Tremblement de terre

Dix ans après le séisme, on questionne toujours le nombre de morts

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Discuter au sujet du nombre de morts partagé par les autorités gouvernementales et les organisations non gouvernementales (ONG) nationales ou internationales est quelque chose de très délicat. Parce qu’on risque d’être irrespectueux envers ceux qui sont partis trop tôt, lors des catastrophes naturelles ou des guerres. Cependant, ne pas le faire est tout aussi risqué, car les chiffres ne sont jamais innocents.

 

Port-au-Prince, 12 janvier 2010. Un peu avant les cinq heures de l’après-midi, une jeune fille, en classe de rhétorique était assise dans la salle à manger de la modeste maison de ses parents. Cette pièce servait également de chambre à coucher à son petit frère et à elle. Elle était accompagnée de sa mère, institutrice dans une école nationale. Tandis que la fille s’occupait de ses devoirs avec un œil sur la télévision qui diffusait le feuilleton latino Frijolito, la mère rédigeait ses cours du lendemain dans son cahier de préparation. 

Soudain, la maison, les couverts, la télé, les chaises, sa mère, tous se sont mis à trembler, bouger, tournoyer ensemble. Le petit frère qui dormait dans la chambre à coucher des parents s’est précipité vers elles, alors qu’elles étaient déjà renversées à terre. Ils étaient à un pas de la porte, mais aucun d’eux n’est sorti dehors, ils n’ont pas pensé qu’ils devraient. La mère s’est mise à crier Dieu à l’aide en retenant sa fille et son garçon entre ses bras. Les murs, la porte, le toit de tôle ont ondulé, mais sont restés debout. Des milliers d’autres familles haïtiennes n’ont pas eu cette chance. 

Lorsque le sol s’est rendormi de son sommeil habituellement paisible, une poussière blanche, épaisse et lourde a envahi la ville entière. Port-au-Prince, tuée par un tremblement de terre de magnitude 7.3. On ne voyait pas à plus de deux mètres devant soi. Un silence aussi s’était installé, juste quelques secondes avant la manifestation du chaos. Les pleurs, le sang, les cadavres ensevelis, les appels au seigneur Dieu et à son fils qui accompagnent chaque réplique, les routes encombrées de décombres et de familles qui fuient leur demeure, les bandits, la faim, les maladies, la promiscuité, le viol.

Compter les nombres de victimes, une tâche ardue

Jérôme Milliard, statisticien et Pierre Philippe Wilson Registre, statisticien-économiste, parlent de la façon dont les cadavres étaient traités. Leurs témoignages se rejoignent sur plusieurs points. Les autorités haïtiennes ont agi avec précipitation, personne n’avait un plan. Elles étaient dépassées par les événements et ne pensaient qu’à porter secours. 

« Le lendemain du 12 janvier, Haïti faisait face à une situation où beaucoup de gens étaient morts, et il n’y avait aucune instance pour les compter », a déclaré Pierre Philippe Wilson Registre. Dans de nombreux endroits, il y avait des camions qui chargeaient les corps pour les fosses communes. D’autres cadavres avaient déjà été déposés dans une morgue ou enterrés par leurs familles sans nécessairement un certificat de décès.

Habituellement, lors d’une catastrophe naturelle, comme lors du passage d’un cyclone en Haïti, Pierre Philippe Wilson Registre, nous apprend que la Direction de la protection civile (DPC) compte les décès qui sont constatés, les autres sont considérés comme disparus. Mais dans la pratique, les autorités locales, comme les Assemblées de la Section communale (ASEC) et les Conseils d’Administration de la Section communale (CASEC) comptent des personnes dont on n’a pas retrouvé les corps, et si ces décès n’ont pas été rapportés par quelqu’un de la chaîne, la DPC ne les prend pas en considération, même si le témoignage vient d’un voisin. 

Mais et après coup ?

On admet que sur le moment il n’était pas aisé de faire le décompte des décès. Mais, et après ?

Malheureusement, la réponse reste toujours la même, il est impossible d’être sûr du nombre de morts causés par ce tremblement de terre. Parce qu’à cette époque, le dernier recensement réalisé en Haïti remontait à 2003. Soit sept années de cela. Il n’y a aucun chiffre fiable et récent sur le nombre de personnes qui étaient vivantes avant la catastrophe. Même avec un nouveau recensement, on ne pourrait pas comparer. 

