Construire une identité partagée
Il est rare de mettre en avant des auteurs haïtiens par des chercheurs haïtiens au cours de leur existence.
Les « intellectuels » haïtiens éprouvent une profonde pudeur à parler du vivant de leurs compatriotes contemporains ; surtout, si la parole doit être nuancée, si elle ne doit pas être dénigrante, assassine ou ne doit pas dresser son « homme » en offrande au désir de vengeance sociale ou personnelle.
Paradoxalement, la nuance, comme figure de la pensée (pesée), est comprise comme un style de parole non sincère puisqu’elle ne s’investit dans la spontanéité, dans l’immédiat, l’émotionnel et le « direct » (chez l’Haïtien être dirèk ou kare c’est ne pas souffrir de courbes, de sinuosité) ; elle est accusée du sentiment hypocrite cachant mal le vrai sentiment de méchanceté.
Du vivant on dit souvent du mal afin de l’enterrer.
Il est rare de mettre en avant des auteurs haïtiens par des chercheurs haïtiens au cours de leur existence.
Ici, on préfère enterrer vivant ses vivants et faire venir à la vie ses morts : dans les deux cas, c’est la malfaisance qui nourrit les intentions.
Les vivants n’ont droit qu’à la mise à mort et les morts le droit à la vie. D’où ces célébrations post mortem cyniques, indécentes ou cocasses.
Les éditions C3 me placent dans une posture difficile qui consiste à être rigoureux sans être intransigeant, à être sincère sans être flatteur, à parler du vivant sans le mettre à mort.
Produire une compréhension sur un contemporain est un pari qui cherche à être à l’écoute du présent et de l’avenir. Ce pari se situe entre le ni trop peu, ni trop plus. Juste de la modération dans les propos qui consistent, à la lumière du respect de l’effort fourni pour produire une œuvre, la persévérance tenue face aux obstacles, à dégager quelques angles saillants du sens global de l’œuvre.
Dans ce cas, je ne peux me penser que comme passeur, inaugurateur d’un travail qui devra être nourri, enrichi par d’autres.
Aborder l’œuvre de Laënnec Hurbon, sociologue, anthropologue, philosophe par ses méthodes, c’est s’aventurer dans un labyrinthe de propositions qu’un seul travail ne saurait restituer dans les lignes diverses de formulation.
En effet, les travaux de Hurbon sont aux prises avec plusieurs orientations théoriques, conceptuelles et méthodologiques, qui ne sauraient être restituées dans sa prolixité par un seul auteur, encore moins, dans ce premier travail qui a une ambition très limitée.
Même lorsqu’on aurait posé la question du sens comme point nodal de l’œuvre, il serait important de la suivre dans ses différentes formulations: anthropologique, sociologique, théologique et politique.
C’est là un dur labeur qui nécessite l’apport de divers lecteurs et compétences.
Ma contribution se veut plus modeste.
Elle s’intéresse à la lecture qu’a faite Laënnec Hurbon de l’œuvre majeure de Frankétienne, Pèlentèt.
Œuvre capitale qui livre à chaque génération des perspectives d’interprétation nouvelle, à laquelle je me livre dans les pas de Laënnec Hurbon.
Toutefois, il serait difficile de ne pas passer en revue même de manière rapide quelques grandes idées de l’œuvre de Laënnec Hurbon qui permettront de s’en faire une vue d’ensemble.
Mon propos sera scandé en trois stations.
La première comprend la présentation de l’œuvre de Laënnec Hurbon. La deuxième montrera le sens de la thèse de Hurbon sur l’ « intellectuel » haïtien dans cette œuvre globale et dans l’ouvrage, Pour comprendre Haïti, où il aborde la question de l’ « intellectuel » et de sa relation à la société haïtienne, plus précisément, à sa relation au « peuple » haïtien.
Enfin, dans la troisième station, je discuterai la proposition de Hurbon en montrant la nécessité de penser la relation de l’ « intellectuel » et de la société haïtienne d’un autre point de vue qui fera appel aux représentations, aux mémoires et aux identités dans l’idée de penser une mémoire haïtienne partagée.
Donc une idée de l’identité haïtienne, nourrie de cette nouvelle mémoire, devrait inspirer l’avènement d’une véritable communauté politique.
Le point de vue de Laënnec Hurbon consiste à soutenir que l’intellectuel haïtien entretient une relation de mystification, de manipulation avec la société haïtienne.
Je prendrai l’affaire d’un autre point de vue en reconnaissant que le nœud du problème de la relation de l’intellectuel et de la société haïtienne n’est pas dans un malentendu, mais sur un bon entendu entre « intellectuel » et société.
Cette bonne entente prend forme dans les mémoires que chacun des groupes nourrit de chacun.
Le point de vue de Laënnec Hurbon consiste à soutenir que l’intellectuel haïtien entretient une relation de mystification, de manipulation avec la société haïtienne.
Laënnec Hurbon et la question du sens dans les contextes haïtiens de mouvement sociopolitique
J’oserai rendre l’œuvre de Laënnec Hurbon par quelques thèmes centraux : expériences de domination ou d’exploitation, « luttes » contre ces dispositifs déshumanisants, « espérance », usages du religieux, difficile avènement de la démocratie.
