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Des pas de danse haïtiens menacés

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Partie intégrante du patrimoine culturel immatériel, la danse est un élément identitaire du peuple haïtien. Des experts expliquent comment sauver ce trésor inexploité et méconnu

Le 8 août 2022, à l’atelier éclosion sise à Bois Verna, s’est tenue la première journée d’un séminaire sur la danse traditionnelle, organisée par le collectif pour la sauvegarde du patrimoine haïtien.

Ce jour-là, une vingtaine de jeunes hommes et femmes ont fait vibrer le plancher de l’atelier sous leurs pas. Vêtus de collants noirs, torses nus pour certains, tops noirs ou blancs pour les autres, ils semblaient prendre plaisir à la séance. Sept tambourineurs, dont plusieurs qui travaillent avec l’École National des Arts (ENARTS), accompagnaient les danseurs.

Des rires fusaient, et de temps en temps s’élevait la voix de Ramsès Pierre, l’instructeur qui battait la mesure, ou qui parlait aux participants. Il est actuellement le responsable de la section danse du théâtre national et professeur à L’ENARTS.

« Ce que jouent actuellement les tambourineurs, c’est le rythme communément appelé ti machann », crie presque le professionnel qui danse depuis ses vingt ans.

En plus d’introduire les professionnels de la danse aux rythmes moins populaires du patrimoine haïtien, cette formation qui dure quinze jours, poursuit un second objectif de la plus haute importance : alerter sur le danger qui guette une partie de ces rythmes, qui risquent la disparition.

D’après Marie Jessy Kernizan, danseuse et chorégraphe, la principale cause de cette menace est l’invisibilisation de certaines danses et sonorités, notamment celles issues des endroits les plus reculés du pays.

« Il y a une surreprésentation de certains rythmes haïtiens dans les écoles de danse ainsi que lors des spectacles, affirme Marie Jessy Kernizan. Le yanvalou, le rara et d’autres danses comme le pétro finissent par éclipser les autres, moins populaires, comme le karabiye, le wongòl, le djapit, ou encore le dògi. »

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D’après celle qui enseigne aussi la danse dans un lycée de la capitale, cette surreprésentation de quelques-unes des danses traditionnelles a occasionné une spécialisation dans l’enseignement et l’apprentissage de ces danses, pour le malheur du reste.

Cette situation est d’autant plus dangereuse que même les rythmes surreprésentés au niveau du département de l’Ouest connaissent des variations d’une ville à une autre, d’un département à un autre du pays.

Prioriser les versions populaires de la capitale tend à tuer les variations de la même danse, faisant passer les versions de Port-au-Prince comme les « vraies », ce qui n’existe pas en réalité.

Très liés aux péristils, les rythmes traditionnels répondent aux mêmes caractéristiques que le vodou haïtien, explique le professeur de percussion Welele Doubout, lui aussi très inquiet face à la menace de disparition des rythmes en question. Comme la pratique du vodou, ils sont variés.

« Si on prend l’exemple du Petro qui mime les tentatives d’évasion des esclaves dans les champs, il n’est pas dansé de la même façon, qu’on soit à Port-au-Prince ou dans l’Artibonite. »

On confond parfois les rites et les rythmes haïtiens. C’est une erreur, affirme le professeur d’université Frantz Délice, lui aussi membre du Collectif pour la défense du patrimoine haïtien.

Les rites font référence aux pratiques religieuses alors que les rythmes constituent les sonorités et pas de danses qui peuvent accompagner ces pratiques. Mais dans la culture haïtienne, certains rites ont le même nom que des rythmes.

« Petro, Nago, Kongo sont des rites dans le vodou, mais ce sont aussi des noms de rythmes du patrimoine haïtien. Le lien existant entre les danses traditionnelles et le vodou explique qu’on tend à les associer », affirme le professeur.

Partie intégrante du patrimoine culturel immatériel d’Haïti, la danse est un élément identitaire du peuple haïtien. Les danses traditionnelles ont été popularisées notamment par la célèbre danseuse Vivianne Gauthier, morte en juin 2017.

Le patrimoine immatériel se transmet généralement de manière orale et non écrite. De ce fait, il est plus vulnérable que le patrimoine bâti, dont les menaces sont plus visibles, et les dégâts plus rapides à réparer.

« C’est la convention de l’UNESCO de l’année 2003 qui a été signée et ratifiée par Haïti, qui fait obligation de protéger le patrimoine culturel immatériel », rappelle Délice.

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Si le collectif alerte sur le danger, il réfléchit aussi à une solution. Celle-ci passe par la création d’autres circuits de formation alternatifs aux lakou vodou et aux écoles de danse pour les danseurs.

« Les écoles de danse agissent librement au niveau de la formation qu’elles offrent. Nous ne pouvons pas exiger d’elles de moins enseigner tel rythme au profit de tel autre », dit Frantz Délice.

D’un autre côté, d’après Délice et Kernizan, la situation sécuritaire actuelle couplée à une crise économique sans précédent dans le pays a fortement affecté la fréquentation des lieux vodou, où les intéressés pouvaient se former aux rythmes en question.

« Un jeune homme ou une jeune femme aura plus tendance à chercher des débouchés économiques le plus rapidement possible, que d’aller se former à la danse, ou même au tambour », se plaint le professeur.

C’est pour cela qu’il insiste sur la professionnalisation du secteur afin que ceux qui y travaillent puissent en vivre décemment. Car, s’il n’y a pas de professionnels, il y aura de moins en moins de formateurs et les rythmes menacés de disparition seront encore plus fragilisés.

Une des alternatives pour combler cette nécessité d’apprendre les pas les moins populaires et de former de nouveaux danseurs, chorégraphes et professeurs de danse, passe par l’organisation d’ateliers et de séminaires.

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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