Le Grand Sud est le favori de ces professionnels qui s’établissent en province face à la montée vertigineuse de l’insécurité dans la capitale. Quant au Grand Nord, les villes comme Cap-Haïtien et Saint-Marc sont de plus en plus convoitées
Il a fallu à Marc André près de quatre ans pour construire sa résidence à Croix-des-Bouquets. À l’époque, cette commune était réputée pour son calme et attirait les regards de la classe moyenne en quête d’un terrain pour des projets immobiliers.
Six ans plus tard, soit en mars 2022, ce professionnel de la communication a dû fuir sa bâtisse en raison de l’inquiétante détérioration sécuritaire de sa zone, déclenchée à partir des affrontements entre les gangs «chen mechan» et «400 mawozo».
La montée de la criminalité à Croix-des-Bouquets couplée aux actes de kidnapping et de banditisme à Port-au-Prince et ses environs imposent un choix cornélien à André : trouver refuge dans un des quartiers paisibles de Port-au-Prince ou s’installer dans les villes de province.
Il a fallu à Marc André près de quatre ans pour construire sa résidence à Croix-des-Bouquets.
«J’avais décidé de m’établir définitivement dans le département du Sud afin d’atténuer ma panique vis-à-vis de l’insécurité», dit Marc André. Le communicateur travaillait déjà dans le Sud pour une organisation non gouvernementale (ONG) et avait l’habitude de rentrer à Croix-des-Bouquets tous les weekends pour séjourner avec sa famille.
Tout comme Marc André, plusieurs autres professionnels, jeunes et vieux, quittent la région métropolitaine de Port-au-Prince ces dernières années. Ce, à cause de la détérioration du climat sécuritaire.
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Cette migration résulte des conditions socio-politiques à Port-au-Prince, analyse le sociologue Jean Robert Joseph. «Port-au-Prince n’attire plus les gens. Les résidents des autres départements qui étaient obligés de venir dans la capitale pour des raisons d’études ou d’emploi retournent dans leur ville natale pour entamer une nouvelle vie», constate le sociologue.
La ville des Cayes par exemple subit actuellement une énorme explosion démographique. En plus des gens qui retournent chez eux, ceux qui avaient l’habitude de se rendre à Port-au-Prince ne le font plus durant ces dernières années, rapporte l’urbaniste Michèle Oriol.
Tout comme Marc André, plusieurs autres professionnels, jeunes et vieux, quittent la région métropolitaine de Port-au-Prince ces dernières années.
«En sus, les universités dans la ville des Cayes sont présentement remplies puisque la plupart des jeunes du Grand Sud, comme ceux du département de la Grand-Anse et des Nippes par exemple, s’installent aux Cayes au lieu de migrer à Port-au-Prince », observe-t-elle.
Historiquement, poursuit l’urbaniste Oriol, le Grand Sud avec comme département le Sud, la Grand’Anse, les Nippes et le Sud’Est est réputé pour sa migration massive vers Port-au-Prince et ses zones environnantes. «La migration du Grand Nord est quasi insignifiante. Le Grand Nord a toujours tendance à aller vers la République Dominicaine», dit la secrétaire exécutive du Comité d’aménagement du territoire (CIAT).
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Cette pression démographique vers certaines villes de provinces nécessite un besoin de logement. Vu qu’il n’existe aucun plan d’urbanisme pour accueillir cette nouvelle vague, des constructions s’érigent à tout va dans la ville des Cayes par exemple, selon les constats de l’urbaniste Michèle Oriol.
Le Grand Sud […] est réputé pour sa migration massive vers Port-au-Prince et ses zones environnantes.
«Des magasins et maisons habitables se dressent tout au long [du bord] des canaux d’irrigation non loin du Quatre chemins, à l’entrée de la ville», remarque-t-elle soulignant la fragilité des Cayes en termes d’inondation.