J’articulerai en une idée ces thèmes de cette manière : les expériences de domination, d’exploitation auxquelles ont donné lieu l’esclavage et les pratiques dictatoriales dans l’histoire politique, sociale, culturelle et économique de la société haïtienne, ayant engendré des luttes de résistance vers une espérance et un système d’égalité et de liberté, ne cessent de hanter la vie politique haïtienne.
Autrement dit, la vie politique haïtienne est hantée par un spectre, l’autre de la libération, le véritable visage de l’asservissement, de la barbarisation.
Depuis qu’il s’est consacré à la question de l’espérance dans les mouvements sociaux et politiques qui ont eu cours dans le « Tiers-Monde », particulièrement en Haïti et en Amérique latine, Laënnec Hurbon ne cesse de scruter à la fois les lieux et les formes de mise sous tutelle du « peuple » haïtien, les formes de résistance trouvées dans les pratiques religieuses, du vodou ou du christianisme, dans le souci insistant de sortir des pratiques d’exploitation ou de domination capitaliste.
Il s’agit d’une pensée patiente, courageuse par moment, mais convaincue de l’obligation de sortir des entraves à la liberté, à promouvoir une aspiration vers la libération du grand des Haïtiens.
Cette préoccupation qui revient constamment dans les publications de Hurbon est, elle-même, une « lutte » contre le « désenchantement » du monde, la perte de sens dans la société haïtienne.
la vie politique haïtienne est hantée par un spectre, l’autre de la libération, le véritable visage de l’asservissement, de la barbarisation.
Dans Ernst Bloch. Utopie et espérance, le projet de Laënnec Hurbon est formulé et semble n’avoir subi aucune modification ; peut-être, une reformulation qui vise à rendre plus clair, plus proche de l’expérience fondamentale des recherches de Hurbon, même si les Caraïbes viennent à s’y impliquer.
Le souci intellectuel principal de Hurbon reste la « transition » haïtienne vers la démocratie, la sortie de l’ « imaginaire » barbarisant qui cherche à mettre tout sous contrôle. Hurbon, dans la continuité de la pensée de l’ « espérance » de Bloch, se propose de prendre en charge les luttes qui se manifestent dans le « Tiers-Monde » :
« Mais pour avoir voulu reprendre d’une manière critique ce qui fait le fond de la culture occidentale (le christianisme), en ce moment présent où celle-ci s’en va vers sa mort comme culture universelle, Bloch a su repérer les coordonnées véritables, la configuration propre de cette culture, et dans un même temps, il a pu désigner pour nous le lieu d’où peut surgir l’altérité toujours refoulée et déniée, l’autre face d’ombre de cette culture : sa base souterraine. C’est cette base qui remonte à la surface actuellement de façon plus nette, dans ce qu’on a préféré appeler « Tiers-Monde », mais qui se refuse à être un fantôme et qui s’annonce prêt à briser le cours de la rationalité occidentale.
Que Bloch soit penché sur les mouvements messianiques, millénaristes, sur les hérésies érigées sur la place publique, sur les contre-cultures dangereuses pour les ordres établis, cela souligne d’autant mieux son actualité, et nous renvoie (quant à nous, pour le lieu d’où nous parlons) à une lecture non mystifiée des mouvements religieux marginalisés et multiformes qui, tel un feu qui prend, embrasent encore toutes les zones géographiques des pays dominés. Le caractère religieux-utopique de ces mouvements peut égarer. Il peut certes être tenu pour un voile, un manteau pour des revendications sociales toujours déjà réprimées ; mais il n’est pas aisément réductible : il appelle une interrogation plus profonde. Les effervescences des groupes sociaux opprimés, en tant qu’expérience imaginaire de la libération, sont le témoignage d’un refus du désespoir et l’anticipation festive d’une autre société qui n’a pas encore trouvé sa forme, mais qui veut être délivrée « de l’éclat mensonger d’une culture qui n’était que l’inconstante atmosphère de luxe réservée à la classe dominante »
De manière rétrospective, l’œuvre de Laënnec Hurbon tire son unité de sens dans ce souci de scruter ces « effervescences des groupes sociaux opprimés », ce « refus de désespoir et l’anticipation festive d’une autre société ».
En effet, la « fête » à laquelle conduit cette espérance, qui fait signe vers cette nouvelle société de bonheur (« utopie », peine à prendre sa forme pleine.
Elle est devenue « banbòch » démocratique et retour du refoulé, dans le cas haïtien. Et Hurbon ne manque pas d’être attentif à ce paradoxe, qui prend la forme d’une tension. Avant même d’en venir à la tension qui ne fait pas partie explicitement des travaux de Hurbon, il est bon de suivre l’attention qu’il accorde au paradoxe de la « fête », de la sortie de la domination esclavagiste, de la dictature politique contre laquelle se bat la société haïtienne :
« Ce qui fait la trame et l’unité des textes c’est avant tout la problématique de la démocratisation au cours des dix dernières années : ne devrait-on pas, par exemple, se demander si la vision de l’État qui prévaut en Haïti n’est pas encore celle d’une instance qui vient se substituer au maître-couple par la toute-puissance qu’on attribue facilement à l’État ? »
Une interrogation qui présuppose l’existence d’une impasse, d’un obstacle entravant l’avènement de la démocratie. C’est aussi une nouvelle lancée intellectuelle pour Hurbon qui ne cesse de reprendre sa pensée tout en remontant les obstacles.
