Des interviews menées par AyiboPost lèvent le voile sur des discussions menées auprès des gangs pour rouvrir l’hôpital situé au cœur de Cité Soleil. Une initiative subséquente coûtera la vie à deux journalistes et un policier
Le ministère de la santé publique et de la population (MSPP) avait négocié la réouverture de l’hôpital maternité Isaïe Jeanty avec les gangs, révèle à AyiboPost une source ayant participé aux discussions pour la réouverture du centre.
Cet hôpital, situé à Cité-Soleil, est remis en service en décembre 2024 après avoir été forcé de fermer ses portes en février 2024 à cause des gangs.
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Selon la source jointe par AyiboPost, le jour de la réouverture de l’institution, le chef de gang Micanor avait demandé que les membres du cabinet du ministre de l’époque ne se fassent pas accompagner de policiers ni de blindés.
D’après les consignes du chef de gang, rapportés par la source, la délégation du ministère accompagnée d’une vingtaine de journalistes devait emprunter la route Piste par la route de l’aéroport – les autres voies menant vers l’hôpital étant bloquées car les gangs disaient vouloir « forcer le terminal Varreux à payer ses droits de fonctionnement ».
Un bus partant du ministère a transporté les journalistes invités à couvrir l’événement.
Un des professionnels de la presse confirme à AyiboPost n’avoir pas vu de présence policière ce jour-là, tel qu’ordonné par les gangs.
Quelques jours après l’événement, le journaliste révèle avoir reçu un frais de 2 500 gourdes via paiement électronique.
« J’ai appris plus tard, par mes confrères, que l’argent venait du ministère de la Santé publique », confirme le journaliste à AyiboPost.
La cérémonie de réouverture de l’hôpital a duré une quinzaine de minutes. Le ministre Duckenson Lorthe Blema a fait son discours et est reparti immédiatement, selon le journaliste ayant assisté à l’événement.
Des blindés sont venus à la rencontre du cortège sur la route « Piste » au retour.
« Aucune présence d’hommes armés n’a été signalée aux alentours de l’hôpital, et aucun tir n’a été entendu ce jour-là » rapporte le professionnel à AyiboPost.
L’hôpital maternité Isaïe-Jeanty a pu être mis en service, après neuf mois d’inactivités.
Trois semaines plus tard, une nouvelle initiative du ministre pour rouvrir l’hôpital de l’université d’Etat d’Haïti, forcé de fermer ses portes depuis février 2024 à cause des gangs de Viv Ansanm tourne au drame.
Tout comme lors de la réouverture de l’hôpital de Chancerelles, la police n’était pas présente sur les lieux, constatent à AyiboPost trois journalistes présents dans les locaux de l’HUEH ce jour-là.
Ces professionnels dénoncent « la négligence » des autorités pour « n’avoir pas mis en place des moyens afin d’assurer la sécurité des personnes présentes ».
Les initiatives en vue de la réouverture de l’hôpital de Chancerelles avaient été entamées sous l’administration de l’ancien ministre de la Santé publique, le Dr Georges Fils Brignol.
Ce dernier, contacté par AyiboPost, confie que lorsqu’il était ministre, la proposition de rémunérer les gangs pour faciliter la réouverture de l’hôpital Isaïe Jeanty avait déjà été mise sur la table.
Une proposition « refusé d’un revers de main », dit Dr Brignol.
« La démarche pour la réouverture de l’hôpital Chancerelles était mon initiative et je n’avais pas négocié avec les bandits » assure l’ancien ministre à AyiboPost.
En août 2024, accompagné de l’administrateur de l’hôpital, Brignol effectue une première visite des locaux en voiture blindée.
Il déclare avoir informé le directeur général de la police nationale d’Haïti (PNH), Normil Rameau, de sa visite.
Ce dernier lui aurait dit que « c’est plus rassurant lorsque ce sont les habitants de la zone qui garantissent la sécurité, plutôt que d’être escortés par des renforts de police. »
AyiboPost n’a pas pu joindre le directeur de la PNH avant la publication de cet article.
L’ancien ministre Brignol explique que, selon les informations dont il dispose, les bandits avaient pour habitude de venir récupérer les recettes de l’hôpital.
« Lorsque les patients venaient consulter les médecins, c’étaient les bandits qui recevaient l’argent directement des mains des malades. Ils allaient même jusqu’à donner des ordres pour expulser les patients qui restaient trop longtemps à l’hôpital » confie l’ancien ministre à AyiboPost.
Contactée par AyiboPost, une source ayant pris part aux échanges pour faciliter la réouverture de la maternité fait savoir qu’aucun versement n’avait été effectué en faveur des bandits pour faciliter la réouverture de la maternité en décembre 2024.
