Depuis l’adoption d’un nouveau protocole migratoire en avril 2025, les autorités dominicaines traquent les femmes haïtiennes enceintes jusque dans les hôpitaux, selon trois sources au courant de ces faits, jointes par AyiboPost
Ronald Jean a vécu la pire tragédie de sa vie en mai 2025, dans la province d’El Seibo, en République dominicaine, lorsque sa femme, Lourdia Jean Pierre, est morte dans ses bras à la maison, quelques minutes après avoir mis au monde leur quatrième enfant.
Craignant d’être arrêtée et déportée en Haïti par les autorités dominicaines, la commerçante de 33 ans avait été contrainte d’accoucher chez elle, sans l’assistance d’un professionnel de santé.
« Elle a accouché difficilement, épuisée et à bout de forces, avant de mourir peu après », témoigne son mari, Ronald Jean, avec lequel elle avait fui la violence en Haïti en 2021.
« Je suis anéanti. La mort soudaine de ma femme m’a profondément choqué », confie l’homme joint par AyiboPost, précisant que les ambulanciers n’ont pas pu arriver à temps.
Le nouveau-né a été conduit à l’hôpital pour recevoir les soins nécessaires, et Lourdia Jean Pierre a été inhumée le jour même au cimetière local de Seibo, dans le quartier municipal de Pedro Sánchez.
« Beaucoup de femmes enceintes qui ont été témoins de la manière dont Lourdia est morte ont quitté la République dominicaine pour rentrer en Haïti, de peur de subir le même sort », explique Ronald Jean.
Ces décès surviennent dans un contexte de durcissement des mesures migratoires de la République dominicaine visant les migrants haïtiens.
Le président dominicain Luis Abinader a d’ailleurs fait de l’immigration haïtienne l’un de ses principaux chevaux de bataille depuis son arrivée au pouvoir en 2020.
Des nationalistes dominicains ayant soutenu sa candidature craignent que l’afflux massif et continu d’Haïtiens ne modifie irrémédiablement le caractère démographique, culturel et linguistique du pays, en particulier dans les zones frontalières.
« Beaucoup de femmes enceintes qui ont été témoins de la manière dont Lourdia est morte ont quitté la République dominicaine pour rentrer en Haïti, de peur de subir le même sort », explique Ronald Jean.
L’une des plus récentes mesures de l’administration dominicaine a été annoncée en avril 2025, lorsque le gouvernement a mis en place un nouveau protocole d’immigration en quinze points, appliqué dans 33 hôpitaux du réseau public du pays.
Parmi ces mesures, les patients étrangers doivent présenter une pièce d’identité valide, une attestation d’emploi et un justificatif de domicile.
À défaut, ils ne peuvent recevoir que des soins d’urgence et, une fois leur état stabilisé, sont signalés aux services d’immigration en vue d’un éventuel rapatriement.
Des milliers d’Haïtiens qui travaillent dans les entreprises dominicaines ou dans les champs ne disposent pas de ces documents officiels.
Depuis l’adoption de ce nouveau protocole migratoire, les autorités dominicaines traquent les femmes haïtiennes enceintes jusque dans les hôpitaux, selon trois sources au courant de ces faits, jointes par AyiboPost.
Beaucoup préfèrent rester chez elles, malgré leur grossesse et leur besoin de soins médicaux.
Trois femmes haïtiennes immigrées en territoire voisin confient à AyiboPost les conditions difficiles dans lesquelles elles ont dû accoucher en République dominicaine.
Elles souhaitent garder l’anonymat pour des raisons de sécurité.
L’une d’elles, une commerçante de 25 ans, raconte avoir vécu cette expérience en août 2025. Alors qu’elle était sur le point d’accoucher, elle a eu de grandes difficultés à se rendre dans un hôpital public : ses voisins l’avaient avertie qu’elle risquait d’être arrêtée par les services d’immigration dominicains.
« J’ai dû changer mes plans et payer 25 000 pesos — soit environ 52 000 gourdes — dans une clinique privée pour un accouchement par césarienne, alors que cela m’aurait été gratuit dans un hôpital public », témoigne-t-elle.
La jeune femme s’était rendue en République dominicaine en 2023 pour ses vacances. C’est sur place qu’elle a appris que des bandits avaient envahi sa maison située à Delmas 24.
Devant l’Assemblée générale des Nations unies en 2024, le président dominicain Luis Abinader avait déclaré que près de 10 % des services fournis par le système de santé dominicain avaient été destinés aux migrants haïtiens en 2023.