Le barbare imaginaire se veut le livre qui tente de formuler les lieux discursifs des entraves à la sortie de l’imaginaire colonial où se tapissent les sédiments de la colonialité.
Sortir de cet imaginaire ou tenter de le comprendre c’est « travailler sur un langage qui nous précède et nous conditionne et dont il convient de reconnaître la force encore opérante dans les troubles sociaux et politiques. »
Donc, il s’agit de diagnostiquer les conditions de la « barbarisation », comprise comme l’ « ordre du discours » qui vise à diaboliser l’ « autre » au nom de la « civilisation ».
Il faut donc partir de l’ordre du discours qui nourrit les pratiques asservissantes et barbarisantes contre lesquelles les « fêtes » des mouvements sociaux doivent se lever en suggérant les bons lieux, les eu-topies de la libération.
Bloch, en dépit de ses critiques formulées face au christianisme, ne s’en est pas moins inspiré pour nourrir la perspective de l’espérance.
Hurbon épouse le même geste en se demandant qui doit, à la manière de Bloch, formuler dans les termes intelligibles ce qui se présente comme des éléments de l’utopie haïtienne ?
C’est là que Hurbon fait intervenir la figure de l’« intellectuel », qu’il présentera dans sa fonction de mystificateur, laquelle constitue un frein au projet d’émancipation du « peuple » haïtien.
La société haïtienne et ses « intellectuels » chez Laënnec Hurbon
J’aurais pu glaner dans les divers ouvrages de Laënnec Hurbon pour trouver les divers angles de vue qu’il tient sur l’ « intellectuel » haïtien et proposer une compréhension plus rigoureuse et systématique de Hurbon de l’intellectuel haïtien et de ses rapports à sa société.
Le temps que demande ce travail ne correspond pas au court temps qui m’a été attribué pour réaliser cette communication.
Il est néanmoins utile de rappeler que ce présent travail n’est que l’ébauche d’un travail plus ample à réaliser.
Toutefois le chapitre 3 de Pour comprendre Haïti reste le lieu où l’intellectuel haïtien est saisi du point de vue sociologique, anthropologique et son profil social et politique est présenté dans une tension socio-historique et culturelle entre la figure du sauveur et le traître du « peuple » ou de la société.
Tout semble prendre sens dans cette conflictualité entre Piram et Polidor, deux personnages de la pièce de théâtre de Franketienne, Pèlentèt, qui se trouvent par ironie du sort dans un appartement d’un immeuble à New-York.
Piram représente d’abord un « paysan » ou quelqu’un de la « masse populaire » qui fuit l’insécurité existentielle haïtienne (pauvreté, désespérance, insécurité publique, alimentaire et sanitaire, etc.).
Polidor, lettré, « intellectuel » dans l’économie symbolique haïtienne, traduit la figure du « résistant » à la dictature duvalérienne. Figure du progressisme, fanatique des « lumières » et du bonheur comme idéal de l’existence humaine, il se bat pour le bien-être du genre humain.
Le sort politique, économique de la société haïtienne prise en otage par la dictature force chacun, paysan ou intellectuel, à laisser le pays pour sauver sa peau.
C’est dans ce contexte sociopolitique qu’ils se rencontrent dans le même appartement et se livre à un procès d’interpellation réciproque qui prend la force d’un règlement de compte entre deux « classes » comme diraient les marxistes haïtiens.
Même s’il faut bien admettre que le concept de « classe » est bien inapproprié pour dire le sens plein de ces deux groupes sociaux instables par leur positionnement.
C’est, en effet, la fluctuation de leur position qui a été l’objet principal mis en relief par Franketienne et que Hurbon s’est intéressé à étudier.
Évidemment, la pièce de Franketienne n’a été chez Hurbon que le point de départ, par la littérature, d’une réflexion sociologique et anthropologique du « profil » de l’ « intellectuel » haïtien.
Je suivrai cette réflexion jusqu’à sa conclusion, et prendrai la mesure de ses enjeux dans un deuxième temps.
Hurbon « résume en trois points les reproches adressées par Piram à Polidor ».
Le premier point permet de comprendre l’ « intellectuel haïtien, tel qu’il est décrit par Piram, [comme celui qui] n’est d’abord ni à droite ni à gauche. Il est essentiellement un comédien. Un prestidigitateur. Un homme de la rhétorique, de la magie des belles phrases. »
Quelqu’un qui croit et veut faire croire à la force de ses « analyses logiques-grammaticales ». Hurbon interprète dans le sens des « performances » de l’ « intellectuel haïtien » « dans l’utilisation de la langue française ». Plus loin, dans le même chapitre, lorsqu’il étendra son analyse aux apports de la sociologie, il soulignera que l’utilisation ne concerne pas que la « langue française » mais plus largement la « civilisation » occidentale, qui occupe la fonction de marqueur de la dignité humaine.
