Dans les prisons surpeuplées d’Haïti, des centaines de détenus, ayant purgé leur peine, attendent désespérément leur libération. D’autres, à l’inverse, sont innocentés après plusieurs années d’emprisonnement. La population carcérale d’Haïti se chiffre à plus de 11 000 détenus. Environ 80% d’entre eux sont en attente de jugement. La détention préventive prolongée reste et demeure un fléau qui gangrène l’appareil judiciaire et retarde le processus d’établissement d’un Etat de droit.
Les forces de l’ordre montent la garde avec vigilance. C’est l’heure de la visite au Pénitencier national. A l’entrée, une longue file d’attente, il sera bientôt 13 heures et le soleil est à son zénith. Quelques agents de l’administration pénitentiaire font des va-et-vient. Des parents, épuisés et énervés, font la queue pour apporter de la nourriture à leurs proches. La peinture bleue et blanche des murs délabrés peine à masquer les fissures, dur rappel du séisme du 12 janvier 2010. Le bâtiment domine l’angle des rues du Centre et du Champs-de-Mars, au centre-ville de Port-au-Prince.
Mimose, mère de 5 enfants, attend son tour. Son fils James, accusé de meurtre, est incarcéré, ici, depuis 7 ans. « Je n’ai pas les moyens pour payer un avocat. Mon fils risque de passer encore de nombreuses années dans cet enfer », lâche Mimose, l’air désespéré.
Casimir : « l’injustice, source d’inspiration »
« J’ai été arrêté à Carrefour-Feuilles. Les policiers m’ont conduit au commissariat du marché Salomon, puis au Pénitencier national », témoigne Paul Junior Casimir, plus connu sous le nom de Lintho. « Incendie », voilà le crime qui lui a été reproché. Fait rejeté par le concerné qui parle d’arrestation arbitraire. Pour ce marionnettiste de 35 ans, ces images continuent à le hanter comme si c’était hier.
Les moindres faits de cette journée « chaotique », restent gravés dans sa mémoire. Dans cet enfer, Paul Junior Casimir y a passé plus d’un an. Sans avoir été jugé ou condamné, ce père de 7 enfants a été libéré, ce 25 mai 2017, suite à un recours en habeas corpus.
Côtoyer des cadavres de prisonniers, voir des détenus torturés et tués par des agents, la mauvaise qualité de nourriture ont été des expériences qui le troublent encore… Lintho affirme avoir vécu de terribles moments au Pénitencier National. Huit jours après sa libération, l’ex-prisonnier décide de traduire ce qu’il a vu au plus grand centre carcéral haïtien, à travers un projet de fabrication de marionnettes.
Dans son atelier sis à Pacot, à quelques minutes du Pénitencier, les marionnettes créées à l’effigie des détenus, s’entassent à l’intérieur de plusieurs casiers représentant les cellules de cette prison dans laquelle il a vécu, jadis. Les œuvres de Paul Junior Casimir ont été présentées dans plusieurs expositions à Port-au-Prince depuis cet été, une plateforme qu’il utilise pour dénoncer les mauvaises conditions de détention en Haïti.
Dans les prisons haïtiennes, les cas comme celui de Paul Junior sont légion. Ce ne sont que quelques rares chanceux qui arrivent à quitter les centres carcéraux, mais c’est souvent, après plusieurs années d’attente. Paradoxalement, des centaines de détenus restent toujours incarcérés après la fin de leur sentence.
L’administration pénitentiaire dépassée !
La prison civile de Port-au-Prince, construite pour accueillir entre 800 à 1000 personnes, compte à présent plus de 4 200 prisonniers. Dans ce centre carcéral, chaque détenu dispose de 0,42 mètres carrés. La malnutrition fait rage. L’infirmerie est défaillante et les prisonniers meurent par manque de soin.
Les agents de l’Administration Pénitentiaire Nationale (APENA) travaillent eux aussi dans des conditions difficiles. « Sur les 17 prisons fonctionnelles en Haïti, seulement 2 répondent à certaines normes internationales », reconnait le responsable de la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DAP), Jean Gardy Muscadin.
