Au cœur du système du micro-crédit, les officiers de crédit exercent un métier qui peut leur coûter leur paix d’esprit
« Je m’apprêtais à traverser la rue, à Delmas, quand j’ai senti quelqu’un me tirer violemment par-derrière. C’était un homme. Je ne le savais pas, mais il venait de me sauver la vie. Une motocyclette fonçait à toute vitesse dans ma direction ; elle m’a ratée de peu. J’ai entendu le conducteur crier ‘je t’aurais tuée, s*lope’. »
Ce jour-là, Catherine Jean aurait pu perdre la vie. Cette jeune femme était agente de crédit, jusqu’en août 2019, dans une institution de micro-crédit. Le motocycliste était un payeur récalcitrant.
« Son avaliseur, c’est-à-dire la personne de contact qui garantissait son prêt, avait déjà payé à sa place, dit Catherine Jean. On avait appelé au travail du garant, et on s’était entendu pour qu’on prélève une partie de son salaire tous les mois. C’est pour cela que le motocycliste était si en colère. »
Ce n’est pas la seule fois que la jeune professionnelle sera victime d’intimidations ou de menaces de mort.
« J’ai déposé plusieurs plaintes à la Police, dit Jean. J’ai reçu des menaces de collègues également. J’étais superviseur des succursales de Province, et l’un des agents de crédit fraudait. Il s’arrangeait avec les prêteurs pour bénéficier lui aussi du prêt qu’on leur faisait. Quand je l’ai découvert, il a assuré qu’il me tuerait s’il perdait son emploi. Mon téléphone sonnait en plein milieu de la nuit, et des gens me menaçaient avec en fond des bruits de cérémonie vaudou. »
Au cœur du système
Depuis 1995, le micro-crédit se développe dans le pays de manière fulgurante. Elle tend à se substituer aux prêts bancaires, difficiles à contracter.
En 2013, on estimait que près de 10 % des emprunteurs du système bancaire haïtien détenaient 70 à 80 % du portefeuille de crédit total. Pendant la même année, les institutions de micro-crédit avaient trois fois plus d’emprunteurs. L’agent de crédit est au cœur de ce système. C’est lui qui démarche les clients, qui les suit, les contacte quand c’est nécessaire, et récupère leurs paiements.
Noémie Charles est dans le micro-crédit depuis près de huit mois. Elle travaille dans un call center chargé d’appeler les gens qui ne payent pas.
« Je suis officier de recouvrement, explique Charles. J’appelle les gens pour savoir quand ils vont payer, surtout si leur délai de paiement est dépassé. J’ai reçu des appels menaçants. Une fois quelqu’un m’a appelée pour me dire qu’on était venu le trouver pour qu’il me tue. Il disait qu’il voulait me prévenir parce qu’il savait que j’étais innocente. Je n’ai pas dormi chez moi ce soir-là, et depuis ce jour je ne décroche plus les appels de numéros que je ne connais pas. J’avais peur. »
Moins de clients
Edmond Joseph est lui agent de crédit dans un micro-crédit. Il est encore étudiant en droit. Cela fait près de quatre ans maintenant qu’il fait ce travail. « J’ai rejoint l’entreprise alors qu’elle était à peine lancée. J’ai reçu une formation pour savoir comment gérer les clients. ».
En tant qu’officier de crédit, Joseph est responsable d’un portefeuille, c’est-à-dire d’un ensemble de clients. « Ce sont surtout les petits commerçants que j’invite. Ensuite, j’agrandis mon portefeuille parce que de bouche en bouche les commerçants font passer le mot ».
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Depuis quelque temps, selon Joseph, il devient plus difficile de trouver de nouveaux clients. « Beaucoup de petits commerçants ont quitté le pays, à la recherche d’une meilleure vie. Cela pose aussi un problème de confiance, car on ne sait pas quand un nouveau client pourrait décider de partir. »
Un officier de crédit peut être junior ou senior, tout dépend de son portefeuille. « Au début, dit Catherine Jean, on est responsable de petits clients en termes de crédit. Puis au fur et à mesure, selon vos résultats, la limite de crédit augmente. J’étais officier senior, mes clients avaient un plancher de crédit de 2,5 millions de gourdes. »
En tant que responsable de son portefeuille, l’agent de crédit s’assure que les clients remboursent leurs prêts. « Avant de présenter le dossier, je cherche des informations sur le client. Je veux savoir s’il pourra rembourser en plus de prendre soin de sa famille. Si j’estime qu’il ne le pourra pas, je ne m’aventure pas avec lui. »
Recouvrement de dettes
« Quand un client ne paye pas, tu perds le sommeil, affirme Catherine Jean. Mais dans mon expérience, c’étaient surtout les clients moyens qui ne payaient pas régulièrement. Les petits prêts et les plus gros posaient rarement problème. »
Le recouvrement est une part cruciale du métier. Bien que les entreprises financières disposent de service de recouvrement, l’officier de crédit est le premier responsable pour collecter les paiements. Ensuite, si le client est radié, mais qu’il a encore des dettes, l’officier de recouvrement s’en occupe.
