Marina 107 Recordz est très connu dans le milieu du rap et de la trap
Elle s’appelle Ann Raina Cynthia Jean. Elle est l’une des seules femmes dans le pays à posséder un studio d’enregistrement, et elles se comptent sur une seule main. Marina 107 Recordz existe depuis près de trois ans, et ne cesse de progresser. Le label devient peu à peu incontournable dans le milieu du rap haïtien, et surtout de la trap.
Pour Ann Raina Jean, c’est un rêve devenu réalité. « J’ai créé le studio parce que je voulais aider les femmes artistes, explique-t-elle. Beaucoup sont victimes quand elles cherchent à enregistrer un son. Le maestro fait plus d’efforts pour coucher avec elles que pour les produire. Et une fois qu’elles sont passées par leur lit, le respect n’existe plus. »
Elle voulait que cela change. Sa recette est simple : un maestro, un beatmaker, et un espace et des matériels qui lui ont coûté ses économies.
Passionnée de rap, ancienne rappeuse d’ailleurs, aux côtés du rappeur KenFS assez connu en Haïti, celle qu’on appelle désormais Marina s’est frayée une place dans la cour des grands. Depuis plusieurs années maintenant, son nom est connu.
MechansT, rappeur polémique mais populaire, est l’un des habitués du studio. « Souvent, quand les gens viennent enregistrer, la première chose qu’ils demandent est qu’on mette le tag de mon studio sur leur son. D’autres qui ont enregistré ailleurs sont prêts à payer pour qu’on le fasse pour eux. C’est une sorte de marketing d’après eux », assure Ann Raina Jean.
Par et pour les femmes
Burning et Kemberlee sont quelques femmes produites par Marina 107 Recordz. Pour beaucoup d’entre elles, l’accompagnement est gratuit. « Je sais ce qu’elles endurent pour trouver un studio sérieux, dit-elle. Je travaille avec elles, et je demande à mon staff de les respecter entièrement. »
Ann Raina Cynthia Jean, qui travaille actuellement sur son mémoire pour devenir juriste, est aussi féministe. Elle a travaillé pour plusieurs organisations dont Femmes en démocratie. Elle souhaite voir les femmes briller, plus encore dans ce domaine dominé par les hommes en Haïti, comme ailleurs dans le monde.
Marina 107 Recordz a commencé comme une plateforme de promotion, se rappelle-t-elle. Dans les années 2010-2011, le petit oiseau bleu de Twitter faisait petit à petit son apparition chez les utilisateurs de téléphone mobile en Haïti. À l’époque, les smartphones n’étaient pas aussi en vogue et il fallait composer le code court 40404 pour tweeter. Marina 107 avait une présence active sur la plateforme. C’est depuis ce moment que son nom a commencé à être connu.
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Aujourd’hui, le studio continue le travail de promotion en plus de produire des artistes confirmés ou en herbe. Comme elle était déjà connue dans le milieu, peu de gens ont trouvé étrange qu’une femme soit à la tête d’un studio d’enregistrement de rap.
Elle choisit de cibler de jeunes artistes encore inconnus pour certains, au lieu d’artistes déjà confirmés pour plusieurs raisons. Ces derniers peuvent monopoliser le studio pour une longue durée, afin de produire un album. Puis, une fois l’album sorti et qu’il génère de l’argent, ils ne pensent pas tous à verser une part à Marina 107 Recordz.
Ann Raina Jean assure qu’elle fait presque du bénévolat avec certains talents qu’elle déniche ou qu’on lui amène. « Je ne leur demande rien, ils ne me payent rien. Je les aide à trouver des entrevues, à construire leur CV, leur musique. Mais je n’ai pas de contrat avec eux, et ils peuvent partir dès que quelqu’un qui les trouve intéressants veut les prendre sous son aile », dit-elle.
Elle sait trop bien comment on peut travailler des années avec un artiste pour peu de résultats, tandis que parfois il suffit d’un seul son, parfois négligé, pour que la carrière de l’artiste décolle.