Cependant, souligne-t-elle, « il avait été convenu dans les propositions mises sur la table, de donner à chacun des chefs une caisse de rhum Barbancourt dimension trois étoiles, ainsi qu’une petite caisse pour les petits soldats ».
Mais, poursuit la source, « le ministère n’a pas respecté cet engagement. Et jusqu’à présent, le chef continue de demander à être compensé ».
« C’est à partir de la reprise des activités à l’hôpital que nous essaierons de voir ce que nous pouvons faire pour honorer graduellement cette promesse envers eux » confie la source qui révèle que l’hôpital doit encore de l’argent à des particuliers. Cet argent avait été emprunté pour rendre fonctionnel certaines salles du centre hospitalier.
Le Dr Duckenson Lorthe Blema était le titulaire du MSPP à cette époque.
Contacté par AyiboPost, l’ancien ministre de la santé nie ces négociations. « Je ne suis pas au courant de ça et je ne pense pas que cela soit vrai », réagit-il.
Dans une déclaration faite un jour après la réouverture de la maternité Isaïe-Jeanty sur la radio Caraibes, le ministre de la santé avait promis de rouvrir, moins d’un mois après, l’hôpital de l’université d’Etat d’Haïti (HUEH) fermé depuis février 2024.
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Avant ces déclarations, au moins deux affrontements ont eu lieu entre les forces de l’ordre et les gangs armés au sujet de l’HUEH situé à quelques mètres du Palais national.
En juillet 2024, le cortège de l’ex-premier ministre Garry Conille a dû laisser les lieux en catastrophe après une attaque des gangs lors d’une tentative pour ouvrir l’hôpital, considéré comme le plus important de la région métropolitaine.
Le 24 décembre 2024, une nouvelle tentative des autorités du MSPP pour rouvrir l’HUEH a tourné au drame lorsque la coalition de gangs Viv ansanm attaque les locaux de l’hôpital où une quinzaine de journalistes invités à couvrir l’événement attendaient la délégation dirigée par le ministre Blema.
Deux journalistes et un policier sont morts sous les balles des gangs. Sept autres professionnels de la presse sont sortis blessés.
Trois journalistes présents sur place ce jour-là estiment qu’un « manque de préparation » des autorités est à la base de ce drame.
« Il n’y avait aucun dispositif de sécurité ni présence policière. Ce qui est surprenant pour une activité de cette envergure », rapporte un des journalistes contactés par AyiboPost.
Selon le professionnel, ce drame révèle de graves lacunes dans la gestion de la sécurité et l’organisation d’un événement d’une telle ampleur.
« Pour un hôpital qui allait rouvrir, il n’y avait même pas une paire de gants ni de trousses de secours. Quelques médecins et des infirmières sur place ne pouvaient rien faire puisqu’il n’y avait pas de matériels », a constaté un autre journaliste présent.
Moins d’un mois avant, le directeur général du MSPP, le Dr Timothé Gabriel, avait déclaré à AyiboPost qu’aucun plan pour la réouverture de l’HUEH n’a été mis en place en 2024.
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Le Directeur exécutif du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), Pierre Espérance, condamne les attaques perpétrées par les bandits à l’hôpital général et demande des sanctions contre l’ancien ministre de la santé publique Duckenson Lorthe Blema.
« Le ministre a compté sur la collaboration des bandits pour faciliter l’accès à l’hôpital général au lieu d’une coordination avec les forces de l’ordre. Si le ministre avait planifié avec la force publique, cela ne serait pas arrivé », déplore le directeur exécutif du RNDDH.
Contacté par AyiboPost le 29 janvier dernier, l’ancien ministre de la Santé publique, Dr Duckenson Lorthe Blema, fait savoir que les forces de l’ordre avaient été informées de l’évènement, mais a refusé de communiquer à AyiboPost les lettres officielles.
Le Dr Blema indique qu’il détient sept copies de lettres qu’il avait adressées aux membres du gouvernement respectivement, le ministre de la défense, de la justice, ainsi qu’au directeur de la police nationale d’Haïti pour leur informer de la réouverture de l’hôpital général.
Il n’est pas clair si les responsables concernés ont donné le feu vert au ministre de la Santé pour se rendre dans les locaux de l’hôpital, dont les environs demeurent sous le contrôle des gangs.
Les tentatives d’AyiboPost pour vérifier l’existence des copies de ces lettres dans les archives du ministère de la santé publique n’ont pas abouti.
La mission kényane en Haïti ne semble pas avoir été informée de la volonté du gouvernement de rouvrir l’hôpital général.
