Entrevue avec la docteure Melanie Lang, directrice adjointe du Centre pour la Protection et la sauvegarde des enfants dans le sport et maître de conférences en protection de l’enfance dans le sport au Département des sciences sociales de l’Université Edge Hill au Royaume-Uni
The Guardian, le média le plus respecté en Grande-Bretagne selon un sondage mené en 2018, vient de publier, jeudi 30 avril, une enquête extensive sur Yves Jean-Bart, le président de la Fédération haïtienne de Football (FHF) depuis 2000. Dans cet exposé-choc, celui qu’on surnomme Dadou, est mis en cause pour abus sexuel sur mineures au Centre Technique National de Croix-des-Bouquets.
Yves Jean-Bart se serait servi de sa position pour forcer des jeunes filles à coucher avec lui, selon les témoignages anonymes de victimes et de leurs familles. L’une d’entre elles aurait été dépucelée à 17 ans par Yves Jean-Bart et subit un avortement, subséquemment.
Yves Jean Bart nie ces allégations. Dans un long communiqué publié hier 2 mai, il dénonce des « détracteurs » qui se sont adjoints à des « collaborateurs étrangers » pour l’évincer de la présidence de la FHF.
L’enquête porte la signature d’Ed Aarons, auteur du livre à paraître en juin cette année : « Made in Africa: l’histoire des joueurs africains dans le football anglais ». Il est le rédacteur en chef adjoint de Guardian Sport. Deux autres journalistes, Romain Molina et Alex Cizmic ont aussi participé à cette investigation. Le premier suit ce dossier depuis des mois et a publié des vidéos pour expliquer les dessous de la démarche. Le second est un journaliste multilingue qui collabore avec le Guardian.
OP-ED: La presse haïtienne protège les accusés de viol. Ce n’est pas étonnant !
Cette affaire promet des rebondissements. Déjà, les journalistes annoncent d’autres articles pour les semaines qui suivent.
Pour mieux cerner les contours des forfaits allégués, Ayibopost s’est entretenu avec la docteure Melanie Lang. Elle est directrice adjointe du Centre pour la Protection et la sauvegarde des enfants dans le sport et maître de conférences en protection de l’enfance dans le sport au Département des sciences sociales à l’Université Edge Hill en Grande-Bretagne.
Autrice de nombreux articles scientifiques et co-autrice de plusieurs livres, Lang organise des ateliers de formation et de développement professionnel continu sur une gamme de sujets liés à la sauvegarde et à la protection des enfants dans le sport à l’intention des décideurs politiques, des entraîneurs, des athlètes et des organisations caritatives au Royaume-Uni, en Chine, au Japon et au Ghana.
Cette entrevue a été traduite de l’anglais au français. Elle a aussi été éditée et condensée.
Ayibopost: Vous avez lu l’enquête publiée par The Guardian sur les allégations d’abus sexuels sur de jeunes footballeuses en Haïti par le président de la FHF, Yves Jean-Bart. Que pensez-vous de cette affaire ?
Melanie Lang: Je suis choquée par ces allégations, mais, malheureusement, je ne suis pas surprise. Le sport n’est pas à l’abri des abus et de l’exploitation sexuels. Cela se produit dans tous les sports, tout comme dans toutes les couches de la société.
La culture du sport rend les athlètes particulièrement vulnérables à l’exploitation sexuelle.
Cependant, la culture du sport rend les athlètes particulièrement vulnérables à l’exploitation sexuelle. Ceux qui occupent des postes d’autorité dans le sport — entraîneurs, directeurs et présidents d’organes directeurs comme Jean-Bart — exercent un immense pouvoir sur les athlètes ; ils peuvent faire ou défaire la carrière d’un athlète.
Et, en raison de leurs régimes d’entraînement, les athlètes sont également souvent isolés des sources de protection courantes, telles que la famille, les amis et les réseaux éducatifs. Dans ce cas, beaucoup de femmes et de filles qui ont porté plainte contre Jean-Bart vivaient au centre national d’entraînement et rêvaient d’être choisies pour jouer dans l’équipe nationale. Elles risquent de perdre leur logement, leurs revenus et leur rêve si elles refusent les avances sexuelles ou dénoncent les abus sexuels.
Il peut être inhabituel que de telles allégations soient portées à l’attention du public dans le sport haïtien, mais les abus et l’exploitation sexuels ne sont pas si inhabituels dans le sport, et il est essentiel que toutes les allégations d’abus soient traitées sérieusement et fassent l’objet d’une enquête approfondie de sorte que le public puisse conserver sa confiance dans le sport et ceux qui le gouvernent.