Mais malgré cette façade de soutien bénévole, le studio se porte très bien et génère des revenus significatifs. C’est pour cela qu’elle peut se payer le luxe de ne rien leur demander. Les artistes, surtout de la trap, défilent sans arrêt pour enregistrer le dernier son de leur cru, qui selon eux sera à chaque fois le tube du moment.
Trap révolution
C’est bien la trap, ce genre musical qui s’apparente au rap, mais en version plus lente et saccadée, pour faire simpliste, qui fait générer des devises à Marina 107 Recordz. Ce style musical est l’apanage des jeunes et des très jeunes, qui s’improvisent artistes l’espace d’un morceau.
Ils louent le studio pour quelques milliers de gourdes, afin de réaliser leur rêve d’entendre leur voix onduler sur le beat. « Parfois sur une seule musique, ils peuvent être dix ! Cela peut bloquer le studio toute la journée. C’est pour cela que le prix varie selon le nombre de personnes qui vont chanter », dit Ann Cynthia Jean.
Certains se cotisent pour trouver l’argent, d’autres économisent pendant des mois. « Une fois, un jeune m’a donné 1 500 gourdes, en coupure de 50 gourdes, comme avance. Il m’a demandé de les garder en attendant qu’il trouve le reste, pour venir enregistrer », se souvient Ann Cynthia Jean, amusée.
Mais alors pourquoi les jeunes se pressent-ils à louer le studio, alors qu’ils en ont à peine les moyens ? Jean croit comprendre. « Il existe trois types d’artistes dans ce domaine, affirme-t-elle. Il y a des gens comme Wendyyy ou Roody Roodboy qui croient qu’ils peuvent gagner leur vie avec ce qu’ils font. Il y une autre catégorie qui fait de la musique pour sa propre satisfaction, et rien d’autre. Juste pour s’entendre. Mais il y a un troisième type qui chante pour se faire des femmes. Ils enregistrent un morceau et le partagent partout, le font écouter dans leur quartier, pour attirer celles-ci. »
La plupart de ces jeunes trappeurs sont donc à la recherche de femmes, à défaut de célébrité. Cela met Cynthia dans une position d’équilibriste compliquée et permanente, elle, la féministe militante. La question la gêne.
« Ba l manje, ba l bwè, ba l bwa », traduit par « donne-lui à manger, donne-lui à boire, baise-la », est l’un des exemples qui illustrent la difficulté pour Cynthia de se proclamer féministe et de ne pas pouvoir censurer des artistes qui passent par son studio, pour enregistrer leurs créations.
De plus grands plans
Depuis près de deux ans, Cynthia travaille dans une institution dont elle n’a pas voulu citer le nom. Marina 107 n’est pas sa seule source de revenus. C’est ce qu’elle appelle un plan B. Et d’après la productrice, beaucoup d’artistes de chez nous se sont dévoyés parce qu’ils n’avaient pas pensé à ce plan B, en plus de leur musique. Elle se dit consciente qu’il n’est pas facile pour certains artistes de rentabiliser leur talent, au point d’en vivre exclusivement.
Cela explique peut-être que depuis quelque temps, des artistes haïtiens connus dans le pays vont s’établir en République dominicaine. Pourtant, estime Cynthia, c’est un mauvais calcul. « Le marché dominicain n’achètera pas ce qu’ils produisent. Beaucoup d’entre eux se font entretenir par des femmes, à part quelques exceptions notables », affirme-t-elle.
Quoiqu’il en soit, Ann Cynthia Jean continue de produire des artistes qui veulent bien rester dans le pays et tenter leur chance comme d’autres avant eux. « Nous avons signé un seul artiste en trois ans, Dyno On Fire, mais c’est un choix, car si on en avait plus, le studio ferait faillite, car cela enlèverait la possibilité que d’autres personnes viennent enregistrer en nous payant. »
Le rêve de Jean, c’est d’agrandir son studio et de donner du travail à de jeunes talents. Un jeune qui travaille est un jeune en moins qui porte les armes, assure la responsable de Marina 107. Elle cite en exemple un célèbre chef de gang du pays, qui s’essaye de temps en temps au rap, sur les réseaux sociaux. Si la musique générait de l’argent, peut-être qu’il aurait été rappeur. Ou pas. Mais il en aurait eu la possibilité.
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