Dans un rapport publié le 17 novembre 2025, Amnesty International remet en cause la rhétorique officielle selon laquelle les migrants haïtiens saturent le système de santé dominicain.
« J’ai dû changer mes plans et payer 25 000 pesos — soit environ 52 000 gourdes — dans une clinique privée pour un accouchement par césarienne, alors que cela m’aurait été gratuit dans un hôpital public », témoigne-t-elle.
Selon l’organisation internationale, « les problèmes structurels liés à l’accès à la santé publique ne sont pas dus à la demande de services de santé de la part des personnes haïtiennes vivant dans le pays, mais plutôt à un financement insuffisant et à une disponibilité limitée des ressources ».
L’organisation de défense des droits humains rappelle d’ailleurs que, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la République dominicaine se classe au deuxième rang des pays de la région où les dépenses publiques de santé sont les plus faibles en proportion du PIB. Le pays y consacre seulement 2,7 %, soit moins de la moitié des 6 % recommandés par l’OMS.
D’après le rapport d’Amnesty International, les personnes haïtiennes ne représentaient que 7,9 % du total des consultations et 14,8 % du total des hospitalisations.
Dans les provinces d’Elías Piña, Pedernales et El Seibo, où le nombre de consultations a été plus élevé, le total des patient·e·s n’a représenté que 2 % du pays en 2025.
« Le nouveau protocole viole les droits à la santé, à l’égalité et à la non-discrimination garantis par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ainsi que par la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD) », note Amnesty International.
Le gouvernement dominicain n’a pas répondu à une demande de commentaires d’AyiboPost avant la publication de cet article.
Ces dernières années, des organisations de la société civile dominicaine dénoncent les conditions de détention des migrants haïtiens, dans un contexte de déportations massives amplifiées depuis 2024 par l’administration en place.
Lire aussi: Brutalités et répression : le calvaire des migrants haïtiens expulsés de la République Dominicaine
Dans un rapport conjoint publié le 20 novembre dernier, sept organisations de défense des droits humains signalent la mort d’un nouveau-né au centre de rétention de Haina.
Selon le document, l’Haïtienne Melissa Jean Baptiste et son bébé ont été placés dans ce centre quelques heures après son accouchement à l’hôpital Nuestra Señora de Regla de Baní, dans la province de Peravia.
Le nouveau-né est décédé au petit matin du 14 novembre.
Depuis des années, Haina a fréquemment été au centre des critiques concernant le traitement réservé aux personnes retenues par les autorités dominicaines.
La loi générale 285-04 sur les migrations interdit explicitement et catégoriquement la détention administrative des mineurs et des femmes allaitantes.
Depuis le début de l’année 2025, les autorités ont reconnu le décès de trois personnes retenues dans ce centre.
Le collectif HaitianosRD, pour sa part, documente le décès de 54 personnes d’origine haïtienne dans le contexte des expulsions massives survenues entre 2021 et mi-2025.
En raison de leur statut de migrantes en situation irrégulière, certaines femmes ont recours à une tierce personne en règle pour faire vacciner leurs bébés dans les hôpitaux publics.
Pour les premières doses de vaccin de son bébé, l’une des trois femmes jointes par AyiboPost explique avoir payé 1 500 pesos — plus de 3 000 gourdes — à une personne disposant d’un statut légal pour emmener l’enfant dans un hôpital public, à Santo Domingo.
Lire aussi : Haina, l’enfer des migrants Haïtiens en RD
Interviewée par AyiboPost, Monica Osias Ramírez, psychologue-médecin, confirme l’existence de cette pratique dans les communautés haïtiennes pour échapper aux contrôles des autorités dominicaines.
La psychologue travaille à l’hôpital général Dr. Vinicio Calventi à Santo Domingo.
« J’étais en contact avec une femme haïtienne qui avait accouché chez elle. Elle ne pouvait pas emmener son bébé se faire vacciner. J’ai été obligée de demander à quelqu’un qui avait un statut légal d’emmener le bébé à sa place », confie-t-elle à AyiboPost.
Selon la psychologue, beaucoup de femmes haïtiennes qui ont accouché à leur domicile éprouvent également des difficultés à faire enregistrer leurs enfants à l’état civil.
La professionnelle dit connaître plus d’une dizaine de femmes se trouvant dans cette situation.
Les naissances de mères dominicaines et étrangères dans les centres du réseau public des hôpitaux ne sont enregistrées que dans un registre des naissances et des accouchements tenu par l’hôpital lui-même, où elles sont clairement classées selon la nationalité de la mère.