« Ici, on fonctionne en dehors des normes internationales », a déclaré le directeur de l’APENA, lors d’une visite du Protecteur du citoyen et du commissaire du gouvernement de la région de Port-au-Prince, quelques jours à peine avant la Journée internationale des droits de l’homme.
Parmi les 4 200 détenus répertoriés au Pénitencier national, seulement 387 sont condamnés, soit moins de 10 %. La surpopulation carcérale devient la norme. L’inspecteur général Jean Gardy Muscadin parait impuissant et attend l’intervention des plus hautes autorités de l’Etat.
OPC : « C’est grave et inacceptable…»
« Le Pénitencier national ne peut pas être considéré comme une prison. C’est un endroit où l’on devrait mettre des animaux », crache le protecteur du citoyen, Renan Hedouville. Le responsable de l’Office de la protection du citoyen (OPC), croit que la situation est insupportable et déplore les conditions de travail inhumaines dans lesquelles fonctionnent les agents de l’Administration pénitentiaire.
« Vu le mode de fonctionnement et l’absence du respect des normes, les prisons haïtiennes sont très loin de servir de lieu de rééducation et de réinsertion sociale », explique Josselin Renald Joseph, chef du service de protection des détenus à l’OPC. Il fait état de plusieurs recommandations qui ont été acheminées aux autorités compétentes. « Rien n’est fait. La situation se dégrade de plus en plus », déplore M. Joseph.
Malgré tout, l’Office de la protection du citoyen dit vouloir remplir sa mission qui est de faire le plaidoyer pour encourager le respect des droits humains. Hormis le manque de suivi des recommandations, l’Office fait face, lui aussi, à un manque de ressources financières et matérielles qui rend souvent leurs actions sur le terrain inefficaces.
Grèves à répétition dans les tribunaux…
Il est 11 heures et les salles d’audience sont presque vides, ce lundi matin, au palais de justice de Port-au-Prince. Les audiences se font de plus en plus rares. Des dossiers restent cloitrés dans les tiroirs. C’est le tableau que reflète la justice haïtienne, quelques jours après l’ouverture officielle de l’année judiciaire le 9 octobre 2017.
Depuis le début du mois de juillet, les tribunaux du pays ne fonctionnent presque plus. Cette même semaine, la situation s’est empirée. C’est la paralysie totale dans les 18 juridictions du pays, résultat d’une série de grèves entamée par le personnel de la justice. Les greffiers, les juges, les huissiers et les commis parquets exigent tous de meilleures conditions de travail et un budget adéquat, pouvant permettre au pouvoir judiciaire de bien fonctionner.
« Pour prendre soin de nos familles, nous avons besoin d’un ajustement de salaire, des avantages sociaux. Additionnellement, nous exigeons des cartes de crédit, des bons d’achat ainsi que des cartes d’assurance », dit le porte-parole du syndicat des greffiers en Haïti, Yves André Joseph.
Après les greffiers, c’est au tour des juges haïtiens d’entrer, eux aussi, en grève au début du mois de septembre dernier. Une situation qui provoque la paralysie totale des activités dans les cours et les tribunaux sur tout le territoire. Ces grévistes exigent, eux aussi, de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires, mais aussi et surtout, une augmentation du budget du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, organisme chapeautant le travail des juges. Wando Saint-Villier, président de l’Association professionnelle des magistrats, pense que la situation est révoltante et déplore qu’une forte somme ait été pourtant octroyée aux parlementaires du gouvernement, tandis que le système judiciaire peine à joindre les deux bouts.
La situation semble figée : aucune entente en vue, les rencontres avec les autorités sont avortées et des promesses de satisfaction ne sont pas respectées. Les grévistes restent inflexibles sur leur position. Des trêves sont parfois annoncées, mais la grève revient toujours quelques jours plus tard. Aux tribunaux, les jours se ressemblent, c’est la routine. Entretemps, les justiciables en font les frais.
