Mon voyage surpasse mes attentes.
Mon objectif initial de faire une petite retraite personnelle est vite tombée à l’eau à la minute où je constate que l’itinéraire de mon tour n’offre pas beaucoup de temps libre. On bouge tout le temps et on bouge vite. J’ai vite fait de changer mes attentes et ma nouvelle devise est simple: “Profiter au maximum de cette expérience puis enfouir quelque part en moi cette incontestable et saine énergie que la nature de Costa Rica semble dégager”.
Le réveil journalier entre 5 à 6 heures du matin, suivi du petit déjeuner à 7 heures, aussi garni qu’il soit, pour se mettre en route vers une nouvelle ville 30 minutes après, ne plait pas toujours à la flemmarde que je sais être. Néanmoins, l’éclat de la faune et de la flore de Costa Rica, le panorama à couper le souffle, les gens chaleureux, pleins de vie et imprégnés de respect pour autrui, mais surtout pour la nature et les animaux, sont plus que dignes d’effort. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai toujours imaginé l’Haïti des Arawaks, ses premiers habitants dont on ne parle plus.
Solitaire par excellence, j’avais opté de partir seule et je dois avouer que je n’ai jamais regretté ma décision.
Les problèmes sociaux économiques du pays ne semblent nullement affecter l’entichement des habitants à embrasser la vie dans toute sa splendeur et à profiter de tout ce qu’elle a à offrir. Leur philosophie, exprimée dans leur slogan préféré “Pura Vida” résume bien ce mode de vie. Il est la réponse aux « Como estas ? », comme il est également la salutation ou le souhait, à la fin d’une conversation.
La vie est belle, la vie est pure, tout va bien !
Au fil du temps, la routine me devient familière, je suis ouverte à toutes éventualités et j’attaque mes journées avec enthousiasme. Costa Rica est un paradis et est la destination parfaite pour fuir l’étouffement ressenti à New York.
Au quatrième jour, nous nous dirigeons vers Nicaragua pour une nuit. Entretemps, je me suis déjà faite des amis et vu que je suis la seule à être venue « solo » le guide me rejoint toujours pour les activités qui se font en pair. Je bénéficie donc de plus d’informations que le reste de l’équipe.
Vacances idéales!
En route, notre guide nous explique, que les relations ambiguës entre ses pays voisins n’empêchent pas une certaine collaboration quand il s’agit du tourisme. Néanmoins, il nous prévient d’une situation de conflit à la frontière.
« Vous avez surement entendu parler des Africains, Cubains et Haïtiens qui sont présentement bloqués entre Costa Rica et Nicaragua et des difficultés auxquelles ils font face ?» nous demande-t-il tout en me fixant particulièrement.
Je suis non seulement la seule noire de l’équipe, mais j’ai pris plaisir à me présenter comme « Nathalie l’Haïtienne », et à pointer les petites similitudes positives de nos pays.
Après tout quel haïtien, digne du nom ne met pas en avant les charmes de son pays?
Cependant, « la fille haïtienne » n’était pas au courant du sort de ses compatriotes et je peux voir que cela le surprend.
Un peu gênée, je continu à l’écouter nous expliquer comment des centaines de refugiés partis au Brésil dans l’espoir d’un avenir meilleur, puis frappés par l’échec et les conditions non propices, décident de se frayer un chemin jusqu’aux Etats-Unis. Ils s’y prennent à pied ou en bus, au péril de leurs vies, et les plus aisés, par petits vols aériens de courtes durées.
Cependant le Nicaragua discontinue leur trajectoire aussi labyrinthique qu’elle ait été. Il n’est pas question d’entrer chez eux et pour s’y assurer ils ont mis sur place une sorte de gendarmerie côtière constituée de leur corps militaire, pour faire face à ceux qui essaieraient de se faufiler clandestinement
« Nicaragua est aussi un pays pauvre », nous explique-t-il, « ils ne peuvent pas se permettre le luxe de recevoir chez eux ces immigrants. Où vont-ils les mettre si ils décident de rester ou sont bloqués par le Honduras? ». Par conséquent, ils vivent à la frontière dans les conditions les plus inhumaines que l’on puisse imaginer.
