CULTURE

Guy Régis Jr.: «Vous ne pouvez être un État laïque et laisser les églises s’occuper de la culture d’un peuple»

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 Contre vents et marrées, le Festival 4 chemins élira domicile dans la zone métropolitaine du 25 novembre au 7 décembre 2019. Échanges avec son directeur artistique, Guy Régis Jr. pour comprendre comment l’art peut contribuer à la rémission collective

Depuis des semaines, Haïti traverse un cauchemar politique et social. Aucune issue en vue. Déjà moribonde, la situation économique s’envenime. Les gangs occupent de vastes espaces abandonnés par l’État, les institutions sont presque toutes à l’arrêt.

Les jours qui passent ne semblent avoir aucun effet sur l’entêtement des parties en présence, alors que régulièrement, la population occupe le béton pour crier haro sur la corruption et exiger la vie, non la survie.

Dans ce contexte surchauffé, l’annonce de la tenue du Festival 4 Chemins tombe… comme un coup de théâtre !

Comme un clin d’œil à l’actualité, il sera question de folie pour cette 16e édition. Pendant 12 jours, l’on disséquera la déraison humaine et « toutes les folies dont on est capable ». Parce qu’au final, « Tous les hommes sont fous ». Ce thème définitif, mais aussi le rôle de l’art dans la société a été abordé avec le directeur artistique du festival de théâtre, Guy Régis Jr.

Ayibopost : Face à l’âpreté du réel, le théâtre peut-il offrir le salut ? 

Guy Régis Jr. : Il n’y a pas mieux pour bouleverser le réel que la fiction. « Le théâtre est le seul lieu où on peut dire que ce n’est pas la vie. » Cette pensée n’est pas de moi, mais de Bernard Marie-Koltès. Se réunir autour du jeu humain, prendre place au théâtre, pour voir, regarder, vivre, est un geste aussi vieux que le monde.

Il n’y a pas mieux pour bouleverser le réel que la fiction. – Guy Régis Jr.

Pourquoi l’homme a-t-il senti la nécessité d’inventer un tel geste ? Parce qu’il a toujours été nécessaire, indispensable à l’homme de se voir sous un autre angle que la réalité qui s’impose de fait à lui. Nous avons besoin de créer pour apprivoiser les choses de la vie, et les rendre supportables.

Ayibopost : Il faut faire du théâtre pour dire le monde, divertir, mais aussi prendre position. Serait-ce un art éminemment politique ? 

Par le théâtre, on convoque. Par le théâtre, on interpelle la cité. Le théâtre est une prise de parole. Une invitation à l’écoute. On met en scène pour inviter à cela. D’emblée, le geste est politique.

Quand un metteur en scène fait choix de la parole d’un auteur donné, c’est déjà en pensant dire au monde qu’il réussira à réunir, une chose spéciale. Les voici ces hommes et femmes réunis pour dire une parole choisie à une assistance. La cité est cette assistance-là qu’on attend. Le public : des humains réunis pour la cause.

Ayibopost : Tous les hommes sont fous, clame le Festival 4 Chemins. De quelle folie parle-t-on ? Celle qui relève de la psychiatrie ? De la bêtise proprement humaine ? Comment s’extraire de la folie collective intacte, quand on y est soi-même ?

Laissez-moi répondre avec un extrait de l’éditorial de notre 16e édition :
De toutes les folies dont on est capable
Contre tous les fous furieux qui nous gouvernent
Face à toutes les folies qu’on doit dépasser
On veut parler de la plus pure folie
De la plus grande folie de notre peuple
Sa folie de vivre envers et contre tout

Ayibopost : Vous parliez « De la plus grande folie de notre peuple : sa force de vivre envers et contre tout ! » — D’où vient cette pulsion de vie ? L’haïtien embrasse-t-il la vie par dégoût pour l’au-delà ou par crainte de rater la vie bonne, celle promise par les fictions religieuses ?

Ce peuple n’a pas toujours été ainsi. Je n’aime jamais parler d’Haïti en partant de ce lieu-là. Je m’écarte toujours du misérabilisme. Je reviens de cinq villes de la Colombie, et partout on m’a rappelé de ce qu’ils nous doivent : la liberté. Je viens d’une des premières républiques, d’une des plus grandes nations.

Quand on parle d’Haïti, il faut faire très attention. Vingt-neuf ans de dictature des Duvalier, avec leurs trente mille morts… Suivent de longues années de turbulences, en plus de mauvaises gouvernances, aujourd’hui nous en sommes là.

Vous ne pouvez être un État laïque, et laisser les églises s’occuper de la culture d’un peuple. – Guy Régis Jr.

Vous ne pouvez être un État laïque, et laisser les églises s’occuper de la culture d’un peuple. Je crois que si on connaissait vraiment ce que c’est que ce pays Haïti, son histoire, ses exploits, destination touristique de la Caraïbe juste dans les années avant ce labyrinthe, le grand chantre de la liberté, on prendrait soin de choisir nos mots avant de parler. On n’oserait pas faire n’importe quoi, n’importe comment. On ne laisserait pas des n’importe qui nous représenter.

Ayibopost : « Tous les hommes sont fous ». N’est-ce pas aussi un aveu d’impuissance ? Une défaite devant une réalité implacable, généralisée, sans frontières et atemporelle ?

Oh, on est tous un peu fou mais on n’est pas dangereux. On est des fous doux, si vous voulez. Qui vit sans folie, vit sans fantaisie, sans rêve. L’espérance est une folie. La vie est parfois une vraie folie. Il faut réhabiliter le mot folie.

On est tous un peu fou mais on n’est pas dangereux. – Guy Régis Jr.

Encore un extrait de notre éditorial :

« On ne veut plus parler de folie
Mais tout le monde il est pas fou
Mais tout le monde il est bipolaire
Mais tout le monde il est névrosé
Mais tout le monde il est psychotique
Mais tout le monde il est schizophrène
Mais tout le monde il est psychopathe »

Artistes sur scène au Festival 4 chemins (2018)

Ayibopost : Avec les urgences qui assaillent le pays, pourquoi faut-il embrasser les œuvres et initiatives artistiques ?

Les arts élèvent l’âme. Et nous sommes bien gâtés. Combien compte-t-on d’écrivains, de poètes, de peintres, par kilomètre carré ? Il faut aller vers les arts. Vers ce qui nous fait respirer. Mais on n’est pas butés ni aveugles non plus. Le festival supporte bien sûr toutes ces batailles pour un nouveau pays. Notre place sera toujours aux côtés du plus grand nombre. Quand la cité souffre, nous souffrons aussi.

Guy Régis Jr (45 ans) est écrivain, metteur en scène de théâtre, comédien et réalisateur. 

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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