Le deuxième point que Pèlentèt permet de mettre en avant pour décrire et comprendre l’intellectuel haïtien est dans la relation de l’ « esprit » (« nèg lespwi ») à l’ « autorité » (« zotobre »).
« L’intellectuel haïtien comme nèg lespwi est assuré de devenir un zotobre, c’est-à-dire un homme fort, puissant, que tout le monde est obligé de respecter ou de craindre. »
L’ « intellectuel haïtien » se définit donc par le « savoir », la « reconnaissance sociale », le « pouvoir », et un certain relent mystagogique qui, en réalité, est lié à l’usage de l’« écriture » (Jack Goody), etc.
Enfin, « l’intellectuel haïtien s’évertue systématiquement à éloigner de ses discours le réel haïtien. »
Ce trait caractéristique de l’ « intellectuel haïtien » est présenté par Franketienne dans cette réplique de Piram qui s’étonne que Polidor n’a plus de place dans son souvenir pour les « mouches, les cafards, les moustiques, les fatras… ».
Selon Hurbon, « celui qui devient intellectuel cesse en principe d’être haïtien : il a comme sauté la rampe ; il a subi une métamorphose : il appartient à l’autre monde, le seul vrai, le monde « blanc ».
En fin de compte, l’« intellectuel » haïtien est celui qui habite le spéculaire, une double représentation qui le met au centre d’une mise en abyme où le « blanc », grand maître du cirque, tient la baguette du sens.
Est-ce pour cette raison que le sens de l’ « intellectuel haïtien » se fabrique dans les bornes syntaxiques, sémantiques, pragmatiques du « blanc » ? [1]
Je ne suis pas entièrement persuadé de cette lecture rapide de Pèlentèt. Il est vrai que la pièce inspire l’interprétation sociologisante de Hurbon, mais cette perspective est vraiment secondaire.
Donc, la pièce est sous-exploitée.
En réalité, ce que Hurbon propose comme « ordre du soupçon » -au-delà du « droit au pouvoir » et du « pouvoir de la couleur »- n’est pas moins présent dans Pèlentèt.
Certainement, il n’est pas possible de passer sous silence la question de la « couleur » de la peau dans le cadre d’une réflexion sur le profil sociologique de l’ « intellectuel haïtien ». Particulièrement, en vue de suivre comment le savoir et la couleur, deux capitaux jouissant d’une valeur symbolique indéniable dans le champ social postesclavagiste, s’affrontent en vue de l’accès au pouvoir et de son maintien.
Franketienne s’en est abstenu.
Était-ce par sa situation ambivalente de nègre blanc, de chaben, de grimo, qui concentre en lui la blanchitude et la noirceur ? Je ne saurais répondre fermement à cette question.
Toutefois, ce psychodrame du « nègre » cultivé qui s’arroge un certain droit de filiation par la culture contre le « mulâtre », le légitime génétique, est bien mis en relief par Hurbon et met en scène l’enjeu principal des luttes politiques.
En dernier ressort, « nègre » et « mulâtre » doivent s’inventer « intellectuels » pour se situer face et à côté du « blanc ».
Pourtant, l’ « ordre du soupçon » permet de suivre un aspect explicitement peu saisissable chez Franketienne, mais indispensable pour la compréhension du malentendu qui s’installe entre Piram et Polidor.
Hurbon propose de comprendre le rapport de l’ « intellectuel haïtien » dans son rapport à l’ «oralité ». Cependant, je remarque une confusion qui rend mal la compréhension de son argumentaire.
Il soutient que l’ « oralité » serait la marque de la société haïtienne, mais elle n’en constitue pas moins un univers piégé ».
L’oralité constitue un « univers piégé », parce qu’elle donne lieu au cœur de la « raison graphique » haïtienne à un « rapport de forces magique », de la parole « bruyante », « vide ».
L’oralité fait régner l’ « ordre du simulacre » « consacré comme l’ordre haïtien par excellence, elle conduit à des « corps à corps ».
Dans le contexte de l’oralité, l’ « intellectuel », voulant devenir politicien, puisque la politique lui est « consubstantielle », la politique devient des manières de « barrer la route à ses collègues et concurrents ».
Hurbon fait déjà cavalier seul.
Depuis quelque temps, il a laissé en chemin Franketienne et son Pèlentèt pour se livrer à une analyse plus détaillée de la figure de l’ « intellectuel haïtien ».
C’est probablement pour cette raison qu’il est passé à pieds joints sur l’essentiel de la problématique que permet de formuler Pèlentèt.
Pourtant, il a touché du doigt la question qui a été selon moi fondamentale de la pièce de Franketienne, celle de la tension entre la société haïtienne et son « intellectuel ».
