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Le « bwa kale » va-t-il s’accélérer ?

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«L’amnistie est un mot français. En créole, cela veut dire « bwa kale »», déclare via WhatsApp un policier de la ville de Jérémie

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Un après-midi de septembre 2022, un habitant de Turgeau surprend en flagrant délit un jeune homme en train de voler la batterie d’un véhicule dans une cour privée.

Armé uniquement de ses outils, le jeune homme se fait tabasser sévèrement. Mais les citoyens décident d’appeler la police pour qu’elle le récupère.

Arrivés sur place, les agents – transportés par un pickup blanc et bleu – fracassent brutalement le jeune homme à l’arrière du véhicule, avait constaté un journaliste d’AyiboPost.

Au moment de quitter les lieux, l’un des policiers s’est tourné vers la foule, avec un regard désapprobateur : «Vous avez une ravine à proximité et vous appelez la police pour un voleur ?»

Armé uniquement de ses outils, le jeune homme se fait tabasser sévèrement. Mais les citoyens décident d’appeler la police pour qu’elle le récupère.

Le 24 avril 2023, quatorze bandits présumés sont livrés par des policiers à une foule en furie à Canapé Vert, selon un organisme de défense des droits humains.

L’événement a marqué le début du mouvement «bwa kale» à travers lequel, des éléments de la population s’érigent en policier, enquêteur et justicier.

Tout individu soupçonné de banditisme, surpris en pleine action, ou circulant sans carte d’identification nationale, dans une zone n’étant pas la sienne, peut être intercepté, interrogé et parfois tué.

Bwa kale

Le 24 avril 2023, des individus présumés être des bandits ont été abattus puis brûlés avec des pneus par une foule en furie à Canapé Vert. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Des barricades sont dressées pour encercler certains quartiers.

Des groupes de vigilance prennent parfois naissance, pour veiller nuit et jour aux entrées et sorties.

Lire aussi : Photos | Les barrières se multiplient à l’entrée des quartiers à P-au-P

204 présumés membres et proches de gangs trouvent la mort entre le 24 avril et le 24 juin 2023, selon le Centre d’analyse et de Recherche en droits de l’homme (CARDH) dans un rapport publié le 24 juin 2023.

Depuis le lancement du mouvement, plusieurs centaines de gens, peut-être même des milliers, suspectés de banditisme, ont été lynchés par la population un peu partout à travers Haïti.

Ces actes arrivent dans un pays pris au piège du grand banditisme.

En 2023, les Nations Unies avaient rapporté plus de 4 700 victimes d’homicide sur tout le territoire.

Au premier trimestre de 2024, environ 2 500 personnes ont été tuées ou blessées dans des violences de gangs, selon l’ONU qui a approuvé l’année dernière le deploiement d’une mission sécuritaire, dirigée par le Kenya, pour aider la police à combattre les gangs.

Les modalités de fonctionnement de la mission ne sont pas encore publiques.

Mais déjà, une intervention musclée de policiers – seuls – ou supportés par des éléments étrangers introduit une fenêtre pour des dérapages et une accélération des exécutions sommaires de type Bwa Kale.

Bwa kale

Un adolescent curieux scrute des yeux un corps calciné dans les rues de Port-au-Prince le 4 mars 2024, dans la Rue Oswald Durand, à quelques mètres du Palais national.

Contacté par AyiboPost, le conseiller présidentiel Lesly Voltaire craint la fuite de membres de gangs vers l’extérieur de la capitale, augmentant ainsi les possibilités de violence contre la population rurale.

«Personne n’est en faveur d’une amnistie», selon Voltaire qui appelle à la création d’un comité de justice et de vérité pour notamment encourager les gangs à remettre les armes.

Visionnez cette vidéo explicative d’AyiboPost qui permet de cerner le concept ou le mot «Amnistie», très courant en Haïti actuellement :

Des centaines de policiers ont fui le pays ces dernières années. Des estimations de 2023 mettent l’effectif de la PNH à 13,000 agents pour un pays de plus de onze millions d’habitants.