Par la suite, et en utilisant ce livre des naissances et des accouchements comme source principale, le personnel de santé des hôpitaux remplit le certificat de naissance en vie, avec la couleur correspondante : blanc si la mère présente une documentation prouvant sa nationalité dominicaine, et rose si la mère est étrangère, non résidente (sans distinction de pays), conformément au mandat du point 1, article 28, de la loi générale sur la migration 285-04.
Selon Mónica Osias Ramírez, les accouchements de femmes haïtiennes ont connu une baisse notable depuis la mise en œuvre de la politique anti-migrants dans les hôpitaux de la République dominicaine.
En juin 2025, le Service national de santé (SNS) rapporte que la prise en charge des citoyens haïtiens dans les hôpitaux publics a chuté de près de 67 %depuis l’entrée en vigueur du protocole migratoire.
Parmi les 7 900 naissances enregistrées en janvier, 38 % concernaient des femmes haïtiennes, tandis qu’en mai, sur près de 5 000 naissances, cette proportion tombait à seulement 17 %.
Le nombre de consultations pour les citoyens haïtiens a chuté de 44 000 en janvier à 14 000 en mai de cette année, soit une baisse de 67 %.
Les visites aux urgences ont diminué de 41 000 à 13 000, soit une chute de 66 %, et les interventions chirurgicales ont reculé de 56 % sur la même période.
En 2012, la plus haute juridiction dominicaine a décidé que « les enfants nés dans le pays de parents étrangers », depuis 1929, seraient déchus de la nationalité dominicaine.
En septembre 2013, l’arrêt 168-13 de la Cour constitutionnelle impose aux personnes nées en République dominicaine après 1929, de parents étrangers, l’obligation de prouver le statut d’immigration régulier de leurs parents pour conserver la nationalité dominicaine.
Cette décision de justice ne s’appliquait qu’aux personnes d’origine haïtienne.
Une période d’un an avait été prévue pour permettre aux concernés de régulariser leur statut.
Pour obtenir leur régularisation, ils devaient fournir une série de documents souvent hors de leur portée.
Aujourd’hui encore, le statut migratoire de ces personnes d’ascendance haïtienne reste encore précaire.
Depuis l’entrée en vigueur du protocole du 21 avril dernier, la situation déjà fragile des ressortissants haïtiens irréguliers s’est aggravée.
« Les gens sont restés chez eux. Ceux qui souffrent de maladies chroniques, comme l’hypertension ou le diabète, ne mettent plus les pieds dans les hôpitaux. Parfois, ils sont allés habiter dans des zones très reculées pour ne pas se faire repérer », déclare à AyiboPost Epifania St Chals, activiste et militante des droits des migrants haïtiens, membre de l’organisation Movimiento Reconocido, qui défend les droits des migrants haïtiens descendants dominicains.
Certains migrants en situation irrégulière optent parfois pour des cliniques privées, ce qui, selon la militante, représente une charge financière lourde pour les familles.
En effet, le prix d’une césarienne peut s’élever jusqu’à 23 000 pesos — soit 50 000 gourdes — et une consultation peut coûter plus de 2 000 pesos — soit 4 000 gourdes — dans les établissements de santé privés.
Selon la militante, il arrive que des mères haïtiennes paient des médecins de connivence avec des agents de l’immigration pour obtenir une autorisation de sortie de l’hôpital.
« Il y a une semaine, une dame sur le point d’accoucher dans un hôpital public a payé 50 000 pesos — environ 110 000 gourdes — à un médecin pour l’aider à échapper aux agents de l’immigration. Dans la soirée, elle avait accouché et avait quitté l’hôpital avec son bébé », confie St Chals à AyiboPost.
La militante note aussi des cas où des mères haïtiennes abandonnent leur nouveau-né à l’hôpital après l’accouchement pour échapper à l’immigration.
Son organisation a déjà enregistré au moins trois cas de ce type entre août et septembre 2025.
AyiboPost n’a pas pu obtenir de commentaires du gouvernement haïtien avant la publication de cet article.
Par : Fenel Pélissier
Couverture |
► AyiboPost s’engage à diffuser des informations précises. Si vous repérez une faute ou une erreur quelconque, merci de nous en informer à l’adresse suivante : hey@ayibopost.com
Gardez contact avec AyiboPost via :
► Notre canal Telegram : cliquez ici
► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici
► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici






Comments