Hier, 2 mai 2020, la FHF a réagi à l’enquête du Guardian en publiant un communiqué de presse. Pourquoi pensez-vous que cette réponse est « honteuse » et « choquante » ?
Les autorités sportives comme la FHF ont la responsabilité morale et légale de sauvegarder et de protéger les athlètes. Une partie de cette responsabilité consiste à prendre au sérieux toutes les allégations d’abus et à enquêter de manière approfondie sur ces allégations.
La FHF a publié son communiqué de presse moins de 3 jours après les premières allégations dans le journal The Guardian — une enquête sérieuse et approfondie sur une affaire aussi complexe n’est tout simplement pas possible en si peu de temps.
La FHF a publié son communiqué de presse moins de 3 jours après les premières allégations dans le journal The Guardian — une enquête sérieuse et approfondie sur une affaire aussi complexe n’est tout simplement pas possible en si peu de temps.
En outre, le communiqué de presse a été publié par la FHF sur papier à en-tête FHF et avec le logo FHF. Il s’agissait d’une réponse de la FHF en tant qu’organe directeur plutôt que de Jean-Bart personnellement.
Tant qu’une enquête approfondie n’aura pas été menée, ce qui ne peut être possible en quelques jours, à mon avis, la Fédération haïtienne de Football ne devrait pas se prononcer en faveur de Jean-Bart.
Bien entendu, Jean-Bart est libre de clamer son innocence et a également droit à une enquête approfondie — tout comme ses accusateurs. Mais tant qu’une enquête approfondie n’aura pas été menée, ce qui ne peut être possible en quelques jours, à mon avis, la FHF ne devrait pas se prononcer en faveur de Jean-Bart.
S’attaquer aux abus et à l’exploitation des athlètes requiert une culture d’ouverture et de transparence et les athlètes doivent sentir qu’ils seront écoutés et leurs allégations prises au sérieux. La publication d’un communiqué de presse aussi formulé en faveur de Jean-Bart avant qu’une enquête solide ne soit terminée est en fait un moyen de pression contre les athlètes, ce qui découragera les autres — maintenant ou à l’avenir — de dénoncer tout abus présumé.
De plus, la recherche montre que de nombreuses victimes d’abus sexuels prennent du temps, parfois des années, à signaler leur abus aux autorités — les victimes ont souvent honte de ce qui leur est arrivé, craignent de ne pas être crues, craignent des représailles de la part de leurs agresseurs qui, en général, occupent des positions plus puissantes qu’elles et craignent d’être à nouveau traumatisées en expliquant en détail ce qui leur est arrivé.
Dans le sport, les victimes ont également beaucoup à perdre en s’exprimant, en particulier lorsque leur agresseur se trouve dans une position puissante — elles risquent d’être expulsées de l’équipe ou de perdre la chance de sélection. Pour cette raison, les victimes ne parlent souvent pas publiquement pendant de nombreuses années, voire pas du tout. Cela ne signifie pas que leurs allégations ne devraient pas faire l’objet d’une enquête si elles sont divulguées aux autorités (…).
Le communiqué de la FHF montre un manque de compréhension de l’exploitation sexuelle et de la façon dont elle fait taire les victimes.
Le communiqué de presse de la FHF semble suggérer que parce que les victimes n’ont pas divulgué leur identité publiquement, les allégations ne sont pas fondées. Cela montre un manque de compréhension de l’exploitation sexuelle et de la façon dont elle fait taire les victimes.
Pensez-vous que la CONCACAF et la FIFA traitent cette affaire avec le sérieux qu’elle mérite ?
Il est trop tôt pour dire comment la CONCACAF et la FIFA traitent ces allégations, car, à ma connaissance, aucune de ces institutions n’a encore fait d’annonce publique sur les allégations ni sur aucune mesure prise. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils ne font rien cependant.
En tant qu’organe directeur mondial du football, la FIFA a mis en place des protocoles clairs pour gérer les allégations d’abus dans ses organisations affiliées et a une solide expérience dans la prise au sérieux des allégations d’abus. J’espère donc qu’ils enquêtent sur cette question et feront une déclaration en temps voulu.
Êtes-vous au courant de cas similaires dans d’autres pays ?
Les abus et l’exploitation sexuels se produisent dans tous les sports, à tous les niveaux et dans tous les pays. Il y a eu de nombreux cas d’abus sexuels très médiatisés dans le sport dans de nombreux pays, notamment au Royaume-Uni, au Canada, en Allemagne, en Australie et aux États-Unis.
Au Royaume-Uni, nous avons eu plusieurs cas très médiatisés d’entraîneurs sportifs abusant sexuellement des athlètes sous leur garde.
