L’Auto-justice contre l’insécurité ou «combattre le mal par le pire»
Le lynchage fait rage en Haïti. À Port-au-Prince, en 2015, au moins 10 personnes ont été tuées par des foules furieuses. Pour combattre la recrudescence de l’insécurité dans la capitale, à un moment où les crises politiques et économiques s’intensifient et le système judiciaire défaille, beaucoup croient que la formule d’ « auto-justice » ou de « justice populaire » reste et demeure la plus efficace…
Deux jeunes hommes viennent d’être tués à la ruelle Baron (Avenue Poupelard), à Port-au-Prince, le matin du 24 Décembre 2015, lapidés, roués de coups, par une foule en colère. Selon les quelques rares habitants de la zone ayant accepté de parler de l’incident, ces jeunes messieurs non identifiés – Dieu seul sait s’ils seront identifiables après leur lapidation – avaient été surpris en flagrant délit intimidant et rançonnant des passants, à l’aide de fausses armes à feu qu’ils avaient en leur possession.
Aux environs de 9 heures, les corps abimés des deux victimes gisaient dans leur sang, à côté du trottoir, à proximité de l’Eglise Saint- Antoine. Alors qu’ils gigotent sous l’effet de spasmes provoqués par le brin de vie habitant encore leur masse de chair, un acteur encore sous l’emprise d’une frénésie incontrôlée continue à les défoncer de coup de pierres.
Cette scène, accompagnée de quelques hourras, se déroule sous les regards à la fois curieux, passifs et amusés d’un groupe de gens se contentant de placer des commentaires, filmer et prendre des photos (pour alimenter leurs pages sur les réseaux sociaux).
« Que Dieu me pardonne. Ils ont bien fait de les tuer, » déclare une jeune dame à qui une amie explique les motifs pour lesquels cela s’est produit. « Où allons-nous si même à Noel, on ne peut pas marcher à Port-au-Prince ? » questionne-t-elle.
Chaque année, des dizaines d’individus meurent, dans l’ensemble des régions du pays, lynchés par des civils. Dans un rapport sur la violence présenté par la Commission Justice et Paix (CE-JILAP), seulement pour l’aire Métropolitaine de Port-au-Prince, de janvier à mars 2015, 7 cas de lynchage avaient été enregistrés.
La Police des Nations-Unies en Haïti (UNPOL/MINUSTAH) estimait le nombre de cas de lynchages enregistré sur tout le territoire national à 90 en 2009, et 121 en 2012. Vol, viol, meurtre ou sorcellerie ; les chefs d’accusation sont légion et les procédés utilisés pour exécuter les accusés, cruels : coup de machettes, de bâtons, de pierres, etc. Et dans la majorité des cas, les cadavres des victimes sont brûlés vifs.
Une pratique ancienne malsaine, en passe d’être acceptée
Avec le temps, ce que des juristes, des analystes et des jeunes étudiants appellent une « plaie » grave, est parvenue à s’installer confortablement dans les mœurs du peuple haïtien. Même la Presse est accusée de faire l’impasse sur ce phénomène grandissant et alarmant. « Les médias font beaucoup plus un tollé quand il y a une fusillade perpétrée par des bandits que lorsque la population lynche un individu, alors que le lynchage est encore pire », commente René Jaccis, jeune informaticien. Suivi généralement d’un silence tant de la part des familles et proches des victimes, des potentiels témoins, que des autorités compétentes, très peu de cas de lynchages ont fait l’objet d’actions judicaires sérieuses. Ce qui laisse le champ libre aux justiciers tout-puissants de pratiquer à leur guise cette forme de justice primitive que nous appelons la « justice populaire ».
Si les agents de la Police Nationale d’Haïti (PNH) et ceux de la MINUSTAH, parviennent quelques fois à sauver certaines victimes des griffes des foules hostiles, toutefois, le nombre cas de sauvetage de justesse reste doublement inférieur par rapport aux cas de lynchage « réussis ». Le plus souvent, soit les forces de l’ordre arrivent trop tard (comme dans les films d’actions), soit les agents sur place ne sont pas assez équipés pour faire face à la situation. A titre d’exemple, à Saint-Louis du Nord, il y a quelques années, suite à l’assassinat d’un jeune conducteur de taxi-moto, une foule en transe et bien armée, avait réussi à faire sortir le principal suspect dans cette affaire, du commissariat où il était en garde à vue. Malgré les efforts titanesques des policiers sur place, en plus d’être lynché, exécuté à coups de « tout », son cadavre fut trainé tout le long de la voie publique et brulé vif. « Il ne tuera plus jamais. Il n’a plus aucune chance d’être libéré », se réjouissaient quelques fêtards, avec un air triomphant.
