L’ambassadeur de France, Fabrice Mauriès, exprime sa préférence en matière de politique linguistique pour Haïti dans une lettre adressée au ministre de l’Éducation nationale, dont AyiboPost a obtenu une copie. Des sources proches du ministère dénoncent une « ingérence »
Dans une correspondance reçue par le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP) le 5 octobre 2023, l’ambassadeur de France, Fabrice Mauriès, a rappelé « l’attachement de la France à une éducation bilingue » pour Haïti.
Cette éducation, continue le diplomate, « doit guider le développement pédagogique et personnel de chaque élève pour l’aider à devenir un citoyen éclairé ».
Selon Mauriès, c’est ce « principe qui guide et continuera à guider notre coopération bilatérale en matière éducative ».
Cette lettre de l’ambassadeur traduit son désaccord avec la politique linguistique officielle d’Haïti, selon trois sources proches du MENFP.
Le ministère de l’Éducation nationale maintient vouloir s’éloigner du bilinguisme pour mettre en avant le « multilinguisme » avec le créole comme unique langue d’enseignement dans les premières années de l’école haïtienne.
Selon une des sources, la correspondance de la diplomatie française communique une « menace claire et directe » contre de futurs partenariats de financement avec la coopération française.
« Certains fonctionnaires de France en Haïti se trompent de siècle et de pays », commente une des sources proches du ministère. Le poids du passé colonial de la France rend l’intervention du diplomate inopportune, selon les sources proches du MENFP.
Cette lettre de l’ambassadeur traduit son désaccord avec la politique linguistique officielle d’Haïti, selon trois sources proches du MENFP.
« Peut-on imaginer un ambassadeur d’Haïti en France envoyer une lettre au ministère de l’Éducation française pour lui dire sa préférence en matière d’enseignement linguistique ? », s’interroge une des sources. « C’est tout simplement de l’ingérence inacceptable dans les politiques internes d’un autre pays », affirme-t-elle.
La correspondance de l’ambassadeur Mauriès venait en réponse à un message publié sur X, anciennement Twitter, par l’ancien ministre de l’Éducation Nesmy Manigat le 21 septembre 2023.
Dans ce tweet, l’actuel chef du cabinet du Premier ministre Garry Conille, avait annoncé la convocation des responsables d’une école à Nippes après l’imposition d’un pensum en français à un élève.
L’enfant devait écrire sur des dizaines de lignes : « Le créole est interdit au sein de l’établissement. »
Le contenu de la lettre de l’ambassadeur « relève du sens commun », analyse à AyiboPost Renauld Govain, doyen de la Faculté de Linguistique appliquée. Cependant, le linguiste considère la correspondance « comme un impair » dont les occurrences restent « monnaie courante en Haïti ».
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La lettre controversée de l’ambassadeur français arrive dans un contexte où Haïti sous-investit dans l’éducation.
À peine 10 % du budget national est alloué au MENFP dans l’exercice fiscal en cours. La Jamaïque ou la République Dominicaine, deux pays voisins aux revenus plus importants, dépensent le double.
Pour son budget d’investissement ainsi que des projets stratégiques, le ministère doit compter sur l’appui de partenaires étrangers.
Depuis 2021, par exemple, la coopération française accompagne la réforme curriculaire du 3e cycle du fondamental et du secondaire en Haïti à travers le projet dénommé « Nouvelle éducation citoyenne tournée vers l’avenir ».
Dans le cadre de l’initiative, des experts haïtiens devaient se rendre en France pour travailler avec des spécialistes de l’Hexagone sur le curriculum de plusieurs matières.
Approchés par AyiboPost, deux participants haïtiens au projet témoignent de climats de travail professionnels bien que des tensions ont parfois surgi sur des contenus se rapportant à des sujets de société.
Peut-on imaginer un ambassadeur d’Haïti en France envoyer une lettre au ministère de l’Éducation française pour lui dire sa préférence en matière d’enseignement linguistique ?