Dans les années 1980 et 1990, lorsque ces allégations ont été portées à la connaissance du public, les autorités sportives ont très peu agi. Il a fallu 20 ans pour que le sport commence à agir.
Cependant, depuis le début des années 2000, les organisations sportives qui reçoivent un financement gouvernemental doivent avoir mis en place des stratégies de sauvegarde et de protection des enfants qui incluent des procédures claires pour gérer les allégations d’abus — de sorte que le financement d’une organisation sportive peut maintenant être arrêté s’il ne met pas de mesures de protection en place pour les athlètes.
Depuis, lorsque des allégations sont formulées, elles font généralement l’objet d’enquêtes au Royaume-Uni et, dans les cas de sévices graves tels que les abus sexuels, les cas sont transmis à la police. De nombreux entraîneurs et autres sportifs ont été emprisonnés. Les cas de violence psychologique et de violence physique dans le sport sont cependant moins susceptibles de faire l’objet de poursuites pénales.
D’après-vous, qu’est-ce qui a mal tourné au « Centre Technique National » à Croix-des-Bouquets du point de vue de la protection de l’enfance ?
Je voudrais en savoir plus avant de répondre à cette question, car les allégations sont encore très récentes. Seules des informations limitées sont disponibles.
Ce que je peux dire avec certitude, c’est que les athlètes d’élite et les athlètes justes en dessous du niveau d’élite, comme ceux qui sont [au « Centre Technique National » à Croix-des-Bouquets], sont les plus exposés à toutes les formes d’abus – ils ont investi tellement de temps, d’efforts et de rêves dans leur le sport, donc s’ils refusent les avances sexuelles ou parlent d’abus sexuels, ils ont beaucoup à perdre et les agresseurs le savent. Pour ces raisons, les athlètes à ces niveaux sont particulièrement vulnérables à l’exploitation et sont moins susceptibles de le signaler.
Quelles sont les voies ouvertes aux victimes, que peuvent-elles faire, connaissant les faiblesses de la justice haïtienne ?
Le signalement des allégations à la police pour enquête criminelle est une option.
Les victimes peuvent emprunter les voies de communication établies par la FIFA
Une autre option consisterait à signaler aux autorités sportives toute action disciplinaire contre tout auteur présumé — les victimes peuvent emprunter les voies de communication établies par la FIFA ; la FHF devrait avoir au moins une personne dans ses rangs auprès de qui les athlètes peuvent porter plainte. Si cela échoue, il y a au moins une personne (probablement plus) avec une responsabilité similaire au sein de la CONCACAF et de la FIFA.
Les poursuites pénales ne sont qu’une option possible et de nombreuses victimes peuvent avoir de très bonnes raisons de ne pas choisir cette voie.
Cependant, les poursuites pénales ne sont qu’une option possible et de nombreuses victimes peuvent avoir de très bonnes raisons de ne pas choisir cette voie. De nombreuses victimes préfèrent ne pas engager de poursuites pénales, car elles peuvent être traumatisantes, longues et, comme les abus sexuels ont des taux de condamnation très faibles, les plaintes peuvent ne pas aboutir à un résultat positif.
La recherche suggère que la chose la plus importante que les victimes peuvent faire est peut-être de parler à quelqu’un de leurs expériences — un ami de confiance ou un membre de la famille ou, plus officiellement, des conseillers ou des organisations de soutien aux victimes. Le fait de parler de leurs expériences peut aider les victimes à comprendre et à accepter ce qui leur est arrivé, à gérer leur douleur et leur colère et, avec le temps, à reprendre le contrôle de leur vie.
Que devrait faire la FHF pour protéger les jeunes athlètes ?
La FHF est membre de la CONCACAF et de la FIFA — deux grandes organisations de football qui ont mis en place des procédures de sauvegarde et de protection des enfants. À ce titre, la FHF devrait, au minimum, suivre les procédures de sauvegarde de la FIFA. Il existe également un ensemble de garanties internationales pour les enfants dans le sport que la FHF peut choisir de mettre pleinement en œuvre.
Dans le cadre de ses efforts pour promouvoir une culture de sauvegarde, la FHF doit cultiver une culture de confiance et de transparence, où les athlètes peuvent se sentir en sécurité lorsqu’ils discutent et divulguent des allégations d’abus, où toute divulgation sera prise au sérieux et où les droits des athlètes sont respectés, y compris le soutien aux athlètes qui rapportent des abus. Je les conseillerais d’être transparents quant au nombre d’allégations qu’ils reçoivent chaque année et aux résultats de ces enquêtes pour aider à renforcer la confiance dans leur volonté de protéger les footballeurs.
Widlore Mérancourt
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