En 2003, le pays comptait 8 373 750 habitants, et moins de 2/5 de cette population (37 %) habitent l’Ouest, département où se trouve la capitale du pays, zone la plus touchée par Goudougoudou. Mais d’autres travaux ont été accompli, comme l’Enquête sur les conditions de vie des ménages après le séisme (ECVMAS-Phase 1) réalisé par l’Institut haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI) – en partenariat avec la Banque Mondiale (BM) et le laboratoire de recherche français Développement, Institutions et Mondialisation (DIAL). 

L’évolution mystérieuse du nombre de morts et de blessés

13 janvier, il n’y avait pas encore de bilan officiel, mais le Premier ministre Jean Max Bellerive disait s’attendre à plus de 100 000 morts, nous apprend Le Monde. Une semaine après la catastrophe les questions sur le nombre total de morts se posaient déjà avec insistance. 

18 janvier, La Dépêche, a écrit que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) disait qu’il y avait entre 40 000 et 50 000 morts, 250 000 blessés et 1,5 million de sans-abri. Tandis que le gouvernement haïtien affirmait qu’ils auraient ramassé et enterré dans des fosses communes, 70 000 cadavres. De son côté, le général commandant la force spéciale américaine sur place évoquait lui, la possibilité d’un bilan atteignant jusqu’à 200 000 morts…

20 janvier, Le Parisien a écrit que « ce tremblement de terre de magnitude 7 a fait au moins 75 000 morts et 250 000 blessés ».  3 février, Libération, rapporte que le Premier ministre annonçait 200 000 morts, un nombre qui révise à la hausse un précédent bilan de 170 000. Il faisait aussi état de 300 000 blessés et 4 000 amputés.

Cent jours après…

Le 22 avril, Le Monde nous informe que le chef de mission des Nations Unies dans le pays (MINUSTAH), Edmond Mulet précise que ce violent séisme a fait entre « 250 000 et 300 000 morts, plus de 300 000 blessés et plus d’un million de sans-abri ». Tandis que, les services de protection civile haïtienne évoquent, jusqu’à cette date, le nombre de 220 000 morts.

En effet, le 14 mai, dans l’Évaluation sectorielle des dommages, des pertes et des besoins – La catastrophe et ses impacts, Résumé du PDNA du tremblement de terre, préparé par le Gouvernement de la République d’Haïti avec l’appui de la Communauté internationale, il y est écrit : « Environ 1,5 million de personnes, représentant quinze pour cent de la population nationale, ont été affectées d’une façon directe. Plus de 220 000 ont perdu la vie et plus de 300 000 ont été blessées. Environ 1,3 million vivent dans des abris provisoires dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Plus de 500 000 ont quitté les zones sinistrées pour trouver refuge dans le reste du pays. »

Finalement, on s’en tient à 316 000

Le nombre s’est mystérieusement stabilisé pour Maura R. O’connor, à 316 000 morts. Il a été pour la première fois émis lors du premier anniversaire de cette catastrophe, par Jean Max Bellerive, en janvier 2011. Mais il semble que même le gouvernement se mêle les pinceaux, car dans l’ECVMAS HAÏTI 2012, réalisé près de deux ans et demi après, on y rappelle le nombre de 200 000 morts. 

Finalement, les bilans du gouvernement haïtien, des ONG ou autres institutions haïtiennes ou étrangères concernant le nombre de morts et de blessés, n’ont jamais été revus à la baisse. Dix ans après, on se sert toujours du nombre 316 000. Mais il a été contesté par certaines personnes qui ont mené des enquêtes.

L’enquête de LTL Strategies

Dans les années qui ont suivi le tremblement de terre du 12 janvier 2010, en Haïti, un rapport commandé par l’Agence américaine pour le développement international (USAID), réalisé entre fin 2010 et début 2011, a fait couler beaucoup d’encre dans la presse nationale et internationale. Ce rapport que l’Agence France Presse (AFP) a reçu et a rendu publique suggère que le nombre de décès lors de cette catastrophe pourrait se situer entre 46 190 et 85 961 personnes.

