InsécuritéSOCIÉTÉ

La route de Seguin: loin des gangs, près des falaises | Photos

0

La route de Seguin attire de plus en plus de passagers fuyant la violence des gangs sur la Route nationale 2 reliant Port-au-Prince aux Cayes, mais son état déplorable comporte de nombreux risques

Read this piece in English

À Kenscoff, une commune perchée à 1 500 mètres au-dessus de Port-au-Prince, il existe une route qui mène à Seguin, un petit village de plusieurs milliers d’habitants situé à environ trois heures de Jacmel en moto, et presque une demi-journée à pied.

Mais si Seguin fait parler de lui dans l’actualité, c’est avant tout parce qu’il est le passage le plus court qui conduit aux arrondissements de Jacmel, Cayes-Jacmel, Marigot… et au Grand Sud en général. Ce sentier surélevé traverse un canyon de montagne pour relier les départements de l’Ouest et du Sud-Est.

Fragilité du trafic

Un motard transporte difficilement trois enfants sur la périlleuse route de Seguin, en août 2024. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Depuis que l’entrée sud de la capitale est sous le contrôle total des gangs armés, la route de Seguin est de plus en plus fréquentée. Cette fréquentation vient avec ses risques : les accidents sont très fréquents à cause de l’état déplorable de la route.

« On ne compte plus les motos qui s’y sont écrasées ou qui ont fini au fond de la falaise », affirme à AyiboPost Kendy, un chauffeur de taxi-moto qui dit fréquenter Seguin depuis maintenant deux décennies.

accident de motos

Deux motards entrent en collision alors qu’ils montent le morne communément appelée Pierre Paul sur la route de Kenscoff.

À cela s’ajoute l’absence de tout centre hospitalier dans cette localité. « Les résidents se rendent à l’hôpital lorsqu’ils n’ont plus d’autre choix », confie Alte Adrien, CASEC de la Nouvelle Touraine, première section communale de Kenscoff. « Ils attendent toujours que leur cas soit assez grave pour nécessiter l’intervention d’un médecin. À ce moment, si la personne peut s’asseoir, elle est conduite à Fermathe à bord d’une moto. Sinon, elle est transportée sur un brancard improvisé », explique-t-il.

Route de Seguin

Des hommes transportent un cercueil en pleine pluie sur la route périlleuse menant à Seguin en août 2024.

Les cadavres sont également transportés à bord de motocyclettes. La différence est qu’on les enveloppe dans des morceaux de tôle pour empêcher les corps de glisser.

Les habitants de Seguin ne se donnent pas beaucoup de mal pour leurs morts. Ils les enterrent moins de 48 heures après leur décès. Cette manière de faire est d’autant plus renforcée parce qu’il n’existe pas de morgue dans la localité. À la place, on y trouve des boutiques où les cercueils sont vendus comme des petits pains.

Une autre activité plutôt rentable, en plus de la vente de cercueils, est le trafic assuré uniquement par les conducteurs de motocyclettes. Ces derniers transportent des personnes, mais surtout des marchandises.

Parce qu’avant d’être une échappatoire pour les autres membres de la population, la route de Kenscoff vers Seguin est un tronçon commercial longtemps prisé par les paysans. Ainsi, pour un voyage de Ca Jacques vers Pétion-ville, Kendy dit percevoir 5 000 gourdes pour trois sacs de provisions.

Le trajet sur la route

Des motards se font aider par des piétons pour gravir les pentes rocailleuses sous le regard curieux des riverains, sur la route de Seguin, en août 2024.

Une « madan sara » reprenant son souffle le long de cet interminable tas de cailloux rapporte qu’elle a dû payer un autre chauffeur presque 7 500 gourdes pour qu’il accepte de transporter sa marchandise à Pétion-ville.

Les chauffeurs justifient leurs prix exorbitants par la mauvaise condition du chemin. « Il y a bien trop de falaises, souligne l’un d’entre eux, ce qui veut dire qu’on risque nos vies en empruntant cette route tous les jours ».

routes difficiles

Un motard grimpe difficilement la route menant à Seguin.

