SOCIÉTÉ

La guerre des gangs menace la disponibilité de l’eau à Port-au-Prince

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Plus de 50 % de l’eau consommée dans la zone métropolitaine provient de la Plaine du Cul-de-Sac, théâtre d’affrontements entre 400 Mawozo et Chen Mechan

Vendredi 6 avril, vers 4 heures PM, à l’entrée du Compas Market, à Pétion-Ville, une dizaine de personnes attendent leur tour pour acheter de l’eau potable. Cette file est inhabituelle, mais depuis que les gangs 400 Mawozo et Chen Mechan se font la guerre dans la Plaine du Cul-de-Sac dont la nappe phréatique est responsable à plus de 50 % de l’eau distribuée à Port-au-Prince, la ressource vitale se fait rare.

Non loin du supermarché, à Nerette, Marie Maude Delva est assise dans sa boutique. Elle est la principale distributrice d’eau de la compagnie Culligan, dans l’entrée de ce grand quartier de Pétion-Ville, qui débouche sur la rue panaméricaine. Delva vend à 150 gourdes le récipient qui contient cinq gallons. À l’intérieur de la boutique, une trentaine de récipients vides trônent. Cela faisait une semaine qu’elle n’a pas pu se réapprovisionner en eau traitée, pour en revendre.

Pour les camions-citernes qui livrent de l’eau pour la lessive, la cuisine, etc., les chauffeurs doivent prendre en compte les rançonnages par des hommes armés.

Même lors des pays lock, ou pendant la période de rareté de carburant qui a duré plus de six mois, Delva arrivait à se procurer de l’eau, se plaint-elle. Ce même vendredi, un autre supermarché, la Delimart de Turgeau, limitait le nombre de gallons que pouvait acheter un client.

Même si certaines compagnies ont recommencé à livrer de l’eau, on craint une nouvelle augmentation de prix, à cause de l’incertitude créée par ce conflit. Le prix de l’eau est lié à plusieurs facteurs. Pour les camions-citernes qui livrent de l’eau pour la lessive, la cuisine, etc., les chauffeurs doivent prendre en compte les rançonnages par des hommes armés. Le prix du carburant, dont la rareté est devenue fréquente, est aussi un facteur, sans compter les spéculations entre acheteurs et chauffeurs, sur les livraisons d’eau. Mais aujourd’hui, c’est la guerre en Plaine qui menace de faire varier les prix de l’eau, car beaucoup de camions s’y approvisionnent.

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400 Mawozo et Chen Mechan s’affrontent depuis le mois d’avril. Des quartiers comme Butte Boyer, Bizoton ou Santo sont en plein cœur des affrontements. Des familles entières ont dû fuir leurs maisons, pour ne pas succomber sous les balles des bandits. La compagnie Culligan, plus grande entreprise privée de traitement et de livraison d’eau du pays, est située à Santo 17. Directement dans la zone devenue un no man’s land.

Selon Joselaine André Depeine, les livraisons ont été paralysées plusieurs jours, à partir du début des hostilités. C’est le vendredi 6 mai que les camions ont pu reprendre la route pour livrer de l’eau aux clients. L’entreprise qui possède une vingtaine de camions et qui emploie une centaine d’employés estime que son avenir est menacé, à cause de la localisation de son usine. Depeine ignore si les responsables décideront de délocaliser l’usine.

Quelques jours seulement après le début du conflit, le prix d’une livraison a augmenté de près de 50 %.

Les autres entreprises de traitement d’eau, comme Frechè Lokal, se plaignent, au même titre que la Culligan. Léopold Sabbat, propriétaire de la compagnie, avoue que si la situation se dégrade encore plus, il fermera boutique. Cette décision occasionnerait la mise à pied de plus de 400 employés. « Nous avons quatre usines, dit-il. Depuis près d’un an, celle de la grand-rue n’est plus accessible à nos employés. Nous avons dû l’abandonner, et ce sont les gangs qui l’occupent aujourd’hui. »

Contrairement à sa concurrente, Frechè Lokal livre de l’eau à de petits entrepreneurs qui la revendent au détail. Elle la met aussi en sachet, pour la vente. C’est à Fleuriot que se trouve son quartier général, à quelques kilomètres de l’endroit où le conflit fait rage. Mais cette relative distance de sécurité n’empêche pas Sabbat de réfléchir à un plan de contingence, une stratégie au cas où la « guerre » arrivait jusqu’à sa porte.

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D’autres entreprises s’adonnent au transport d’eau extraite directement des nappes phréatiques de la plaine, utilisée par les ménages pour la cuisine, la lessive, etc. Quelques jours seulement après le début du conflit, le prix d’une livraison a augmenté de près de 50 %, après une augmentation tout aussi importante déjà effectuée en fin d’année dernière, à cause de la rareté de l’essence.

Selon la compagnie Sagesse, dont les camions sillonnent Pétion-Ville, Delmas, et les zones avoisinantes, il faut désormais 7 500 gourdes pour se faire livrer de l’eau. Il y a deux mois, ce prix était de 5 000 gourdes. Selon un employé de l’entreprise, joint au téléphone, celle-ci fonctionne à moitié de son rendement normal. Quand tout allait bien, ils pouvaient livrer une dizaine de camions d’eau par jour. Ils travaillaient même le soir, afin d’éviter les embouteillages. Ce n’est plus possible maintenant, et les livraisons sont aujourd’hui paralysées.

L’importance de la Plaine du Cul-de-Sac pour ces entreprises est cruciale. La plupart des compagnies d’eau s’y sont installées. Cela s’explique par la présence d’une grande nappe phréatique, dans la plaine du Cul-de-Sac qui alimente Port-au-Prince. À cause de la faiblesse des institutions de l’État comme la Direction nationale de l’Eau potable et de l’Assainissement (DINEPA), des opérateurs privés se sont développés, depuis les années 1980.

Cependant cette exploitation sans contrôle de l’État est un danger pour cette nappe phréatique. D’autant plus que certaines sources exploitées par la DINEPA au morne l’Hôpital sont en danger d’extinction, ce qui fait craindre une pénurie d’eau à Port-au-Prince. Contacté par AyiboPost, le directeur de la DINEPA, Guito Édouard, a affirmé n’être pas au courant de ces détails qui relèvent du travail d’un technicien et a assuré qu’il me redirigerait vers un technicien pour répondre à mes questions « en temps voulu ».

Au même titre que l’EDH, la DINEPA, figure du service public, semble aussi dépassée par les circonstances que n’importe quel citoyen lambda.

Les photos ont été prises en octobre 2021 dans la zone métropolitaine par Carvens Adelson pour AyiboPost. 

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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