L’intérêt de l’ambassadeur de France Fabrice Mauriès pour la problématique de la langue et sa perception comme un personnage « anti-créole » n’est pas bien vu par la plupart des participants.
En octobre 2023, certains experts haïtiens assignés à l’élaboration du curriculum pour la langue créole devant se rendre en France dans le cadre de ce programme se sont vu refuser le visa.
D’autres spécialistes assignés aux mathématiques et aux sciences expérimentales avaient pu voyager avec les mêmes documentations soumises au consulat de France, selon des échanges de courriels revus par AyiboPost.
Des démarches entreprises par les institutions impliquées dans le projet ont permis de faciliter le voyage.
Mais la plupart des experts créoles stoppés par l’ambassade de France voient la main du diplomate Mauriès derrière leur blocage.
L’ambassadeur a été contacté pour commentaires par courriel le 19 février 2024. Cet article sera mis à jour s’il réagit.
« L’ancien colonisateur n’aurait pas dû avoir son mot à dire dans l’éducation linguistique d’Haïti, mais l’État et le secteur privé n’investissent pas dans le secteur », observe à AyiboPost un des responsables du projet. Comme d’autres cadres cités dans cet article, il demande l’anonymat pour éviter les représailles.
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Le créole — langue parlée par la majorité du pays — obtient le statut de langue officielle à côté du français 183 ans après l’indépendance d’Haïti.
Dans la pratique, le français — outil de communication préféré de l’administration publique — demeure beaucoup plus valorisé.
Une bonne partie de la richesse littéraire et scientifique d’Haïti est écrite en français, mais à peine 10 % des habitants du pays arrivent à parler cette langue.
Pour expliquer cet état de fait, plusieurs chercheurs pointent du doigt un apartheid linguistique utilisé pour exclure des citoyens. Cet apartheid expliquerait le sous-investissement dans le créole à travers les années.
Une réforme de 1979 prévoit l’usage du créole comme langue d’enseignement jusqu’à la 4e année.
Mais le travail nécessaire pour l’implémenter nationalement, former les professeurs et mettre en place le matériel didactique en langue créole demeure insuffisant, selon trois cadres du MENFP.
Dans la pratique, le français — outil de communication préféré de l’administration publique — demeure beaucoup plus valorisé.
À part les professeurs d’écoles privilégiées généralement dans les grandes villes, la majeure partie des enseignants des 17 000 établissements du pays ne parlent pas français — une langue qu’ils sont censés enseigner et dans laquelle est principalement écrit le matériel didactique, analyse un cadre du ministère.
40 % des enfants abandonnent l’école avant la fin de la 9e année fondamentale, et très peu arrivent à l’université.
Selon des spécialistes, l’apprentissage inadéquat dans une langue étrangère se trouve parmi les premières causes de l’échec scolaire dans le pays.
« Le bilinguisme s’est traduit par un rapport de diglossie, de domination du français sur le créole », analyse à AyiboPost Khadim Sylla, coordonnateur du secteur de l’éducation au bureau de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture à Port-au-Prince.
Dès 2022, l’UNESCO apporte son soutien à une réforme éducative introduite par l’ancien ministre Nesmy Manigat.
Cette réforme doit passer par l’élaboration d’un cadre curriculaire, d’après les responsables des deux institutions.
Selon Sylla, « les expériences et les recherches » démontrent que l’enfant instruit dans sa langue maternelle acquiert plus facilement les compétences et peut apprendre d’autres langues plus rapidement. L’UNESCO, dit-il, est partie « prenante du multilinguisme ».
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Si la France investit peu dans le créole ou dans l’éducation, d’autres ambassades et institutions internationales contribuent au développement de la langue maternelle d’Haïti.
Depuis 2018, la coopération espagnole a investi près de neuf millions de dollars américains dans l’éducation en Haïti, selon un tableau de dépenses communiqué à AyiboPost.