En Haïti, selon l’ancien Major aux Forces Armées d’Haïti (FAD’H), monsieur Gérard Dalvius, « ces pratiques ne datent pas d’hier. On enregistrait déjà des cas de lynchage sur l’ile depuis l’époque coloniale où les esclaves étaient censés tout tenter pour obtenir leur indépendance. Et plus tard encore, même après l’avoir eue, c’était pire car ils (les désormais anciens esclaves) devaient à tout prix tout entreprendre afin de protéger et conserver leur liberté fraichement acquise. »
En effet, le peuple haïtien, dès son jeune âge, a toujours eu tendance à se faire justice quand il sentait ses droits lésés ou menacés, à telle enseigne que même Son Excellence Monsieur Vilbrun Guillaume Sam, 26e Président de la République, n’en fut épargné.
Après avoir ordonné la fusillade d’environ 167 prisonniers politiques, le 27 juillet 1915, il fut lui-même lynché par une foule hostile, le jour suivant. « A ne pas oublier le phénomène de « déchoukage » qui est aussi une autre forme de justice expéditive pratiquée en Haïti, à la suite du départ forcé, en 1986, du Président Jean-Claude Duvalier dit Baby Doc », nous rappelle l’ancien Major des Forces Armées d’Haïti, Me Gérard Dalvius.
La justice populaire : une arme pour combattre le banditisme(?)
Si dans les temps modernes, cette pratique est condamnée par les lois des Etats se voulant promoteurs et défenseurs de la démocratie ; si nombre de pays s’efforcent de se mettre au diapason avec les prescrits des conventions internationales relatives aux droits de l’homme et les principes d’Etat de Droit ; si le code pénal haïtien, en ses articles 240, 241 et suivant, condamne tout acte de meurtre ou autres actions pouvant entrainer blessure et/ou mort d’un individu, toujours est-il que, avec l’intensification des crises politiques, de la misère et la défaillance des mécanismes de justice, l’insécurité connait une recrudescence historique et offre du même coup à des millions de frustrés, un parfait prétexte pour faire perdurer des attitudes et des comportements barbares tels que le lynchage.
« Ceux qui pratiquent l’auto-justice pour la plupart sont des citoyens paisibles, poussés à bout. Ils ont recours à cette forme de justice pour se défendre et dissuader les criminels. Du coup, ils deviennent eux-mêmes des criminels, » déclare Emmanuel Peterson, jeune étudiant finissant en droit.
Evidemment, combattre l’insécurité en Haïti reste un défi majeur à relever. La population, particulièrement à Port-au-Prince, vit dans la terreur à cause des malfrats qui ne cessent de faire des vagues. Des fusillades sporadiques n’arrêtent pas de faire des victimes (blessés et morts), et nombres de personnes se font arnaquer en plein jour alors qu’ils sortent de la banque… Dans cette atmosphère, le lynchage, cette forme de justice expéditive décriée par les organismes des droits humains, est vue comme la formule qu’il faut pour freiner les actes de banditisme commis à longueur de journée un peu partout sur le territoire national, en particulier dans la capitale. C’est du moins ce que révèlent les résultats d’un sondage.
« Moi, je crois que c’est mauvais, mais c’est jusqu’ici la seule formule permettant de freiner des brigands. Il faut tracer un exemple sur eux, sinon c’est eux qui le traceront sur nous » croit Andrés, un jeune conducteur de taxi de 28 ans. Par ces propos, il reprend le slogan qui anime les débats tant dans les medias traditionnels que sur les réseaux sociaux, depuis l’arrestation des responsables de l’enlèvement et l’assassinat de Saahmie-Lynn E. Mirville. Cette dernière, une jeune étudiante de 23 ans, a été retrouvée sans vie, dans un ravin, à Jacmel, cinq jours après son rapt malgré le paiement de la rançon exigée.
Pour Paul, jeune commerçant au centre-ville, il est clair que ce n’est pas légal qu’un civil se substitue à la place des autorités en matière de justice. « C’est aux autorités de faire appliquer la loi. Par contre, quand les voleurs arrivent et nous enlèvent nos marchandises ou qu’ils tuent nos proches, ce ne sont pas les promesses « aloral » des autorités qui vont nous dédommager », rajoute-t-il.
