Depuis plus de trois mois, l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique est paralysé. Des employés grévistes réclament le départ du directeur général nouvellement nommé, Wilson Fièvre. Entre-temps, l’institution ne publie aucune donnée
En octobre 2019, Wilson Fièvre est nommé directeur de l’IHSI, par le président de la République, Jovenel Moïse. Son installation a lieu le 21 octobre. Le même jour, 57 employés de l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique lui envoient une lettre dans laquelle ils contestent sa nomination. Ils écrivent aussi au président de la République pour lui enjoindre de choisir un nouveau directeur.
Dans la lettre, ces employés, pour la plupart des techniciens, cadres intermédiaires de l’institution, font part de leurs craintes. « Pour protéger la réputation du patrimoine national que constitue l’IHSI », écrivent-ils, le nouveau directeur doit démissionner.
Ils invitent Wilson Fièvre à faire un sacrifice historique pour renoncer aux privilèges dont il jouira dans sa nouvelle fonction. Les employés, pour faire suite à leur lettre, entrent en grève pour forcer le président à changer de directeur.
Plus de trois mois après, Wilson Fièvre est encore à la tête de l’IHSI et les employés sont encore en grève. L’institution fonctionne amputée d’une partie de son personnel et ne publie aucune donnée.
La femme de César
La crise vient de loin. Avant d’être nommé à la tête de l’IHSI, Wilson Fièvre a passé 18 mois en tant que directeur général de l’Office national d’identification. C’est lui qui a proposé un nouveau système pour remplacer les anciennes cartes d’identification dont les limites étaient, d’après lui, atteintes. Ce nouveau système, celui de Dermalog, sera finalement matérialisé sous l’administration qui a suivi la sienne.
Pendant son temps à la tête de l’ONI, des protestations ont eu lieu pour dénoncer des malversations qui auraient été faites par son administration. Le syndicat de l’ONI est entré en grève, à cause de la « mauvaise gestion » du directeur. Bien qu’aucune preuve formelle n’ait été donnée à l’époque, la réputation du nouveau directeur est entachée, selon les employés grévistes de l’IHSI. C’est de là que viennent leurs réticences.
Selon Ernson Augustin, l’un des porte-parole des grévistes, technicien à la Direction des statistiques économiques, il n’est pas question que Wilson Fièvre dirige l’IHSI. « La femme de César ne doit pas être soupçonnée, explique-t-il. Wilson Fièvre n’est pas la seule personne qui peut diriger l’IHSI. Une institution comme la nôtre ne doit pas courir le risque d’être décrédibilisée, à cause de la réputation de son directeur. »
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Le concerné, Wilson Fièvre, assure qu’il n’y a aucun problème à l’IHSI. D’après lui, ce n’est que de la propagande organisée par des employés qui refusent de travailler. « Ce sont des réfractaires au changement, dit-il. Peut-être qu’ils ont profité du pays lock pour s’adonner à d’autres activités et maintenant ils ne veulent pas travailler tout en encaissant leur chèque. »
Il balaye d’un revers de main les accusations portées contre lui. « J’ai été nommé directeur de l’Oni sous l’administration du président Jocelerme Privert, affirme-t-il. Le président Jovenel Moïse ne m’aurait pas choisi s’il y avait des problèmes dans mon dossier. »
Pendant les trois derniers mois, aucune médiation n’a eu lieu. La crise est partie pour durer.
Des accusations diverses
Les employés grévistes reprochent au nouveau directeur de vouloir diviser pour régner. Depuis avril 2019, le local de l’IHSi situé au bicentenaire est fermé à cause de l’insécurité et d’une inondation partielle.
Pour continuer à fonctionner, l’ancienne administration prévoyait de délocaliser les services, de manière temporaire. « Il y a plusieurs services à l’IHSI, explique Ernson Augustin. Mais nous voulions être logés au même endroit. Au final, certains d’entre nous sont allés au local de la Digicel. L’actuelle administration a voulu profiter de ce morcellement pour diviser les employés. »
Il existe d’autres griefs. « En tant qu’employés de l’institution, nous avons droit à une carte de débit, pour compléter notre salaire, dit Ernson Augustin. Depuis le mois d’octobre, nous n’avons rien reçu. Sauf en décembre où nous avons reçu un mois, au lieu des deux habituels en période de fin d’année. De plus, nous sommes payés par virement, en général. Mais maintenant, le directeur émet des chèques, de façon à faire pression sur nous. »
Des accusations sont aussi émises concernant des achats suspects de véhicules, alors que selon les grévistes, le budget de l’IHSI est limité.