75 dossiers criminels, dont 20 avec assistance de jury, étaient en état de recevoir un jugement, mais ils n’ont pas pu être conclus à cause des mouvements de protestation qui sévissent dans le système.
« Une justice qui viole le droit à la justice des citoyens »
Selon l’article 26 de la constitution haïtienne du 29 mars 1987 amendée, « nul ne peut être maintenu en détention s’il n’a pas comparu dans les quarante-huit heures (48) qui suivent son arrestation, par-devant un juge appelé à statuer sur la légalité de l’arrestation. » Et dans le Code d’instruction criminelle haïtien, on stipule que « la personne contre laquelle est ouverte une instruction judiciaire peut voir décerner à son encontre un ordre d’écrou, notamment dans les cas comportant une peine d’emprisonnement ».
Pour sa part, la loi du 26 juillet 1979 sur l’appel pénal stipule que « l’appareil judiciaire dispose en fait d’un délai maximal de quatre mois pour décider si les indices sont assez concordants pour envoyer une personne par devant une instance de jugement ou pour la remettre en liberté. »
« A la lumière de cette disposition, toute personne contre qui un ordre d’écrou a été émis et qui a déjà passé quatre mois en prison sans être jugée est en situation de détention préventive prolongée », précise Me Jacques Letang, avocat au Barreau des Coteaux et président du Bureau des droits humains en Haïti, une structure qui défend les droits des détenus. L’homme de loi annonce qu’il va faire recours en responsabilité civile, afin de condamner l’Etat en dommage et intérêt.
« Les dispositifs légaux sont loin d’être appliqués en Haïti », estiment des organisations de défense des droits humains. Le coordonnateur général de l’Observatoire haïtien des droits humains (OHDH) touche la plaie du doigt : selon Me Joinet Merzius, la détention préventive prolongée viole également les dispositions des instruments internationaux portant sur la détention et consacrant le droit aux garanties judiciaires. Les justiciables subissent ainsi les injustices d’un système judiciaire moribond.
« L’Etat s’engage à violer les droits fondamentaux des détenus », martèle ce dernier, qui croit qu’il est grand temps que la justice soit organisée. Pour le responsable de l’OHDH, les centres carcéraux sont devenus un véritable « business ». Le défenseur des droits humains pointe du doigt également certains juges qui tardent à rendre leur ordonnance pour faciliter la libération des détenus.
Moins de 1% du budget national pour la justice…
Dans les 179 tribunaux de paix, les 18 tribunaux de première instance et les 5 cours d’appel, les audiences ne se tiennent pas à temps. Les délais de comparution des détenus ne sont pas respectés. Les cas de détention préventive prolongée se multiplient.
Les plus hautes autorités du pouvoir judiciaire s’en lavent pourtant les mains, et imputent la responsabilité au pouvoir exécutif qui, dans le budget national pour l’exercice fiscale 2017-2018, leur a alloué un montant dérisoire. Sur un budget de 144 milliards de gourdes, seulement 1,12 milliards (soit 0,8 %) ont été alloués au pouvoir judiciaire, alors que le pouvoir exécutif reçoit 92 % du budget et le parlement 3,2 %.
Les membres du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), entité chargée de contrôler et d’administrer le système, ne cachent pas leur déception. « Ce maigre budget ne nous permettra pas de doter les tribunaux de matériels, de procéder à la réhabilitation des tribunaux, d’améliorer les conditions de vie des juges », a déclaré en août dernier, Liez Edouard, bâtonnier de l’ordre des avocats de Miragoâne et représentant de la Fédération des barreaux d’Haïti au CSPJ.
Avant la séance autour du budget au parlement l’été dernier, le Conseil avait affirmé avoir besoin d’un budget de 4 milliards de gourdes pour remplir pleinement sa mission. Le budget a été voté sans respecter cette demande.
Résoudre un fléau par la « Grâce présidentielle » !