Jean-Ricot, lui, 42 ans et père de famille, de son côté croit que « quand les autorités faillissent à leur devoir, c’est au peuple de prendre la relève. »
L’auto-justice : « Utiliser le pire pour combattre le mal »
Si la pratique de l’auto-justice, malgré sa contradiction avec la loi, permet de coincer certains éléments nuisibles à la société, du point de vue de Maitre Fritzner Beaubrun, avocat au barreau de Port-au-Prince et professeur d’Université, il n’en demeure pas moins qu’elle est une pratique très dangereuse et qu’elle va à l’encontre des valeurs morales et juridiques prônées dans toutes sociétés civilisées se voulant fondées sur les bases solides du droit. D’ailleurs, toujours selon l’homme de droit, l’auto-justice, qu’il qualifie d’« Anti-justice » n’apportera pas une solution durable aux problèmes d’insécurité qui mine le pays.
Là n’est pas l’opinion de Jeanne, marchande de fritures au Champs-de-Mars : « Je sais que cela n’arrêtera pas les voleurs et les criminels, mais il est certain qu’après en avoir exécuté deux ou trois, le prochain y réfléchira deux fois avant de s’aventurer. »
Pour sa part, Caleb Hyppolite Jean, sociologue et juriste, estime que la pratique de la justice populaire est une grande menace. En plus d’affaiblir davantage le système judiciaire, elle peut coûter la vie à de milliers de personnes, et parfois des innocents. Ainsi, selon lui, après le lynchage d’un présumé bandit, s’il en était vraiment un, ses pairs risquent de devenir plus violents dans leur prochaines opérations, ce qui peut peser lourd sur le dos de la population. C’est aussi la position de James Olivier, journaliste et sociologue, qui soutient que « exécuter un présumé coupable au moindre fric-frac, sans attendre l’intervention de la justice, sans que le suspect ait eu le temps de passer devant un juge comme prévu par la loi, c’est violer les principes de droits de l’homme. « Le suspect a droit à la présomption d’innocence et à un jugement équitable, tels que garantis par les lois internes et les conventions internationales relatives aux droits de l’homme. Recourir à l’auto-justice, c’est utiliser « le pire pour combattre le mal », soutient-il.
Des mesures outre-mesure !
En outre, parfois, les châtiments infligés aux présumés coupables sont largement disproportionnels par rapport au degré d’infraction qui leurs sont reprochés. « Généralement, les gens perdent leur vie pour une faute qui leur aurait coûté quelques mois de prison et une légère somme à payer », reconnait Maitre Beaubrun.
« Cela ne fait aucun doute, se baigner dans un tel bassin nous mènera tout droit dans une situation d’anarchie totale » prévient l’ancien chef des services juridiques des Forces Armées d’Haïti, Me Dalvius.
Une résultante des phénomènes d’impunité et de « Prizon koulé »
Selon les études menées par des experts sur la question de la justice populaire, parmi le lot de motifs pouvant mener au lynchage d’individus, le manque de confiance dans le système judiciaire apparait en tête de liste. Les gens estiment que le système est peu crédible ou ne l’est pas du tout, surtout avec le phénomène de « prizon koulé » tel que surnommé par certains, ce qui est une résultante catastrophique de la corruption. Les citoyens expliquent ce phénomène par le fait que des bandits dangereux, qui se font arrêter vendredi, aidés de gros bras, peuvent acheter leur liberté samedi, et se voir libérer dimanche. Avec cette montée de l’impunité au pays, dénoncée à corps et à cris par la société civile, les médias et les organismes défenseurs et promoteurs des droits humains, certains analystes vont jusqu’à soupçonner une certaine forme de « terrorisme d’Etat ».
Plus d’un croit qu’avec la complicité des personnages véreux dont le système est emaillé, « d’une manière ou d’une autre, les criminels les plus redoutables de la société se retrouveront en liberté et continueront à fonctionner en roue- libre».
Quant aux modalités de sortie de prison, les gens interrogés soutiennent que « quand il n’y a pas de « prison break » – pour reprendre les propos humoristiques qui ont marqué la semaine de l’évasion de plus de 300 détenus dont Clifford Brandt, de la Prison de Croix-des-Bouquets (en Aout 2014) -, il y aura à coup sûr la fameuse grâce présidentielle. »
Maitre Dalvius ne mâche pas ces mots à ces propos : « Les bandits sont toujours prédisposés à absoudre les bandits. Des dizaines de bandits notoires ont été et continuent d’être libérés par grâce présidentielle. Plus tard, on apprend qu’ils sont impliqués dans des actes criminels après leur libération. Le système n’inspire pas la moindre confiance. »
Conséquences : Bon nombre de gens sont convaincus que la seule façon de se débarrasser définitivement des menaces des brigands c’est de les exécuter une bonne fois pour toutes, sur place, sans intervention aucune de ces autorités judiciaires dont la population est peu fière.