Une entente ou un consensus implicite semble les lier. Hurbon l’a remarquée mais l’a vite abandonnée : « Piram, en effet, n’est pas moins comédien que Polidor, il n’est pas moins beau parleur, et son choix- se réfugier dans le rêve et l’imaginaire- témoigne aussi sans doute d’une impuissance foncière à affronter le réel haïtien. » Pour n’avoir pas été attentif à ce point de rencontre ou de jonction entre Polidor et Piram, pour s’être livré à une critique acerbe et sans nuance de l’« intellectuel » haïtien, Hurbon entend que « la critique de Pèlentèt ne mène pas à une problématique de redressement ou de correction. »
« Désormais, l’image de l’intellectuel haïtien a subi de telles secousses qu’il est devenu impossible de faire l’économie de Pèlentèt dans toute réflexion sur les rapports entre l’intellectuel et la politique en Haïti. »
Est-ce vraiment le cas ?
Certainement, il est clair qu’un imaginaire critique entend faire le procès de l’ « intellectuel haïtien » et lier ce dernier au pouvoir politique comme son lieu « consubstantiel ».
Franketienne, à certains égards, n’est pas trop loin de cette position. Il met en scène deux « types » sociologiques de la société haïtienne. Au travers des discussions, on parvient à dresser le portrait de chacun des types.
Piram est décrit comme un ouvrier. Mais en réalité, si l’on prend en compte son appartenance sociale dans la société haïtienne, il est soit de la paysannerie ou de la « masse populaire » qui fuit la misère sociale, économique de la société haïtienne.
Polidor, lettré, considéré socialement et sociologiquement (Franketienne et Hurbon) comme « intellectuel », qui fuit la dictature.
Deux points de vue sur la vie politique haïtienne, qui s’affrontent depuis leurs lieux d’expériences vécues en se livrant à des jeux de représentation, qui sont autant des formes d’identification qu’impose l’un à l’autre.
Donc, avant même d’être une rencontre sous le label de la politique, il s’agit d’une confrontation de deux régimes de représentation ou de mémoire. Dans cette scène, l’enjeu porte sur la construction de soi par l’autre. Ce qui est souvent source de malentendu.
Mon point de vue est que Pèlentèt donne lieu à une scène où deux types de mémoire se rencontrent et se reconstituent en vue de parvenir, sans aucune attente préalable, à une mémoire partagée.
Avant d’arriver à cet aspect plus heuristique et stimulant je tiens à observer une posture du dédoublement de certains « intellectuels » haïtiens post-86, qui se livrent à l’autoflagellation alors qu’ils croient s’excuser de la critique qu’ils prétendent faire d’une figure sociologique dont ils sont la véritable incarnation.
Le plus important est qu’ils croient avoir détruit la figure de ces « intellectuels », tandis qu’ils ont détruit la figure même de l’« intellectuel » et la symbolique de la pensée critique et du souci du raisonnement rigoureux.
Cela fait écho, d’un autre côté, à cette lutte acharnée contre tout ordre institué, tout ordre symbolique, confondu au despotisme. En conséquence, cette critique qui a fini par déliter les repères symboliques a laissé la société nue, sans pudeur, avec elle-même.
Selon moi, la perspective d’une critique de l’« intellectuel » de cette violence ne peut que produire justement des effets pervers, ceux de la destruction de l’ordre symbolique qu’il ne fallait pas détruire mais repenser en le réévaluant.
Le problème, me semble-t-il, est qu’une mauvaise conscience travaillerait tous ces « intellectuels » qui ont vu passer la dictature sans n’avoir pu l’arraisonner et qui s’étonnent de la relation haïtienne au pouvoir. Sans prendre le soin de se penser dans le discours qu’ils produisent.
Par exemple, en quoi Laënnec Hurbon et Franketienne sont différents de cet « intellectuel »-type dont ils dressent le portrait de « maître de parole » ? Quels sont leurs rapports au pouvoir et à l’écriture ?
Cette question sous-tend en fait le constat d’une posture critique qui se donne l’aspect d’une auto-analyse mal formulée dont les conséquences sont dévastatrices : méfiance de tout ordre de savoir formalisé, défense d’une culture populaire qui nourrit davantage un imaginaire de pouvoir personnalisé, lequel imaginaire doit être mis au compte de nombre d’haïtiens, intellectuels ou non.
Bref, cette auto-analyse a fini par rendre cette figure même de l’« intellectuel » critique obsolète : à force de prendre l’arbre par ses racines, on a fini par se déraciner soi-même tout en croyant en finir avec l’autre.
En fin de compte, cette critique fait que personne n’ose prendre la parole, vu que le fait même de risquer une parole est déjà suspecté de désir du « pouvoir ». La force critique est détruite par la radicalité de la critique, plus de place pour forger un ordre idéal, vu que tout ça passe par la parole élaborée.
Une telle critique a produit pour conséquence la déliquescence du social et l’imposition de la cacophonie, du grand tumulte que l’on observe depuis quelque temps.
La parole étant libérée des emprises ou de la confiscation de l’« intellectuel » ou du « pouvoir », elle est restituée à Polidor.
Vive la logomachie !
J’entends ici la logomachie comme la lutte dans un contexte de paroles non autorisées, non régulées, puisque la critique de l’« intellectuel » -ayant confondu « intellectuel » et « pouvoir »=ordre despotique- a considéré la parole autorisée et régulée comme « dictature ».
