compétition, dans un besoin de produire et de consommer du sens.
« Le déficit de connaissance scientifique de la population sur l’évènement l’a poussé à adopter la proposition évangélique qui, en se basant sur le livre de l’Apocalypse, justifie l’apparition de certaines catastrophes naturelles comme signes de la fin du monde », explique Clorméus.
Pour Laënnec Hurbon, l’Église protestante haïtienne, en raison de son discours, était prête à accueillir l’évènement. Les messages religieux, bien avant le séisme, dit-il, indiquaient que « Kontra latè pral fini (ce sera bientôt la fin du monde). Ce qui, dit-il, exprimait aussi une désolation sociale. »
Les conséquences de l’absence de l’État et d’une politique de la mémoire
Selon le sociologue, Haïti n’est pas un pays sécularisé où les faits sont « quotidiennement » interprétés et dominés par les préceptes religieux. L’absence de l’État, dit-il, a permis à la religion d’« accaparer » certains espaces publics.
L’impuissance de l’État face à la catastrophe du 12 janvier 2010 a démontré qu’il ne prévoyait pas un tel évènement, d’après lui. « Et, c’est toujours le cas. C’est après les catastrophes naturelles que l’État haïtien s’active à trouver de l’aide chez les ONG et dans l’international », d’après Laënnec Hurbon. La religion était donc devenue « un prêt-à-porter » pour expliquer toutes sortes d’évènements.
Lewis Clorméus s’interroge, lui, sur le rôle des institutions scolaires qui forment les citoyens. « Les croyants eux-mêmes qui profèrent ces discours y ont été assujettis à un moment donné. Donc, pourquoi n’ont-ils pas eu accès à cette connaissance scientifique minimale ? », se demande-t-il.
Selon lui, le problème se pose aussi au niveau de la politique de la mémoire. « La société haïtienne qui a connu des séismes majeurs au 18e, au 19e et même au 20e siècle, sélectionne ce qu’elle doit retenir en fonction de ses perspectives d’avenir », affirme le professeur.
Mais, l’évènement du 12 janvier 2010 n’est pas près d’être oublié selon Clorméus. L’ampleur des dégâts causés et la récurrence sont deux conditions qui font rappeler une catastrophe d’après le sociologue.
Seules des enquêtes scientifiques menées autour de cette interprétation post-séisme peuvent révéler la dangerosité de cet imaginaire social, avance Lewis Clorméus qui veut rester prudent.
En tête de liste des dangers vient la déresponsabilisation de l’État. Puisque la catastrophe est surnaturelle, l’État ne tient aucune emprise sur sa prévention et sa gestion. Il y a aussi le fatalisme qui conduit à un relâchement au niveau personnel : les consignes de prudences et les normes de construction sont méprisées, car « Dieu épargnera les justes ».
Le sociologue de la religion croit en même temps que ces croyances ont évolué. Selon lui, plusieurs conférences ont été réalisées dans des temples protestants pour expliquer aux croyants qu’un séisme est une catastrophe naturelle. « La tendance serait plutôt que le tremblement de terre est une catastrophe naturelle que Dieu a quand même utilisée comme châtiment contre les Haïtiens. Ceci prouve que la croyance a évolué », précise-t-il.
Dix ans après, les gens essaient toujours de faire disparaître la douleur commune perpétrée par le séisme au renfort des croyances religieuses. Mais, selon les sociologues Clorméus et Hurbon, seul l’État a cette responsabilité vis-à-vis de la population et peut éviter le pire lors d’une prochaine catastrophe.
Les photos sont de Georges Harry Rouzier
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