Aucune publication
D’après le directeur de l’institution, Wilson Fièvre, tout fonctionne normalement à l’IHSI. « Je viens au bureau tous les jours, à Delmas 83, dit-il. Nous avons d’autres employés qui [travaillent] dans d’autres locaux. »
Pourtant, depuis août 2019, l’IHSI ne produit aucune donnée statistique ou économique. Ernson Augustin explique : « Ce sont les techniciens qui sont responsables de produire des données comme le PIB, le taux de l’inflation et d’autres indicateurs. L’inflation doit être publiée tous les mois, la dernière note remonte à août. Quant à l’indice conjoncturel de l’activité économique (ICAE), il doit être disponible tous les trois mois. Pourtant notre dernière publication a eu lieu au deuxième trimestre de 2019. L’institution n’est pas en fonction ».
Cette absence de publication, selon l’économiste Enomy Germain, est un grave problème. Selon lui, les informations statistiques sont les outils de la transparence. Les acteurs économiques et politiques n’ont pas assez d’information pour produire des analyses ou prendre des décisions.
« À cause de cette crise, il n’y a que des données prévisionnelles, dit-il, comme pour le taux de croissance. Ce sont des estimations. Beaucoup de secteurs sont affectés. Un entrepreneur étranger qui souhaite investir dans le pays a besoin de données sur le taux de change et l’inflation par exemple. Les entreprises les utilisent pour des prévisions également, le gouvernement pour prendre des décisions. Tout le monde est affecté par la crise de l’IHSI. »
Il n’y a pas d’autres institutions dans le pays qui peuvent combler le vide que laisse l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique. « Parfois, dit Enomy Germain, la Banque centrale produit des chiffres sur l’inflation. Mais d’autres indicateurs économiques comme le PIB sont le privilège exclusif de l’IHSI. »
Ni abandon ni trêve
Même si le pays pâtit de cette guerre de tranchées entre le personnel et l’administration, les deux parties n’ont aucun projet de s’entendre. Pour la direction, il n’existe aucun problème, il n’y a pas de « cas IHSI » ; pour les grévistes le directeur est indésirable. Les concernés campent sur leur position.
D’après Wilson Fièvre, il y a trop de pain sur la planche pour s’occuper maintenant de « quelques employés » mécontents. « Je n’ai pas à les rencontrer, dit-il. Il y a d’autres directions au sein de l’IHSI. Moi, je me concentre sur des choses plus importantes parce qu’il y a beaucoup de travail à faire. C’est le président qui m’a choisi et ma mission est de numériser l’administration publique. »
Quant au porte-parole des grévistes, il assure qu’ils sont prêts à rencontrer le directeur, mais pour discuter uniquement de son désistement. « Nous ne voulons pas collaborer avec lui, précise-t-il, mais nous pouvons le rencontrer, si c’est fait dans les normes, pour lui expliquer pourquoi l’IHSI serait mieux sans lui. »
Venicia St Clat, économiste affectée elle aussi à la DSE, affirme que le ministre de l’Économie et des Finances, dès le début de la grève, avait dit vouloir les rencontrer. Mais, des mois après, rien n’a été fait.
Vers un recensement ?
Personne ne sait avec certitude combien de personnes vivent dans le pays. L’IHSI est la seule institution habilitée à recenser les Haïtiens. Le dernier recensement général a eu lieu en janvier 2003. Il y avait à l’époque 8 373 750 Haïtiens et Haïtiennes dans le pays. Ensuite, la population, d’après des projections pour 2018, était passée à 11 411 527.
Ces tensions au sein de l’IHSI ralentissent l’un des plus grands projets de l’État haïtien : le 5e recensement général de la population.
Depuis des mois, les travaux ont été lancés pour aboutir à ce recensement. Une première phase pilote a déjà été réalisée. Le recensement aurait dû avoir lieu du 11 août au 14 septembre 2019 dans le meilleur des cas, ou du 10 novembre au 21 décembre.
Wilson Fièvre affirme qu’il est en train d’évaluer les travaux qui ont déjà été réalisés. « Je dois vérifier si les travaux ont vraiment été réalisés, dit-il, et voir quelles étapes sont à venir. »
Aucune date, aucun délai n’est donné pour la fin de ces « évaluations ». Entretemps, la guerre se poursuit entre une administration qui est dans le déni, et des grévistes qui croient que rien n’est plus important que l’intégrité de l’institution.
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