Le schème de cette critique devient plus claire : il faut libérer la parole au « peuple », faire venir la démocratie et démolir les institutions de régulation vu qu’elles rappellent trop la dictature, cette passion « politique » de l’« intellectuel ».
En réalité, on n’a plus affaire à la critique qui, étymologiquement, consiste à procéder par « tri », implique un jugement de valeur. Cette posture est purement et simplement de la démolition du symbolique et l’ouverture d’une avenue chaotique, du temps de la catastrophe, qui ouvre les béances dans l’ordre symbolique par lesquelles la « bête » assaille le social : désolation.
Loin de moi l’idée de promouvoir un retour à la dictature, loin de moi aussi l’idée de saper l’institution du symbolique qui fait de nous des humains et nous inspire les idées magnifiques du respect, de la dignité et du bonheur.
Loin de moi l’idée de faire venir la « bête » parmi nous alors que le propre du social est de la tenir à distance. En sapant la figure de l’« intellectuel », on a fait effondrer le symbolique et faire venir la « bête » par les décombres.
On en est parvenu au même résultat, la tyrannie : autrefois, celle du pouvoir qui se nourrit de sa société ; à présent, celle de la société qui se nourrit d’elle-même.
Pèlentèt n’est pas une critique de l’« intellectuel » haïtien ; c’est un point de vue littéraire sur une évidence sociologique des sciences sociales haïtiennes selon lesquelles la société haïtienne serait duale, divisée en « élite » et « paysan », « ville » et « pays en dehors », « bourgeoisie » et « masse », etc.
Autrement dit, s’il faut rester dans cette perspective de lecture, Pèlentèt ne sort pas du lieu commun qui consiste à dire que la société haïtienne est « crasée » puisque l’« intellectuel » s’oppose au « paysan ». Franketienne reprend ce dualisme et Hurbon s’y conforte en oubliant quelque chose en soubassement dans la pièce : la tension qui lie Polidor et Piram.
Ils sont tous deux de conditions sociales différentes mais liées par la même texture sociale, par le même « destin » face à la dictature, que laissent transparaître leurs échanges.
En effet, d’un point de vue habermassien, la communication présuppose un consensus de départ. Habermas se réfère moins aux conditions culturelles d’entente qu’aux règles du langage, pourtant il est dit en Haïti, kreyòl pale kreyòl konprann. C’est-a-dire qu’une évidence culturelle propose déjà un cadre de pré-compréhension, de compréhension qui n’est pas encore conceptuellement élaborée, mais vécue intuitivement. Polidor et Piram ont été liés par ce cadre symbolique de compréhension.
Dans ce contexte de pré-compréhension, Pèlentèt se présente comme, d’une part, le constat d’une société déchirée, divisée, d’autre part, comme la présentation d’une manière de reconstituer cette déchirure. Ma lecture se veut plus sereine et entend apercevoir le problème haïtien dans la difficulté à produire une mémoire partagée, un sentiment d’appartenance partagé, un ordre symbolique plus cohérent ou systématique qui favoriserait mieux la cohésion et la compréhension. C’est, selon moi, là qu’il faut placer le coup de génie de Franketienne. Cette lecture elle-même est une réécriture de l’œuvre.
De la mémoire partagée et de l’« Éthique reconstructive »
On est en présence d’une société divisée mais tenue ensemble par sa texture. Cette division a donné lieu à de nombreux malentendus.
Il s’agit d’abord de deux haïtiens.
Étant tels, ils doivent avoir quelques liens, quelques aspects qui les lient. De cette liaison ressortent quelques points de dissensus. Toute la trame de la pièce fait apparaître cette compréhension réciproque qui est autant de points de vue de l’un tient sur l’autre. Piram a sa propre façon de se représenter Polidor. Laënnec Hurbon s’est particulièrement arrêté à cet aspect. Il a priorisé la seule perspective de Piram sur Polidor.
Il faut prendre très au sérieux cette posture de la pensée sociale haïtienne qui nourrit un romantisme à l’égard du « paysan », de la « masse » décrits comme « victimes » du « système » économico-politique du capitalisme, lequel système serait soutenu par l’« intellectuel ».
En réalité, cette position intellectuelle n’est pas absolument fausse, mais elle pèche par exagération et s’enfonce dans la contradiction vu que ceux-là se dressant en critique de l’« intellectuel » sont aussi des « intellectuels ». Cette critique donc est seulement un point de vue grossissant, qui, à force de faire le gros plan sur les méfaits du capitalisme, s’est refusée de remarquer comment le capitalisme a rendu le « paysan » mauvais dans sa stratégie de se préserver de la brutalité du capitalisme et de ses despotismes.
La stratégie du « paysan » à laquelle je fais allusion ne rend pas moins confortable le système. Polidor tient à quelques nuances des propos semblables. Et la méfiance qu’il a nourrie face à Piram découle de sa manière d’être docile au « système » par des pratiques de mimétisme ou d’enrégimentement.
Donc, un souci de certains « intellectuels » consiste à défendre le « peuple » sans en faire une ethnographie préalable afin de voir que du point de vue de l’imaginaire « intellectuel » et « paysan » se nourrit du même sens, la « colonialité du pouvoir ».