Néanmoins, malgré la jubilation dont font montre les foules lors de ces numéros d’exécution sommaire, des observateurs avisés continuent d’émettre que ceci n’est pas motivé par une volonté de faire le mal, mais plutôt qu’il s’agit d’un réflexe provoqué par le besoin de se sentir en sécurité et le manque, voire l’absence de confiance dans les instances et les personnes responsables de faire régner l’ordre et la justice.
« Les gens n’aiment pas vraiment cette forme de justice. C’est plutôt un comportement spontané. Ainsi, pour eux, lyncher un présumé coupable, devient comme pratiquement la seule façon de ne pas avoir à affronter le même type qui a assassiné de sang-froid leurs proches », explique le sociologue Hyppolite-Jean.
Pour une solution durable : « De l’éducation civique pour la population, du renforcement du système judiciaire »
A cote du problème de « méfiance » des justiciables vis-à-vis de la machine judiciaire en Haïti, se pose le handicap du manque d’éducation civique. Les individus ne sont pas suffisamment sensibilisés à la question du respect des droits de la personne, le droit à la présomption d’innocence et le droit à la vie. « Il devient aussi une violation de droits humains quand on condamne une personne ayant violé le droit d’un autre sans le savoir » argumente Maitre Delvius, auteur de plusieurs ouvrages dont l’un porte sur l’éducation civique. Beaucoup de gens sont convaincus qu’un individu perd automatiquement toutes ses prérogatives, y compris le droit à la vie et le droit à la défense, dès qu’il est suspecté de vol, de viol ou toute autre infraction. Et c’est encore pire dès que la personne se fait prendre en flagrant délit.
Ce qu’il faut, selon l’auteur de « Guérir Haïti par l’éducation civique », c’est d’abord une campagne de sensibilisation et d’éducation civique auprès de la population afin que tous connaissent leurs droits et leurs devoirs, afin que tous sachent où se trouvent leurs limites. Et bien sûr, il faudra voir l’aspect de renforcement de l’appareil judiciaire. Sinon, nous continueront à assister à la défaite du droit positif »
Toujours selon l’ancien Major de la FAD’H, l’un des plus grands supporters de l’auto-justice en Haïti reste la faiblesse « pour ne pas dire l’inexistence » du système judiciaire. Et si l’appareil judiciaire est malade, « le cancer dont il souffre n’est autre que la politisation à outrance dont il fait l’objet depuis des décennies », martèle-t-il, assis à son bureau, un grand crucifix collé au mur, derrière son dos.
« Tout ce que réclament les gens, c’est la protection de leurs biens, de leurs droits et de leurs vies. Les autorités judiciaires ne pourront pas s’acquitter de leurs dettes envers la population si elles sont trop occupées à faire la politique des gros bras », plaide-t-il.
Au train où vont les choses, plus d’un croit qu’il faut des réponses rapides et efficaces pour agir sur le phénomène d’auto-justice en Haïti. Dans le cas contraire, selon le sociologue Caleb Hyppolite Jean, ces agissements anticonformistes, risquent d’être adoptés comme des modèles de comportements et cela laissera une brèche à une situation de déviance généralisée dont les générations futures paieront le prix fort.
D’un autre côté, argumentant sa position lors d’un débat entre étudiants sur la question, le jeune Frantzy (2) croit que tant que l’Etat ne sera pas à la hauteur de ses responsabilités et que la machine judiciaire ne sera pas à la hauteur de sa tâche, les bandits de « toutes formes » continueront à terroriser la population qui, pour se défendre, sera obligée de recourir au lynchage, au « déchoukage » et à toute autre forme de justice expéditive pour se protéger.
Et comme nos deux jeunes « présumés bandits » de la ruelle Baron (24 décembre), nombre de gens continueront à passer sous les fourches caudines de la justice populaire.
Les droits à la justice et à la vie de milliers de gens, y compris des innocents, continueront d’être violés. Et la malchance d’avoir la mauvaise tête, la carrure ou la démarche de la mauvaise personne, au mauvais endroit et à la mauvaise heure, pourra coûter cher à n’importe quel citoyen paisible.
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