Cette enquête a été menée par un cabinet de consulting à Washington qui s’appelle LTL Strategies. Leur équipe était dirigée par l’anthropologue et statisticien Timothy T. Schwartz qui a vécu en Haïti et est auteur de Travesty in Haiti : A true account of christian missions, orphanages, fraud, food aid and drug trafficking. 

D’après Carleen Dei, directrice de la mission de l’USAID en Haïti à cette époque, l’enquête devrait servir à évaluer « l’impact des efforts de déblaiement et d’évacuation structurelle sur le retour des Haïtiens dans leurs quartiers » rapporte BBC. Ces efforts de déblaiement et d’évacuation en Haïti après le tremblement de terre s’élevaient à 100 millions de dollars américains dépensés par cette ONG internationale.

Les différents malaises que soulèvent le rapport Timothy T. Schwartz et son équipe

À part le fait que Timothy T. Schwartz et son équipe prétendent que le nombre de victimes peut être bien plus bas que celui établi par le gouvernement haïtien, les ONG et la communauté internationale. Ils attaquent aussi le nombre des sans-abri. 

Toujours selon BBC, l’Organisation mondiale pour les migrations (OIM) a déclaré que 1,5 million de personnes ont emménagé dans les camps après le séisme et qu’en 2011, soit un an après, il y avait 680 000 qui y vivaient encore. Pourtant, le rapport indique que dans les camps de peuplement érigé dans la capitale, il n’y avait que 895 000 personnes qui sont venues s’y installer immédiatement après la catastrophe et qu’en 2011 seulement 375 000 personnes y vivaient toujours.

Aussi, après la catastrophe, un corps d’ingénieur de l’armée américaine a signalé qu’environ 20 millions de mètres cubes de débris étaient éparpillés dans le pays. L’équipe de LTL Strategies lui en a conclu autrement. Pour eux, le total est bien inférieur à la moitié de cette estimation. Néanmoins, ce n’est pas uniquement Timothy T. Schwartz et son équipe qui ont réalisé un travail semblable sur le nombre de victimes du tremblement de terre, d’autres personnes se sont également penchées sur la question. 

 L’enquête de Robert Muggah et alli

Dans les colonnes de Los Angeles Times, Robert Muggah, Athena Kolbe, Royce Hutson et Harry Shannon rapportent dans un article qu’ils ont également fait leur propre enquête sur la question du nombre de morts. Avec le soutien des Nations Unies et du Centre de recherches pour le développement international, leur équipe de chercheurs nord-américains et haïtiens a pu examiner attentivement les coûts et les conséquences de ce tremblement de terre dévastateur. 

 L’équipe de Robert Muggah et alli avait entrepris une enquête d’envergure, supportée par Small Arms Survey, en Haïti, fin 2009 qui s’est appuyée sur un échantillon aléatoire de 1 800 ménages résidents. Elle a ensuite réévalué ces mêmes ménages environ 50 jours après le tremblement de terre. Ce qui est certainement le point fort de cette enquête, puisqu’ils avaient des données statistiques récentes et fiables, sur Haïti, bien avant le séisme.  

 Ils estiment qu’il y a eu environ 158 679 morts, chiffres qui contredisent ceux de LTL Strategies, mais qui est très loin des 316 000 morts avancés par l’État haïtien. Les décès qu’ils ont comptés sont survenus pendant le séisme et dans les six semaines qui ont suivi le tremblement de terre en raison de blessures ou de maladies. Les enfants couraient un risque particulier de décès, ont-ils révélé.

Les chiffres ne sont jamais innocents

 Le risque que ces chiffres soient faux est flagrant, mais pour Jérôme Millard, ce qui est important ce n’est pas que les chiffres soient faussés, mais les raisons qui poussent quelqu’un à le faire. Wilsot Louis, sociologue du travail, pour comprendre cette tendance à la hausse des chiffres, appelle au concept de la politique des grands nombres, d’Alain Desrosières. Et il questionne aussi les raisons des différents acteurs, l’État et les ONG, à utiliser des chiffres dont la méthodologie qu’ils ont utilisée pour l’obtenir, s’il y en a une, est douteuse. 