J’assimile lentement tout ce qu’il nous dit et j ai du mal à imaginer ce voyage dont il nous parle. Comment peut on sortir de l’Amérique du Sud, passer par l’Amérique Centrale pour se rendre en Amérique du Nord à pied?
« Balivernes ! » je me dis.
« Ils vous raconteront eux- mêmes si vous leur demandez » nous-dit-il, comme s’il discernait nos doutes. C’est exactement ce que je me promets de faire, sans trop savoir à quoi m’attendre.
Une fois arrivée à la frontière, je les remarque vite. Ils sont un peu éparpillés dans une cour, comme des âmes désespérées qui attendent le sort qui leur sera infligé.
Deux jeunes noirs portant des vêtements usagés et munis de gallons qu’ils ont transformés en corbeilles pour faire la quête, m’observent longuement avec curiosité. Ils s’approchent timidement en prenant le soin de laisser une grande marge entre nous, comme par crainte de se faire engueuler par les autorités aux aguets.
Sans trop savoir pourquoi, je leur fais un signe de main pour qu’ils s’approchent et je leur dis que je viens d’Haïti. Ils ont l’air enchanté et sans trop tarder, toujours distancés l’un de l’autre, nous nous mettons à parler en Français. Je les bombarde de questions auxquelles ils répondent sans aucune retenue.
Ils viennent du Togo et de la Guinée, sont en route depuis plus de dix longs mois et veulent se rendre aux Etats Unis à tout prix. Ils sont tous deux des diplômés, qui, par manque d’opportunité et incapables de subvenir à leur besoins primaires, ont opté pour laisser l’Afrique aux fins de trouver ailleurs une meilleure qualité de vie. Ils ont épuisé toutes leurs économies et sont maintenant à la merci du gouvernement Costaricain. Ils n’ont aucune envie de rester au Costa Rica ou au Nicaragua et ne comprennent pas pourquoi ils sont bloqués à la frontière.
« Nous voulons simplement nous rendre aux Etats-Unis et vivre la belle vie comme toi» me dit l’un d’entre eux en riant. Je grimace un demi-sourire pour cacher mon inconfort.
Tout se passe vite à l’immigration et je n’ai pas le temps d’apercevoir un Haïtien. Une fois dans le bus, alors qu’ils s’approchent pour me dire au revoir, une des passagères, blanche et âgée, me demande avec un ton mi-agressif de fermer ma fenêtre parce qu’ « elle ne veut pas qu’ils lui volent sa camera ».
Je reçois la demande comme une gifle et j’ai du mal à l’exécuter. Le bus est assez élevé et il n’y a aucune façon pour que quelqu’un du dehors nous pique quoi que se soit. Je regarde rapidement autour de moi comme pour chercher dans le regard des autres un indignement partagé, mais à ma surprise ils ont l’air d’approuver.
Mi- choquée, mi -confuse, je sens subitement un fossé se créer entre eux et moi. Sans dire un mot je ferme la fenêtre à demi.
Elle me lance un « Thank you Dear » que je choisis d’ignorer.
Notre guide nous suggère de nous arrêter sur le chemin du retour le lendemain, à une épicerie bon marché où l’on pourra faire quelques emplettes pour les immigrants. « Ils n’ont pas les choses de bases » nous rappelle-t-il, «donc quand je passe avec mes touristes je leur fait toujours la même proposition ».
Tout le monde accepte.
Arrivée au Nicaragua, je ne pense qu’à cela. Notre séjour dans ce pays voisin est court et le lendemain après- midi nous nous retrouvons comme prévu à l’épicerie.
Paquets de papier hygiénique, dentifrices, brosses à dent et savons, mon panier se remplit rapidement. Les prix sont très abordables. Le dollar américain à bonne valeur.