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« Quand j’appelle les clients, dit Noémie Charles, ils doivent absolument faire un dépôt. D’ailleurs j’ai des quotas à respecter. Parfois ils font le gros dos. Mais le plus souvent les paiements sont faits sans qu’il y ait besoin d’insister. »
Selon Catherine Jean, les clients qui savent qu’ils ne paieront pas donnent de fausses informations. « Parfois, il faut aller dans le quartier où le préteur dit habiter, et demander des renseignements, dit-elle. Certaines fois, pour recouvrer l’argent, j’ai été obligée d’aller chez le client à minuit, 4 h du matin, etc. C’est à ce moment qu’on peut le trouver chez lui. »
Dans les cas où il faut envoyer un huissier ou un juge de paix chez le client, l’officier de crédit accompagne la justice, selon Edmond Joseph. « C’est assez gênant », affirme-t-il.
Un mental d’acier
Il est difficile de supporter longtemps le stress que cause ce métier. Selon ces jeunes professionnels, l’on doit avoir un tempérament d’acier. « Il faut souvent mettre sa sensibilité de côté, révèle Edmond Joseph. C’est un métier qui fait ressortir l’aspect le plus sombre qu’il y a en vous. Au début c’est difficile, mais il est important de ne jamais se fâcher avec le client. Il faut jouer la comédie, tout en comprenant les difficultés de la personne. Pourtant, mon plus gros salaire a été de 30 000 gourdes, commissions inclus. »
Noémie Charles estime qu’elle a beaucoup de chance de ne pas être sur le terrain, mais derrière un téléphone. « Malgré cela, dit-elle, le métier me fatigue mentalement. Surtout quand il faut appeler un client qui, je le sais déjà, va me poser des problèmes. »
En outre, pour récupérer l’argent, tous les moyens sont bons. « On est obligés de mentir, dit Catherine Jean. Il faut parfois pleurer toutes les larmes de son corps pour faire comprendre au client qu’il doit absolument payer. On se sent toujours coupables dans ce métier. »
Un peu de tout
« Quand on est officier de crédit, si le client est malade, on est malades aussi », résume Catherine Jean. Elle se rappelle une expérience difficile qu’elle a vécue à cause de son ancien emploi. « C’était mon plus gros client. Il avait une limite de crédit de près de six millions de gourdes. Mais il a eu des problèmes avec sa femme et du jour au lendemain il a tout perdu. Il ne lui restait que son passeport et son permis de conduire. »
« Il a laissé le pays, poursuit-elle. Je présume que jusqu’à présent il n’a pas pu rembourser ses dettes. Et moi aussi cela a affecté mon travail et mes performances. Ce client représentait près de 20% de mon portefeuille. Quand il est parti, mon niveau de risque était devenu trop élevé. Je n’ai plus reçu de commissions ».
Cet épisode, selon elle, a été un catalyseur pour qu’elle quitte son travail.
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Il arrive parfois que des clients préparent des coups astucieux qui mettent à mal la crédibilité de l’agent, et peuvent lui faire perdre son emploi. « Une fois, se rappelle, Edmond Joseph, un client a disparu sans laisser aucune trace. Tous ceux qu’il avait désignés comme avaliseur ou garants avaient disparu dans la nature. Il n’a jamais payé. »
Mais le jeune homme a connu le pic de son émotion lors de l’un des fréquents incendies qui frappent le marché en fer. « La première fois que c’est arrivé, raconte-t-il, j’ai accouru sur les lieux comme si j’étais sapeur-pompier. J’avais des clientes là-bas. Elles avaient beaucoup perdu. Aujourd’hui encore, elles sont dans d’énormes difficultés à cause des gangs qui les rançonnent. »
Les belles expériences ne manquent pas non plus. Selon Catherine Jean et Edmond Joseph, certains petits commerçants se débrouillent à merveille avec les prêts qu’ils contractent. C’est une marchande de provisions alimentaires au détail, qui devient grossiste à force de discipline. C’est le matelassier qui a commencé par un prêt de 2500 gourdes, pour arriver à 75 000 gourdes. « Parfois, dit Edmond Joseph, je rencontre des gens qui peuvent à peine écrire leur nom. Mais leur sens des affaires est aiguisé. Ce sont des héros. »
Noémie Charles et Edmond Joseph sont des noms d’emprunt pour protéger leur emploi.
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