La médecine légale n’est pas très développée en Haïti. Il n’y a que deux médecins légistes dans le pays. Pourtant cette science est capitale pour la justice, surtout grâce aux autopsies
Des cas de morts suspectes ou violentes sont régulièrement rapportés par les médias en Haïti. La justice, certaines fois, ordonne une autopsie pour déterminer les causes exactes de la mort.
Parmi les cas les plus médiatisés, il y a celui de René Préval, ancien président du pays. Au final, le rapport d’autopsie conclut à une mort naturelle. Les proches du journaliste Vladjimir Legagneur, disparu en 2018, attendent encore des résultats de son autopsie. Et plus récemment, les parents des enfants morts dans l’incendie d’un orphelinat à Fermathe réclament une autopsie.
Jean Armel Demorcy est l’un des deux seuls médecins légistes du pays. Il dirige l’Institut médico-légal. D’après lui, seulement 1/3 des morts suspectes ou violentes au cours d’une année ont subi une autopsie.
« Nos sociétés sont de plus en plus violentes, dit le chirurgien. La question est de savoir ce que vaut la vie d’un citoyen pour l’État, dans son ensemble. Est-ce que la vie d’une personne qui vit dans un coin reculé du pays compte autant qu’une autre ? Pour connaître le niveau de développement humain d’un pays, il faut vérifier le développement de sa médecine légale aussi. »
Des moyens inadéquats
La médecine légale est la médecine de la violence. Elle est au service de la justice et de la police, pour déterminer les circonstances exactes de la mort d’un individu. Mais la médecine légale s’occupe aussi des vivants. « Notre système judiciaire repose sur la preuve, dit Demorcy. Dans le cas d’un viol par exemple, c’est parfois la parole de la victime contre celle de l’accusé. La médecine légale permet de trouver ces preuves. »
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En Haïti, l’institut médico-légal est l’organisme officiel chargé d’effectuer des examens pour le compte de la justice haïtienne. Selon son directeur, les conditions de travail ne sont pas suffisantes. « Nous dépendons du ministère de la Justice et du ministère de la Santé publique. Nous manquons d’autonomie. Pour fonctionner correctement, l’institut a besoin d’environ 100 millions de gourdes par an. Au dernier budget, nous en avions 32 millions environ. Nous ne pouvons pas former de nouveaux légistes. C’est du pur bénévolat que nous faisons. ».
La nécessité d’autopsier
Le Code civil haïtien prévoit que toute mort suspecte ou violente doit être examinée par un médecin. Un juge de paix doit se faire accompagner par un spécialiste sur les lieux d’un crime.
« Malheureusement ce n’est pas toujours possible, dit Jean Claude Jean Antoine, substitut du commissaire du gouvernement de la Croix-Des-Bouquets. Il n’y a que deux légistes dans le pays, ce qui explique ce manquement à la loi. »
C’est au médecin de déclarer la mort. Mais, la médecine légale va plus loin. Elle permet de récolter des indices, aux côtés de la police scientifique, en pratiquant une autopsie. « On me demande souvent pourquoi autopsier, s’il est évident qu’une personne a été tuée par balles, dit Jean Armel Demorcy. Mais l’autopsie donne des détails supplémentaires sur la distance du tir par exemple. Elle permet aussi d’identifier un corps, au cas où il ne serait pas identifiable à vue d’œil. »
Parfois, des criminels font des mises en scène pour masquer leur culpabilité, mais ils laissent des traces. « Il n’y a pas de crime parfait, dit Demorcy. Et même pour un suicide par balles, on peut découvrir si c’était voulu ou pas. Les blessures ne seront pas les mêmes. »
Faire parler les morts
Au cours de l’autopsie, le corps de la victime est ouvert comme pour une chirurgie. « Il faut fendre le cadavre des pieds à la tête, explique le légiste. Même si une personne est morte par balles, on doit vérifier tout son corps. Peut-être qu’avant d’avoir été tuée, elle a été traînée d’un endroit à un autre. C’est un indice pour la justice. »
De l’interprétation donnée à une scène de crime, un criminel peut se trouver blanchi ou condamné. « Beaucoup de crimes sont des actes entre membres d’une même famille, poursuit-il. Souvent ils passent l’éponge sur les faits, et n’en parlent plus. Mais il s’agit d’un criminel, s’il peut tuer un membre de sa famille, il est dangereux pour le reste de la société. »
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Par manque de moyens, après l’autopsie, l’examen toxicologique des organes prélevés se fait à l’étranger. Si on soupçonne une mort par empoisonnement, l’institut médico-légal n’a pas les moyens de le prouver. « Les organes sont envoyés dans un laboratoire aux États-Unis, affirme Jean Armel Demorcy. Les résultats prennent du temps et ils coûtent chers. Cependant la loi ne prévoit nulle part un fonds alloué à ces types d’examens. »
Un projet de loi traîne dans les tiroirs du Parlement depuis des années. Il vise à faire de l’institut médico-légal un organisme autonome. Il pourrait ainsi se doter de bons laboratoires toxicologiques.