Face à cette réalité difficile, Alte Adrien considère qu’emprunter la route de Seguin relève d’un vrai parcours du combattant. Surtout au niveau de Ca Jacques, un morne qui, toujours en passant par Seguin, mène à Jacmel. C’est à ce niveau que l’on trouve les bornes qui délimitent l’Ouest du Sud-Est. C’est aussi la portion la plus dangereuse du parcours, car la moindre erreur de conduite peut entraîner un accident.

CASEC de Seguin

Alte Adrien, CASEC de la Nouvelle Touraine, première section communale de Kenscoff.

Quand le pénitencier national a été pris d’assaut par les gangs en mars 2024, le CASEC Adrien raconte que des prisonniers sont venus s’établir au niveau de Ca Jacques pour dépouiller les passants. « Ce sont les membres de la population qui, dit-il,leur ont tenu tête jusqu’à s’en débarrasser ».

Parce que, explique Alte Adrien, l’absence policière dans la zone oblige les habitants à lutter seuls contre l’insécurité. Sur une distance de près de 50 kilomètres, du commissariat de Kenscoff à Peredo, une ville de la commune de Marigot, AyiboPost n’a remarqué aucun policier le jeudi 15 août 2024.

Lire aussi : La Gonâve crée sa propre police, avec des armes d’origine inconnue

Faute de moyens, des commerçants transportent donc leurs énormes paniers de légumes sur la tête. Trempés de sueur, la respiration lourde et les traits tirés par la fatigue, ceux qui ne peuvent pas porter leurs charges eux-mêmes les laissent à leurs chevaux ou ânes.

transport marchandise

Un jeune homme transporte un sac de produits alimentaires.

Mais qu’ils décident de payer ou non, il y a des conséquences. Pour espérer un minimum de bénéfice, les marchands qui acceptent de prendre une moto augmentent les prix de leurs produits au marché. Ceux qui n’ont pas la somme nécessaire pour payer un chauffeur sont souvent obligés de regarder leurs produits dépérir sous leurs yeux.

Le jeudi 15 août, AyiboPost a constaté un énorme gaspillage alimentaire au niveau de Ca Jacques. Beaucoup de produits étaient en train de pourrir faute de route pour les transporter.

Gaspillage de poivron

Un homme montre à quel point des poivrons sont gaspillés en raison des difficultés de transport dues à l’état déplorable des routes, en août 2024.

Alte Adrien souligne à ce propos que leur contrée est l’une des principales zones maraîchères du pays. « Nous produisons beaucoup de légumes, précise-t-il, et beaucoup d’autres régions dépendent de nous pour s’approvisionner ».

En ce sens, l’homme politique, sans réel pouvoir face aux circonstances, demande aux autorités étatiques de se pencher sur la nécessité de construire la route de Seguin.

À en croire plusieurs habitants, cette route n’existait presque pas avant la gouvernance du feu président René Préval. « C’est lui qui a commencé les travaux pour la tracer », rapportent certains.

Mais le chantier routier n’a jamais abouti. Bien au contraire, ce sont les habitants qui entreprennent d’effectuer eux-mêmes des travaux d’amélioration du tronçon de route. Postés à différents endroits, des hommes comblent les trous avec des roches ramassées ici et là. On peut les rencontrer sur dix ou vingt kilomètres parcourus. Il n’y a pas de distance préétablie. Mais le fait est qu’ils ont pratiquement instauré des postes de péage à cet effet.

Poste de péage

Un des postes de péage instaurés par les riverains sur la route de Seguin en août 2024.

AyiboPost en a traversé jusqu’à quinze dans le cadre de ce reportage. Il faut à chaque fois payer entre 100 et 300 gourdes pour avoir le droit de passage.

En plus d’une présence policière qu’il juge nécessaire, Alte Adrien plaide donc en faveur de la construction de la route de Kenscoff vers Seguin. Car, avec une route en bon état, il en est convaincu, « les autres infrastructures suivront ».

Par Jean Feguens Regala & Rebecca Bruny

Image de couverture : Des piétons aident un motard à monter les pentes près des falaises sur la route menant à Seguin, en août 2024.  | © Jean Feguens Regala/AyiboPost


Gardez contact avec AyiboPost via :

► Notre canal Telegram : cliquez ici

► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici

► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici

Photojournaliste freelance à AyiboPost de mars 2023 à septembre 2024.

    Comments