En réalité, nombre de ces « intellectuels » ont été nourris de cet imaginaire qu’ils ont du mal à déconstruire par passion de se faire traducteurs du « peuple », de se situer entre ce « peuple » et l’« étranger », de jouer le rôle de lieutenant des étrangers face au peuple.
Il s’agit d’une société en proie à ses propres démons que lui a laissés la colonisation, tels que la relation au « savoir » et au « pouvoir », la passion pour ce qui est « exogène » venu de l’Occident chrétien et blanc, la vertu mystifiante de ce savoir lié au pouvoir, de cette proximité aux valences occidentales.
La pièce apporte quand bien même un élément majeur auquel la sociologie haïtienne n’est pas attentive.
Souvent, celle-ci décrit la dynamique sociale haïtienne par la dualité, la division. Elle ne voit pas que tout cela s’effectue sous le fond d’un « sol » commun, du reste, l’« espace haïtien ». Le territoire aussi bien qu’il fasse l’objet de revendications plurielles constitue un principe d’unité physique, qui fait souvent dire qu’on est sur le « même bateau ».
Franketienne place les deux personnages dans un seul espace, une chambre, dans des conditions très précaires comme les Haïtiens qui se trouvent sur un espace géographique fragile. Ce qui traduit la proximité, la possibilité de rencontres, d’échanges, de conflits, de reconnaissance (de partage ou découvertes de vulnérabilités réciproques) et de réconciliation.
Polidor et Piram partagent la même chambre, alors que dans la société haïtienne, il est presqu’inimaginable que ces deux types se rencontrent pour échanger.
Deux types qui, sociologiquement dans la réalité, se sont constitués l’un à distance de l’autre, selon des grilles symboliques souvent différentes au regard de leur mode d’appropriation de la symbolique coloniale à l’origine de la formation sociale, politique haïtienne.
En d’autres termes, des mémoires différentes ont été mobilisées et ont participé à l’ethos qui fait la complexion psychologique, intellectuelle de chacun. Cet ethos aurait dû être pris en compte pour comprendre le devenir individuel dans l’ordre symbolique, social et historique des individus.
Si Polidor et Piram semblent s’opposer, ce n’est qu’une question d’appropriation de mémoires liée à leur « espace d’expériences » et leur « horizon d’attentes » dans l’économie symbolique générale de la société haïtienne.
Cette économie symbolique est composée de valence massive de pouvoir et de servitude. Ceux qui sont détenteurs du pouvoir ont aussi pour attribut la propriété, le savoir, la liberté et des serviteurs ou asservis alors que ceux qui sont asservis sont enfermés, dépourvus de savoirs (valorisés) et de biens.
Leur seul bien fragile est leur corps par où passent les violences politiques, économiques, symboliques du « système ». C’est un corps fatigué, épuisé de ses luttes incessantes pour la vie dans un contexte d’exploitation et d’expropriation. La société haïtienne peut être formalisée par la logique de trop et du peu : il y a ceux qui possèdent trop et ceux qui n’ont rien.
Ni Polidor, ni Piram ne sont du côté du pouvoir. Ils voguent entre le rien et le trop. Ils sont tous désireux de ce pouvoir et c’est ce désir mimétique qui explique leur méfiance réciproque.
Ce mimétisme est devenu dense, retors dans l’histoire sociale, politique, économique de la société haïtienne faite de trahison. La trame de Pèlentèt se déploie, sans que Franketienne le mentionne, sur une charge historique ou mémorielle que partagent Polidor et Piram. Leur malentendu est nourri de ces mémoires divergentes ou contradictoires qui rendent l’entente difficile. Tous deux se sont enfermés dans leur mémoire, leurs expériences vécues depuis leur lieu social d’intégration, du moins au début de la pièce.
Au fil de la pièce se dessine une entente, une rencontre heureuse, qui promet la solidarité et l’entraide.
Cette rencontre qui n’a pas pu, au début, entrecroiser les perspectives du fait de trop de préjugés faits d’accusations, de présomptions et de plaintes, en est venu à promettre la communauté, la solidarité.
Pèlentèt fait écho de manière moins complexe à ce que je rencontre dans la philosophie de Jean-Marc Ferry, philosophe français contemporain, qui propose une pensée de la réconciliation en montrant la mise en œuvre du sens partagé dans les registres du discours.
Cette pensée, Ferry l’appelle l’éthique reconstructive.
C’est une éthique qui se place sur « trois dimensions du temps ». Elle est « à la fois éthique de la responsabilité tournée vers le passé et éthique de la réconciliation tournée vers l’avenir, elle apparaît dans la dimension du présent comme éthique de la reconnaissance. »
Par surprise, ces trois dimensions sont présentes dans Pèlentèt et peuvent être restituées sans difficulté : la première dimension de la « responsabilité » portant sur le « passé » peut être comprise dans le sens de l’accusation ou de la responsabilisation. C’est ce qui se passe entre Polidor et Piram qui s’accusent l’un l’autre d’avoir composé avec le « système » de répression politique en Haïti.
Cette dimension est faite d’interpellation, d’accusation, de suspicion. C’est celle de la tension, de la conflictualité. C’est celle de points de vue divergents sur le passé.