La détention préventive prolongée en Haïti ne date pas d’hier. Elle fait partie du discours de tous les gouvernements qui se sont succédés à la tête du pays depuis 1986. Alors que la justice ne cesse de faire l’objet de vives critiques, les autorités annoncent régulièrement des mesures pour contrecarrer le phénomène, sans succès. D’ailleurs, cette bataille reste et demeure officiellement la grande priorité de tous les ministres de la Justice qui se succèdent l’un après l’autre.
Dans les discours d’investiture, la détention préventive prolongée (DPP) résonne fort ! « Pas un jour de plus » ou encore « Opération coup de poing », les programmes changent de nom, mais leurs faibles résultats se ressemblent. Des initiatives qui sont souvent très médiatisées, mais qui sont loin de résoudre le problème.
La « grâce présidentielle » est aussi l’un des outils utilisés par le pouvoir exécutif à chaque fin d’année. A cette période, des centaines de prisonniers peuvent retrouver leur liberté, après l’« analyse » de leur dossier, par le commissaire du gouvernement.
Pour y parvenir, Clamé Ocnam Daméus, chef du Parquet de Port-au-Prince, met en place un groupe de travail devant travailler sur une liste de détenus à libérer au Pénitencier national au cours des fêtes de fin d’année. « Les prisonniers qui doivent bénéficier de cette grâce sont ceux qui ont purgé leur peine, ou qui ont des problèmes de santé… », informe M. Daméus.
C’est aussi une façon pour le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince de décongestionner le plus grand centre carcéral et ainsi diminuer le nombre de personnes placées en détention préventive prolongée. « Mais attention ! Pas question de mettre en liberté des criminels », prévient-t-il.
Programme d’assistance légale limité
Pour tenter d’apporter des réponses à tous ces problèmes, les initiatives ne manquent pas. Les résultats sont par contre souvent considérés comme des gouttes d’eau dans un océan. Parmi celles-ci figure le Bureau d’assistance légal (BAL). Ce programme lancé en 2012 est exécuté par le Barreau de Port-au-Prince conjointement avec le ministère de la Justice et l’appui technique et financier de la Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH), qui porte aujourd’hui le nom de Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH).
Le programme qui avait servi de porte-étendards des réformes du système de justice, visait notamment à s’attaquer au problème de la détention préventive prolongée. Une enveloppe de 4.216.822 dollars américains, décaissé par la MINUSTAH, a été mobilisée à cet effet.
Cinq ans après le lancement de ce projet, les responsables en ont dressé un bilan : sur 34 223 personnes assistées, 19 308 ont été libérées et 1 755 condamnations ont été prononcées, sur tout le territoire. « Le nombre de personnes assistées et libérées parait intéressant, mais il reste beaucoup à faire », reconnaît le Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, M. Stanley Gaston, lors de la clôture en octobre 2017 de la 5ième phase du programme.
Un avant-projet de loi relatif à l’assistance juridique a aussi été voté par le Sénat de la République, durant le deuxième trimestre de l’année 2017 et attend toujours un vote à la chambre des députés. Ces efforts paraissent minimes mais, pour un pays où les gouvernements successifs n’ont jamais présenté de véritables politiques en matière de justice, c’est un grand pas.
Malgré tout, la réforme du système judiciaire haïtien bat de l’aile. L’Etat de droit reste un vœu pieux. Ce rêve semble encore très loin de se concrétiser, puisqu’au problème de la détention préventive prolongée s’ajoute également celui de la corruption, un phénomène qui ronge à son tour la machine judiciaire et qui renforce l’impunité.
Dans la foulée, la nouvelle mission que les Nations-Unies viennent d’entamer pour un mandat de deux ans, a pour tâche d’« appuyer la justice en Haïti ». En attendant les actions concrètes de la MINUJUSTH, la liste des victimes résultant de la faiblesse du système ne cesse de grossir. La violation des droits humains et le non-respect des procédures sont autant de facteurs qui risquent de pousser la justice haïtienne elle-même un jour, à figurer sur le banc des accusés.
Luckson Saint-Vil
Photos/Vidéos: Jean-Marc Hervé Abélard & Dieu-Nalio Chery
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