Je jette des coups d’œil rapides aux charriots des autres pour m’assurer qu’il y a une variété dans nos emplettes. Je remarque la même dame âgée du bus, déposer dans son panier, des ustensiles multicolores d’anniversaire et babiller à son époux comment elle les trouve mignons. Je fais semblant de ne rien voir mais un peu plus loin je trouve encore deux jeunes blondes de l’équipe avec un paquet de céréales à la guimauve et un petit carton de lait liquide en mains.
« Isn’t this the cutest thing ? », « N’est-ce pas adorable ? » me demandent-elles en me montrant les céréales.
Je balaye la question et leur suggère de prendre une marmite de lait en poudre de préférence, leur rappelant que le guide nous avait parlé de plusieurs mamans et de bébés nés au cours de ce voyage fastidieux. J’explique que le lait en poudre durera plus longtemps, produira plus de lait et ne se souillera pas aussi rapidement.
« Oui mais ils vont peut- être le prendre maintenant » réplique l’une d’entre elle, « c’est d’ailleurs plus pratique le lait liquide» répond l’autre.
« Bon vous faites comme vous voulez ». Je leur réponds avec une pointe d’impatience avant de prendre moi- même une marmite de lait pour nouveaux -nés et m’éloigner.
Je maudis ces Américains bêtes dont je suis entourée et je ressens de plus en plus une frustration que j’ai du mal à refouler. Je crains qu’ils ne gaspillent notre unique chance de faire quelque chose de bien, d’apaiser ne serait-ce que pour un jour le fardeau de ces gens que nous n’allons jamais revoir et qui n’ont absolument rien !
Est-il aussi difficile d’essayer de concevoir les besoins primaires d’un immigrant ou d’un refugié? Seraient-elles plus compatissantes et plus réalistes s’ils étaient Américains ?
Trente minutes plus tard on est tous en ligne pour payer.
Alors que je demande à la caissière des surplus de sachets en plastique afin de faire des petits paquets, mon guide intervient rapidement pour me dire qu’ils sauront eux- même faire la séparation. Dès qu’il tourne le dos, je prends quand même mes sachets.
La charité n’est pas le fort des haïtiens et dans cette petite communauté qu’ils se sont créée, commérages, malentendus, mésententes et égoïsme doivent y régner. Notre politique de chacun pour soi et de « chen manje chen » doit être encore plus renforcée dans ce milieu ardu.
Ils ne vont pas partager, j’en suis certaine et si nous voulons aider au maximum, la séparation doit être faite au préalable.
Une fois dans le bus, je remarque qu’ensemble, nous avons pris pas mal de produits. Après avoir fait passer les sachets sous le regard de notre guide qui insiste une dernière fois que ce n’est pas nécessaire, nous nous mettons tous à faire des paquets.
L’haïtienne cette fois en tête de fil.
A la frontière, le processus de vérification à l’immigration terminée, nous nous dirigeons à nouveau vers le bus. Les Africains de la veille viennent nous saluer cordialement mais sont quand même surpris de nous revoir aussi tôt. Je ressens une pointe de culpabilité quant à notre aisance à rentrer et quitter le sol du Nicaragua sous leur nez.
Nous nous dirigeons dans le camp des immigrants et là mon estomac se noue complètement. Il n’y a pas de tentes à proprement parler, mais des petites maisonnettes faites avec du plastique, des planches et tout ce qu’ils ont pu se procurer. Je vois des femmes, et je vois des enfants, assis avec un air résigné, leur visage semblait dire « Ya fè sa yo vle avè m ». Les « OMG !! » et les petits chuchotements se soulèvent dans le bus et plusieurs me fixent pour voir ma réaction.
Je suis mal à l’aise mais je suis aussi bourrée de peine.
De manière hâtive nous leur faisons signe de s’approcher pour commencer la distribution, alors que notre guide nous le déconseille et nous dit le laisser s’en charger.
Trop tard !