La deuxième dimension, celle de la « réconciliation », en réalité n’arrive qu’à la fin, celle de l’entente, de la solidarité et du projet d’instituer un ordre partagé ou commun. Elle favorise un mi-lieu, un rapprochement mutuel.
Tout cela exige la « reconnaissance de l’autre en tant qu’être vulnérable. » Cette vulnérabilité se constate au présent, elle apparaît comme la condition qui ouvre la possibilité de la réconciliation.
En réalité, la rencontre souvent effectuée sur la modalité de la perception est exposée au risque de la force chosifiante du regard, lequel regard étant pris dans les cadres sociaux de représentation, saisit l’autre selon des « préjugés ».
La première dimension prend souvent la forme de confrontations de préjugés contre préjugés. La structure psychologique qui l’anime est la fermeture sur soi que confortent souvent les présomptions, les sentiments d’accusation ou d’imputation que suscitent parfois les récits constitués du souci d’appartenance et de préservation de cette appartenance. C’est aussi le moment de la recherche de « bouc-émissaires », de « responsables » de ses malheurs.
Ferry considère la réconciliation comme la deuxième dimension, celle qui s’ouvre sur l’avenir. Logiquement, elle devrait être plutôt considérée comme troisième dimension dans la progression vers la « reconstruction », l’institution d’une communauté d’entente plus apaisée par un ordre plus large de généralité.
En effet, la « reconnaissance » qui est cette forme d’attention à la faillibilité ou à la « vulnérabilité » de l’autre est d’abord ouverture, décentrement de soi vers la rencontre éventuelle avec autrui et l’avènement d’un mi-lieu qui n’est ni à moi ni à l’autre, mais à nous. Le lieu du mêmautre.
Cette reconnaissance est présente dans Pèlentèt. Il arrive des moments au cours desquels Piram et Polidor s’entendent émotionnellement et cela inaugure l’avènement d’une liaison plus forte.
Enfin arrive le temps de la réconciliation.
Ferry, en liant réconciliation et avenir, semble suggérer que la réconciliation est toujours en promesse : dans un contexte humain et social la réconciliation se négocie au fil du temps. Sur ce point le génie de Franketienne rencontre la sagacité conceptuelle de la philosophie. Piram et Polidor se réconcilient sur une promesse de solidarité une fois qu’ils se retrouveront en Haïti. En réalité, la réconciliation est déjà présente dans cette même promesse.
Là où Ferry divise la temporalité pour présenter trois éthiques sous-jacentes à l’éthique de la reconstruction, Franketienne tient en une unité d’action, par une dynamique progressive, la responsabilité tournée vers la réconciliation en transitant par le reconnaissance. Il éclaire aussi de manière plus saisissante la nécessité de l’unité d’espace et du temps pour que le travail de reconstruction puisse se réaliser.
En fin de compte, Pèlen Tèt est plus riche qu’une simple mise en scène d’une division séculaire de la société haïtienne entre « intellectuel » et « masse populaire ».
C’est une méditation profonde sur la possibilité d’engager un débat sur les responsabilités de la souffrance sociale tout en misant sur l’avènement de l’expérience de la reconnaissance et du besoin de réconciliation.
Le véritable coup de génie est que tout cela exige un espace et un temps partagés par les protagonistes où leur vulnérabilité est comprise par l’un et par l’autre en tant qu’humaine condition, notre vulnérabilité.
Autrement dit, tout cela exige une fortuna, comme celle qui a mis Polidor et Piram ensemble.
Plusieurs expériences ont donné l’occasion aux haïtiens de se rendre à l’évidence de cette commune vulnérabilité, pourtant elles n’ont pas conduit à cette parole échangée.
On a eu les séismes, le mépris dominicain, les humiliations américaines, etc. Selon moi, la crispation reste entière et les expériences vécues en dépit du rapprochement ou de la promiscuité produits par ces événements naturels ne font que renforcer les sentiments « superbes ».
Jusque-là, il y en a certains qui se croient en dehors de tout danger du fait de leur possibilité de s’extraire du pays par tous les moyens. Il y a quelques mois de cela, des spectacles d’haïtiens se faisant extraire du pays par hélicoptère ont montré que la communauté de vulnérabilité est loin d’être pensée et comprise.
On en est encore à la dimension de la responsabilisation, de l’accusation, de la récrimination, du mépris et du sentiment d’avoir raison.
Cette observation me porte à cette considération selon laquelle ce qui manque pour l’avènement d’une communauté haïtienne est le sentiment de la commune fragilité. Lui seul est capable d’inspirer la sympathie, la reconnaissance, le respect de la dignité et le souci de venir en aide et de se sentir accompli dans la grâce qu’offre la présence de l’autre et sentir la grâce que sa propre présence porte à l’autre. Là, on commencera à faire reculer la « bêtise », à poser les pierres d’un ordre symbolique, d’un ordre de l’humain.
Par Edelyn DORISMOND
Professeur de Philosophie
Directeur-adjoint de LADIREP
Image de couverture | Collage des portraits du poète Frankétienne et de l’écrivain Laënnec Hurbon.
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