Entre juin 2022 et juin 2023, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH)  a recensé cinquante-huit policiers assassinés.

C’est pourquoi tout appel perçu comme de la mansuétude envers les chefs de gangs reçoit un accueil tiède au sein de l’institution policière. Une institution dont des dizaines de membres ont péri ces dernières années dans des affrontements avec les gangs.

«L’amnistie est un mot français. En créole, cela veut dire « bwa kale »», déclare via WhatsApp un policier de la ville de Jérémie.

Lire aussi : Les gangs piratent les radios de communication de la PNH

Certaines brigades de vigilance de quartiers sont dirigées par des policiers, accompagnés de civils parfois armés.

Pierre, par exemple, est un inspecteur divisionnaire. Il coordonne une brigade de vigilance dans le bidonville de Carrefour-Feuilles depuis le lancement du mouvement «Bwa Kale».

Le conseiller présidentiel Lesly Voltaire craint la fuite de membres de gangs vers l’extérieur de la capitale, augmentant ainsi les possibilités de violence contre la population rurale.

Les hommes de Pierre procèdent régulièrement à des fouilles sur toutes les personnes inconnues fréquentant la zone.

Le cadre de l’institution policière dit surveiller afin qu’aucun membre de sa troupe n’abuse des innocents.

Ces précautions n’empêchent pas des dérapages.

Le 24 avril 2023, par exemple, un jeune homme a été assassiné à Turgeau parce qu’il n’avait aucune pièce d’identité avec lui, a constaté un journaliste d’AyiboPost. Des proches, transportés sur les lieux, ont ensuite affirmé qu’il n’avait aucun lien avec le banditisme.

Dans un rapport sorti en mai 2023, le RNDDH s’est insurgé contre «les autorités étatiques qui se cachent derrière [le] mouvement [bwa kale] pour porter la population haïtienne à éliminer pour elles les liens qu’elles entretiennent avec les individus qu’elles ont armés et à empêcher par la même occasion, que la Justice ne remonte jusqu’à elles.»

À AyiboPost, la responsable de programme du RNDDH, Marie Rosy Auguste Ducena, critique le comportement «anti-déontologique» des policiers ayant livré les quatorze personnes suspectés d’actes de banditisme à la population en avril 2024.

Lire aussi : Photos | Des Haïtiens tatoués sous la menace constante du «Bwa Kale»

Le mouvement prend place dans un contexte de dysfonctionnent des institutions régaliennes du pays, souvent en déphasage avec les besoins de la société.

Le système juridique d’Haïti, calqué sur le droit français, contient des textes centenaires. Le Code pénal remonte à 1825 et le Code civil à 1835.

«C’est parce que la justice ne remplit pas normalement sa fonction que la population se rend justice à travers le mouvement Bwa Kale», estime Ducena.

Bien avant Bwa Kale, le recours à la justice formelle représentait une exception dans certains milieux ruraux.

«La justice ne fonctionne pas dans des conditions normales [notamment] à cause des grèves incessantes dans le système», constate à AyiboPost le spécialiste en droit pénal Me Frantz Gabriel Nerette.

Et cette vengeance privée serait motivée par l’ensemble des «dégoûts et frustrations de la population envers les appareils de l’État [incapables] de donner des résultats», analyse Me Nerette.

C’est parce que la justice ne remplit pas normalement sa fonction que la population se rend justice à travers le mouvement Bwa Kale.

Marie Rosy Auguste Ducena

La prise en charge privée de la justice et de la sécurité des communautés n’est pas nouvelle dans l’histoire du pays.

L’ancien policier Abelson Gros Nègre participe aux initiatives de vigilantisme à Carrefour-Feuilles.

L’ancien porte-parole d’un syndicat de police dit avoir été témoin en 1991, «malgré que j’étais encore enfant», de la réponse des brigades de vigilance du bidonville «face à des bandits qui voulaient assiéger la zone».