Des femmes entourent le bus, certaines avec leurs bébés, les mains tendues vers les fenêtres, s’exprimant en différentes langues. Chacune essayant désespérément d’attirer l’attention vers elle. Dans le vacarme, nous commençons à leur donner les petits paquets et les laissons même nous les arracher des mains, par les fenêtres. Après avoir récupéré un paquet, nous remarquons que se sont les mêmes dames qui restent sur place pour en prendre plus.
Les touristes se plaignent … « Comme ils sont égoïstes ces gens ! ».
Je prends l’insulte de manière personnelle et je suis à bout de nerfs. Sans réfléchir et pour les faire taire je me mets à crier à tue-tête sans trop savoir si je serai comprise : « Depi nou finn pran, deplase !!», « Dès que vous recevez un paquet, déplacez-vous !! ».
Je répète et répète les mêmes phrases.
Assurément, je reçois des pluies d’injures des deux langues, mais elles reculent quand même.
Bizarrement, je ressens une petite joie dans mon cœur de savoir que dans cette foule il y vraiment des miens et que je suis comprise. Je digère étonemment mieux leurs insultes que d’être critiquée par des étrangers.
Sans crier gare des hommes commencent à bousculer les femmes et se dirigent aussi vers le bus.
Désordre total capital !
Notre guide élève la voix, nous ordonne d’arrêter et nous demande de faire passer les provisions devant. Il identifie dans la foule un homme musclé de haute taille et lui fait signe de venir vite. Il nous dit qu’il le connaît et le laisse monter à bord où il ramasse tout ce qu’il nous reste.
Les bras surchargés, il descend, se fait bousculer un peu mais se défend quand même bien en s’en allant avec tout. Les femmes me regardent comme pour me dire « Kisa ou fè nou la » ?
Silence complet dans le bus pendant que la foule continue à frapper sur les fenêtres.
La dame qui avait peur qu’on lui pique sa camera à ma grande surprise commence à se défaire de ses habits, et tout le monde la suit. Alors que certains donnent leur maillot pour rester en costume de bain, d’autres défont leur valises pour donner leur chaussures, produits cosmétiques, tout ce qu’ils possèdent sans aucune hésitation.
Je reste figée quelques secondes sans trop comprendre ce qui se passe, et je lance aussi mon chapeau, mon eau et ma nourriture gardés pour la route.
« Ok ! ça suffit ! » nous dit le guide en riant, aussi impressionné de cet élan spontané de bonté collective. On avance et un peu plus devant on retrouve l’homme musclé qui selon moi avait été trop chanceux.
A ma grande surprise, il regroupe certains et je l’entends crier dans ma langue natale « Medam si nou pa banm yon ligne dwat m pap bay nou anyen ! », puis il se met à distribuer de manière équitable tout ce qu’il a en main.
En s’asseyant près de moi, le guide me dit qu’il avait déjà demandé à cet Haïtien qu’il connaît de s’assurer que les Haïtiens spécifiquement bénéficient de ce qu’on avait acheté, à cause de moi. Il me dit aussi qu’il savait qu’ils s’organiseraient parce que généralement ils sont les plus solidaires entre eux.
Sans plus pouvoir me retenir, je me mets à pleurer toutes les larmes de mon corps.
Je pleure pour me défaire de toutes ses émotions que j’ai ressenties depuis la veille. Je pleure aussi de tristesse pour cette pénible réalité à laquelle les Haïtiens sont réduits ailleurs, parce que nous ne prenons pas soin d’eux chez nous, parce que le pays ne les offre pas d’opportunité. Je pleure de reconnaissance envers tous ces gens dans le bus qui en fin de compte ont donné tiut ce qu’il pouvait. Mais je pleure surtout de joie parce que pour une fois, j’ai de mes yeux vu des Haïtiens unis.
Je sens une main se glisser timidement sur mon épaule et la tapoter avec douceur.
C’est la dame âgée qui avait peur qu’on lui pique sa caméra…
Nathalie Darbouze
Image: Pierre Michel
NB: Nathalie a visité le camp de réfugiés de Peñas Blancas au Costa Rica en aout 2016. Ce témoignage ne rapporte pas la situation actuelle.
Comments