Djems Olivier, spécialiste dans les questions d’ONG, aide humanitaire et de développement, affirme que : «  Évidemment, lorsqu’une catastrophe naturelle survient, ils veulent toujours grossir les chiffres pour que l’aide soit considérable, et pour toucher la sensibilité des gens qui ont l’habitude de donner pour les actions humanitaires ». Wilsot Louis se rappelle que les médias haïtiens et étrangers utilisaient des images frappantes, troublantes, jusqu’à même choquer les gens. Ces images combinées aux 316 000 morts, sont l’une des stratégies de communication humanitaire qui crée « une certaine souffrance à distance » chez les donateurs. 

Ces institutions auront alors plus de moyens financiers pour porter secours aux plus démunis ; ils pourront réagir dans des délais plus courts, atteindre plus de personnes ciblées. Les indicateurs et lifes stories des fichiers Excel seront tous dans le vert. 

Dans ce cas, où est le problème ? 

Cette logique « s’il n’y a pas de victimes, il n’y a pas d’action humanitaire » qui pousse certains États et ONG à grossir les chiffres est considérée par Djems Olivier comme un « problème d’éthique et d’honnêteté », pire même, comme une « forme d’arnaque ». Lorsqu’il considère que dans certains pays, comme la France, dans la mesure où l’on aide une ONG, l’État peut décider de diminuer dans la quantité d’impôt à payer.

De plus, s’il s’avère que les ONG et l’État haïtien ont déjà menti dans le but de grossir l’aide venant en Haïti, peut-être ont-ils menti sur autre chose ? Et là, on se rappelle le scandale de la Croix rouge, 6 maisons construites en Haïti après le tremblement de terre, avec 488 millions de dollars américains récoltés auprès de ses donateurs. Également, on comprend qu’avoir l’argent pour faire les choses bien, ne veut pas dire qu’on en est capable.

Djems Olivier, lui, fait remarquer que les « ONG, la Croix rouge, les agences philanthropiques fonctionnent toutes comme des entreprises ». C’est-à-dire, qu’« elles font des placements dans des banques avec l’argent collecté pour récolter des bénéfices ». De plus, « pour fonctionner, elles ont besoin de nombreuses compétences ; les gens recrutés doivent être payés. Le bénévolat exige quand même certains frais, donc l’argent de l’aide donné au nom des victimes est partagé ».

Sur le terrain aussi, cela pose problème 

Le fait qu’il est très difficile de compter le nombre de victimes, morts, blessés ou sans-abri est aussi causé parce qu’il y a peu de dispositifs existants déjà avant le tremblement de terre qui devait s’en occuper. Et ceux qui étaient déjà utilisés comme le certificat de décès ou le certificat de santé n’étaient pas disponibles.

« Après 12 janvier, je participais à une enquête de PDNA pour le compte du ministère des Finances. Je peux dire que sur le terrain, les gens venaient dans les Focus groupe et disaient qu’ils avaient perdu untel ou untel, on n’avait pas les moyens de le vérifier, Wilsot Louis raconte. Ou bien, ils disaient que leurs maisons étaient détruites, et pourtant, on savait pertinemment qu’ils avaient leurs maisons dans les quartiers. »

En tout cas, Djems Olivier et Wislot Louis croient que ce n’était pas la priorité des ONG, et l’État haïtien, non plus, n’avait pas la volonté de fournir des chiffres statistiquement fiables sur le nombre de victimes. D’ailleurs, pour l’un, cela ne rentre pas dans leur démarche en situation d’urgence, pourtant, ils sont bien obligés de les utiliser dans leur rapport de terrain. Et pour l’autre, les moyens faisaient défaut, puisque les quatre derniers recensements réalisés pour le pays étaient financés par l’international. « L’État ignorait l’existence de nombreuses personnes de leur vivant ; il n’en saura rien à leur mort », déclare avec peine Wilsot Louis. 

 Hervia Dorsinville

Illustration : Francisco Silva

Journaliste résolument féministe, Hervia Dorsinville est étudiante en communication sociale à la Faculté des Sciences humaines. Passionnée de mangas, de comics, de films et des séries science-fiction, elle travaille sur son premier livre.

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