L’apprentissage des enfants se fait plus sûrement et rapidement dans la langue maternelle, selon Guillermo Garrido Novoa, ministre Conseiller à l’Ambassade d’Espagne.
« Il nous semble important d’appuyer sa normalisation à l’école autant comme langue enseignée que comme langue d’enseignement surtout dans les premières années », poursuit Novoa à AyiboPost.
L’Agence des États-Unis pour le développement international se présente à AyiboPost comme un pionnier dans l’enseignement de la langue maternelle en Haïti.
L’USAID a financé plusieurs projets en ce sens sur la dernière décennie.
L’offre d’une éducation de base aux enfants dans leur langue maternelle « honore leur droit d’apprendre dans une langue qui leur est familière », déclare à AyiboPost Jean Lindor, directeur du Bureau de l’éducation de l’USAID en Haïti.
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Dès son entrée au MENFP en 2022, l’ancien ministre de l’Éducation Nesmy Manigat arrête le financement des ouvrages en langues françaises pour les quatre premières années de l’école haïtienne.
Ces livres coûtaient jusqu’à 600 millions de gourdes par année à l’État.
En parallèle, le ministère introduit un livre unique en créole pour les deux premières années du fondamental.
L’initiative en partie payée par la Banque interaméricaine de développement et la Banque mondiale devrait être répliquée annuellement jusqu’à la 6e année.
Imprimé à un million d’exemplaires, le livre unique doit être distribué dans toutes les écoles du pays.
Presque une dizaine de versions d’éditeurs différents existent. Il n’est pas clair combien d’ouvrages ont été effectivement imprimés, combien d’écoles les avaient reçus ni combien de professeurs ont été formés.
Dès son entrée au MENFP en 2022, l’ancien ministre de l’Éducation Nesmy Manigat arrête le financement des ouvrages en langues françaises pour les quatre premières années de l’école haïtienne.
Parallèlement, ces décisions ne font pas l’unanimité.
Certains éducateurs critiquent la valeur pédagogique des livres uniques élaborés en moins d’un an.
Le ministre Nesmy Manigat a une « velléité pour aller dans la bonne direction, mais il lui arrive de ne pas avoir les consultations qu’il faut », analyse le doyen de la Faculté de Linguistique appliquée, Renauld Govain.
L’expert critique l’utilisation du français comme langue d’enseignement à partir de la 5e année. Il estime nécessaire d’utiliser le créole comme seule langue d’enseignement pour tout le cycle fondamental, de la première année jusqu’au Secondaire 1.
Ensuite, dit-il, on enseignerait en français pour certaines matières à côté du créole.
Lire aussi : « Parler le créole » est encore sévèrement puni dans des écoles haïtiennes
La majorité des opposants de l’ancien ministre Manigat admettent la nécessité de réformer l’éducation linguistique d’Haïti.
Une bonne réforme contribuera, s’entendent-ils, à augmenter le nombre de locuteurs français — 300 millions dans le monde — et à permettre à plus d’Haïtiens de jouir de la richesse culturelle du pays et de la francophonie.
Bien qu’elles permettent au MENFP d’investir dans certains projets d’importance, les donations de représentations et institutions étrangères sont soumis à la volonté des bailleurs, ainsi qu’à leurs priorités du moment.
« Le mode actuel de financement représente un handicap à l’implémentation d’une éducation dans l’intérêt du pays », conclut à AyiboPost un cadre du MENFP.
Image de couverture éditée par AyiboPost mettant en avant l’ambassadeur de France en Haïti, Fabrice Mauriès, signataire d’une lettre controversée reçue par l’ancien ministre de l’Éducation nationale d’Haïti, Nesmy Manigat, le 5 octobre 2023. | © Portrait original : Marc Henley Augustin/Loop Haiti
Visionnez ce documentaire d’AyiboPost sur la diversité et l’importance du créole dans la Caraïbe ainsi que le combat à mener pour le sauvegarder:
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