Une collaboration en dents de scie
Entre la justice et le médecin légiste, la collaboration doit être sans failles. Ce n’est pas toujours le cas. « Cela fait vingt ans que je pratique des autopsies, dit Jean Armel Demorcy. Pendant toutes ces années, pas une fois je n’ai été appelé dans un tribunal pour témoigner pour l’une de ces autopsies. On me demande des rapports parfois, mais j’ai l’impression que c’est juste pour épaissir les dossiers. Beaucoup de juges ne savent pas pourquoi l’autopsie est nécessaire. Ils la demandent parce que la loi le dit. ».
Certaines fois, la justice ordonne une autopsie, mais les parents s’y opposent. « Toutes les autopsies que nous avons pratiquées ont été sur demande des proches de la victime. Mais parfois les parents ne le veulent pas, et la justice les laisse faire. »
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Dans un tel scénario, selon Jean Claude Jean Antoine, c’est une obstruction à la justice qui devrait être sévèrement punie.
D’un autre côté, il est difficile pour la médecine légale de donner de bons résultats dans certains cas. Si un corps a été déplacé d’une scène de crime avant que le légiste l’examine par exemple.
Selon Demorcy, beaucoup d’informations essentielles sont perdues. « Nous ne pourrons pas dater la mort, c’est-à-dire estimer depuis combien de temps la personne est morte, à partir de la température du corps, et de la rigidité du cadavre. »
À cause de cela, un dangereux criminel peut s’échapper des mailles du filet de la justice.
Superstitions et trafic d’organes
Des familles de victimes remuent parfois ciel et terre pour procéder à l’autopsie de leurs proches. Selon Jean Armel Demorcy, ce n’est pas toujours par envie de connaître la vérité sur la mort du défunt. « Puisqu’on enlève les organes, avant que la personne ne soit inhumée, certains pensent qu’ainsi ils sont prémunis contre des choses mystiques. Pour eux, les gens mal intentionnés ne pourront rien faire du cadavre. »
L’inverse est vrai. « D’autres proches ne veulent pas d’autopsie parce qu’ils doivent ‘ranje’ le cadavre, pour éviter des actes de sorcellerie. Mais en fait c’est parce qu’ils ne font pas confiance à l’État. Si les autopsies étaient systématiques, il n’y aurait pas ces pratiques. »
D’un autre côté, des dérives sont toujours possibles dans ce métier, comme dans d’autres. Le trafic d’organe en est une. « Le médecin légiste connaît le corps humain, il peut toujours utiliser ses connaissances à mauvais escient. Mais c’est presque impossible dans le pays parce que nous n’avons jamais encore pratiqué une autopsie dans les 24 heures qui suivent la mort. »
Jameson Francisque
Photo couverture: Un partisan du candidat PHTK Jovenel Moise verse de la bière dans un crâne représentant le président par intérim Jocelerme Privert le mardi 7 juin 2016. Crédit: DIEU NALIO CHERY / AP
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