Dans un message publié dans la foulée du drame sur le groupe de discussions WhatsApp de la force étrangère, un responsable Kényan déclare « n’avoir pas reçu d’invitation pour accompagner le cortège ». Il soutient avoir envoyé des renforts afin d’assurer l’évacuation des personnes piégées dans l’enceinte de l’espace.
Le gouvernement avait fait pression pour obtenir la démission du ministre de la santé publique, Duckenson Lorthe Blema selon les dires de ce dernier.
Dr Blema déclare avoir refusé de démissionner tout de suite afin d’éviter qu’on mette sur son dos la responsabilité de ce qui s’est passé à l’HUEH.
L’ancien ministre de la Santé publique explique qu’il était déjà en chemin le jour de l’attaque, mais qu’il a été empêché de se rendre à l’hôpital.
Il s’est alors réfugié au Palais national pour organiser l’évacuation des victimes.
Trois ministres ont succédé à la tête du ministère de la santé publique et de la population depuis juin 2024.
L’ancien ministre de la santé publique sous le gouvernement de Garry Conille, Dr Georges Fils Brignol, fait savoir que l’un des défis posés pour la réouverture de l’hôpital général reste le problème de sécurité dans les zones avoisinantes.
« Ma condition pour la réouverture de l’hôpital général était d’obtenir des autorisations de la part de la police, des forces armées, ainsi qu’une note formelle du ministre Conille garantissant que toutes les zones avoisinantes du centre hospitalier étaient sécurisées et que les activités pourraient reprendre », explique l’ancien titulaire du MSPP à AyiboPost.
Cependant, explique l’ancien ministre, « de manière formelle, aucune évaluation de l’état des lieux de la structure de l’hôpital n’avait été réalisée pour déterminer par où commencer ».
L’ambassade de France en Haïti disposait d’une enveloppe de quatre millions de dollars américains pour faire l’évaluation physique de l’hôpital et l’inventaire des matériels appartenant à l’institution, apprend AyiboPost d’une source au courant de cette démarche.
AyiboPost a pris contact avec l’ambassade de France en Haïti pour obtenir des précisions sur cette initiative. Cet article sera mis à jour en cas de réponse de l’ambassade.
Une commission de suivi mise en place sous l’initiative du ministre de la justice et de la sécurité publique, Patrick Pélissier, a permis à trois des journalistes blessés d’aller se faire soigner à Cuba en janvier 2025.
Mais contacté par AyiboPost, l’un d’entr’eux déclare avoir des difficultés à rentrer au pays après leur hospitalisation.
« Nous n’avons plus d’endroit où dormir depuis notre exeat. Cela fait déjà huit jours que nous attendons d’être rapatriés en Haiti. », explique le professionnel joint par AyiboPost ce 17 février 2025, ajoutant avoir déjà entrepris des démarches auprès des autorités qui peinent encore à aboutir.
Dans le but d’obtenir des détails sur cette situation, AyiboPost a contacté le ministre Patrick Pélissier qui jouait à l’époque le rôle de ministre de la santé publique par intérim. Cet article sera modifié en cas de réponse de sa part.
Le 13 février 2025, un incendie éclate dans une partie des locaux de l’HUEH.
Selon Evelyne Fremont, présidente du syndicat des travailleurs de l’HUEH, le feu a été mis par les gangs de Viv ansanm.
Dans une note publiée le jour de l’incendie, le MSPP dénonce, sans donner de détails, un « incendie criminel » ayant ravagé les locaux de l’hôpital.
L’orthopédie, la chirurgie, la radiologie, l’ophtalmologie, les archives centrales, la physiothérapie et la pharmacie sont parmi les principaux services touchés.
« Avant même l’incendie, tout l’hôpital était déjà vandalisé, il ne restait plus rien dans le centre », explique à AyiboPost Evelyne Fremont, ajoutant que la majorité des employés sont restés chez eux, mais continuent de percevoir leur salaire.
Selon Georges Fils Brignol, l’ambassade d’un pays étranger disposait d’une enveloppe de quatre millions de dollars américains pour faire l’évaluation physique de l’hôpital et l’inventaire des matériels appartenant à l’institution.
« Il ne reste plus rien. Il n’y a aucune chance que l’hôpital général soit rouvert en bas de la ville », se désole Fremont, qui souhaite que certains services de l’hôpital soient relocalisés ailleurs pour faciliter l’accès aux soins à la population.
Par Fenel Pélissier
Couverture | Portrait du chef de gang Micanor accompagné d’une photo de la façade de l’hôpital de Chancerelles. Collage : Florentz Charles / AyiboPost – 20 février 2025
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