Pour sa part, le sociologue Jean Robert Joseph estime que cette explosion urbaine non organisée risque d’étouffer certaines villes du pays. «L’État devrait se pencher sur ce phénomène pour créer de nouveaux agglomérations afin d’éviter la concentration des grandes villes à l’instar de Port-au-Prince», remarque-t-il.
La migration interne ne date pas d’hier. Dans un premier temps, certaines familles se déplaçaient pour s’établir vers d’autres régions du pays en raison d’un lien amoureux ou familial. Les aléas naturels poussent aussi les gens à se déplacer à l’intérieur du pays. Après le séisme de 2010, plusieurs familles avaient quitté Port-au-Prince pour s’établir dans d’autres départements ou dans leurs départements d’origine.
La migration interne ne date pas d’hier.
Mais, cette nouvelle forme de déplacement vers les villes de provinces s’apparente à un souci de vivre loin de la vague de violence sans précédent de la région métropolitaine. «J’étais à la recherche d’une quiétude d’esprit. À Port-au-Prince la pression est énorme pourtant la vie aux Cayes est relativement calme», raconte pour sa part Ernst Charles, un vétérinaire qui travaille dans le Sud.
Avant 2019, Charles résidait à Juvénat, un quartier huppé à proximité de Port-au-Prince. Il avait l’habitude de séjourner parfois dans les villes de province pour travailler sur des projets que menaient l’ONG dans laquelle il travaille. Mais, la forte augmentation de l’insécurité sous l’administration du défunt président Jovenel Moïse dessinait un avenir sombre aux yeux du vétérinaire.
«Avec la montée grandissante de l’insécurité et des multiples cas de kidnapping qui ont été enregistrés, j’avais formulé une requête auprès de mes supérieurs pour pouvoir rester travailler en province», raconte Charles qui a fait ses études supérieures à Cuba et au Chili. La requête du professionnel a été agrée et depuis, il s’installe dans la ville des Cayes avec sa femme et ses deux enfants.
Cette migration résulte des conditions socio-politiques à Port-au-Prince, analyse le sociologue Jean Robert Joseph.
De son côté, l’économiste Énomy Germain pense qu’il existe une catégorie de gens bien déterminés qui émigre vers les villes de province. «Il ne s’agit pas des gens de la classe moyenne, mais plutôt de ceux qui n’ont pas une activité économique leur permettant de développer un certain attachement à la région métropolitaine. Nombre d’entre eux venaient des villes de province et ils savent qu’ils pourraient s’adapter à la vie en campagne pendant leur retour», dit-il.
Pour lui, le cas des professionnels qui demandent à leur bureau de les transférer dans des villes de province est rarissime.
Le cas de Claudette Jocelyn illustre les dires de l’économiste. L’ancienne marchande de ruban tissé au centre-ville de Port-au-Prince avait décidé de retourner vivre à St Jean du Sud depuis le contrôle incommensurable du plus grand marché informel du pays par les hommes armés. La détaillante s’accroche actuellement à l’agriculture et à son commerce pour subsister dans sa ville natale.
L’adaptation à cette nouvelle réalité est parfois dure dans les premiers moments de cette nouvelle aventure.
Elle relate toutefois qu’elle menait une vie paisible en dehors des tirs menaçants des bandits au marché de la Croix-des-Bossales.
La paix intérieure n’est pas toutefois rassurée malgré le déplacement vers une région loin des actes de banditismes.
«Bien que je sois en paix là où je m’installe maintenant, mais je me suis toujours contrarié en voyant l’appel d’un proche qui réside à Port-au-Prince. À tout moment, vous pouvez recevoir une nouvelle de kidnapping ou de l’assassinat d’un de vos proches», relate Ernst Charles.
L’autre pendant d’une vie en dehors de Port-au-Prince, estime l’économiste Énomy Germain, est le coût de la vie. Généralement, les prix ont tendance à être plus élevés dans les villes de province. L’adaptation est parfois dure dans les premiers moments de cette nouvelle aventure.
© Photo de couverture : Juan Melara
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