L’historien et professeur à l’université d’Etat d’Haïti, Derinx Petit Jean, distingue au moins cinq mouvements avec des traits semblables au Bwa Kale dans l’histoire d’Haïti.

D’abord, au 18e siècle avec le mouvement des piquets commencé en 1843 dans le sud et mené par Jean Jacques Acaau.

Puis, le mouvement des zinglins, un groupe paramilitaire qui a pris naissance sous le gouvernement de Faustin Soulouque.

La politique « zéro tolérance » sous la présidence de Jean Bertrand Aristide. Et les deux versions du mouvement Peyilòk, respectivement en 2019 et 2022.

La prise en charge privée de la justice et de la sécurité des communautés n’est pas nouvelle dans l’histoire du pays.

«Nous en sommes là parce que Port-au-Prince devient une zone hypertrophiée», analyse le professeur Derinx Petit Jean. «La majorité des habitants vivent dans la capitale. Ce qui crée une concentration de la peur».

Le mouvement ne résout pas le problème de déplacement des gens dû au phénomène de l’insécurité dans le pays, selon des spécialistes.

Si autrefois on ne se déplaçait pas pour ne pas être kidnappé ou violé, aujourd’hui, «le mouvement « Bwa Kale » a réduit le déplacement des gens vers les autres endroits où ils ne sont pas connus pour ne pas se faire tuer», déclare à AyiboPost le sociologue Mardochée Gédéon.

D’ailleurs, la plupart des gangs prennent naissance comme association de protection communautaire.

«C’est le cas de la plupart des gangs de Cité-soleil, Grand Ravin, Martissant, Village de Dieu, etc.», relève le sociologue Fritz Dorvilier.

«Ces groupes peuvent devenir des outils de répression et exercer des formes de violence symbolique et physique : manque de respect aux aînés, des membres de la population, prédation sur les ressources de la communauté, fusillades, brutalité», conclut le sociologue.

Nous en sommes là parce que Port-au-Prince devient une zone hypertrophiée. La majorité des habitants vivent dans la capitale. Ce qui crée une concentration de la peur.

Derinx Petit Jean

Le mouvement donne lieu à des scènes de violences inouïes, parfois partagées largement sur les réseaux sociaux.

Interviewé par AyiboPost, le Dr en Psychologie clinique et psychopathologie Jeff Matherson Cadichon parle de la possibilité pour les spectateurs d’expérimenter de la douleur psychique, de l’effroi, de la sidération, de l’angoisse ou même de la honte».

Le 13 octobre 2003, à une heure du matin, alors qu’une gangue de ténèbres enveloppe la ruelle Alcius dans la commune des Gonaïves, environ trois hommes armés, à visage découvert, disloquent les portes et investissent brutalement la maison de Chenet située à Descahos.

Dans la trépidation de l’heure, le déclic se fait rapidement dans l’esprit de l’homme, qui tutoyait la trentaine : sa demeure est envahie par des malfrats.

Sa motocyclette, les anneaux en or de sa femme et d’autres objets de valeur sont emportés.

Le lendemain, des individus sont identifiés par la population comme les auteurs de l’attaque.

Lire aussi : Des «kafou lanmò» se multiplient à Port-au-Prince

Quinze jours après, l’un d’eux est capturé dans les hauteurs du morne Blanc, dans la commune des Gonaïves, par une poignée de gens alertes à dix heures du soir.

Son corps est charcuté à la machette. Son ventre nu est surmonté de son sexe arraché et exposé à ciel ouvert.

Rien n’indique si l’homme avait effectivement pris part au cambriolage.

Par Fenel Pélissier, Widlore MérancourtRolph Louis-Jeune & Legrand Junior

Jérôme Wendy  Norestyl a participé à ce reportage.

Image de couverture : un motard et ses passagers roulent près d’un corps en feu à Port-au-Prince en avril 2023. 

Les photos sont de Jean Feguens Regala/AyiboPost.


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Fenel Pélissier est avocat au Barreau de Petit-Goâve, professeur de langues vivantes et passionné de littérature.

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