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Des Haïtiens n’arrivent plus à dormir à cause de l’insécurité

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Des psychologues observent une nette augmentation des cas d’insomnie

22 juin 2022. Il est près d’une heure du matin. Les derniers amis de My-Hans Moïse qui étaient encore éveillés, lui souhaitent une bonne soirée et s’endorment. La jeune femme pousse un soupir et dépose son téléphone. Cette nuit sera longue, comme tant d’autres avant.

Dans la chambre peinte en beige, elle s’assied à même le sol. Cela l’aide à ne pas réfléchir. À faire le vide dans sa tête en repoussant les pensées qui la rendent anxieuse tous les soirs. Comme si un malheur était imminent. « La nuit j’ai peur de m’endormir, explique-t-elle. Je m’attends toujours à une mauvaise nouvelle si je ferme les yeux. Toutes mes nuits se ressemblent, et c’est presque une routine. »

Trois heures AM. Moïse arpente les murs de l’appartement situé à Santo Domingo. Chaque bruit, même le plus léger, la fait sursauter. Dans la cour de la résidence, les voitures vont et viennent, malgré l’heure avancée. Cela devient sa seule distraction. Chaque fois que les phares d’un véhicule balayent les fenêtres, elle se précipite sur la petite galerie pour regarder, avant de reprendre sa marche interminable.

Moïse n’attend que les premières lueurs du soleil. C’est à ce moment seulement qu’elle ira s’allonger, espérant dormir une heure ou deux, rassurée par les rayons qui pénètrent dans la chambre. C’est surtout la nuit que ses pensées sont les plus sombres, la rendant insomniaque. « Tout cela a commencé il y a quelques années, se souvient-elle. À l’époque, il y avait une rumeur de malfaiteurs qui entraient dans les maisons pour violer les femmes avec une corne de bœuf. Dès lors j’ai commencé à passer des nuits blanches, la peur au ventre à l’idée qu’ils pourraient s’introduire chez moi. »

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Des années après, tout a empiré au niveau de la sécurité dans le pays. Dans les rues de la capitale, notamment, personne n’est épargné d’actes de banditisme et de kidnappings. Les gangs sont au contrôle de différentes régions, et les balles sifflent régulièrement, dans différents quartiers. À cause de cela, les nuits de la jeune femme en Haïti étaient devenues encore plus difficiles. My-Hans Moïse a décidé de partir pour la République dominicaine en mai 2022. « Si j’étais restée, je crois que le stress m’aurait finalement tuée », justifie-t-elle.

Mais même loin d’Haïti, ses nuits blanches continuent. Et à en croire le psychologue Jeff Matherson Cadichon, Moïse n’est que l’une parmi toutes les personnes qui ont vu leur sommeil affecté par l’insécurité, le stress et l’incertitude face à leur avenir en Haïti.

Au moins quatre autres psychologues affirment aussi qu’ils reçoivent plusieurs cas de patients qui se plaignent de ne pas pouvoir s’endormir, à cause de la situation du pays. Béatrice Dalencourt-Turnier, responsable de la clinique Kasik, spécialisée en développement personnel et professionnel, le confirme. «Depuis 2018, les institutions emploient les services de KasiK à 90% pour des ateliers de Gestion de stress pour leurs employés. Et en effet un des impacts majeurs mentionnés, c’est l’insomnie, au point où nous avons développé des sessions spécifiquement sur « mieux dormir »», dit-elle.

Selon la psychologue Johanne Landrin aussi, les derniers mois, avec les conflits incessants de gangs qui obligent des personnes à déménager, provoquent une situation de stress général, dont l’insomnie est une conséquence. « Les gens ne viendront pas consulter précisément parce qu’ils ne peuvent pas dormir, nuance-t-elle cependant. Mais après chaque drame, par exemple un enlèvement, ou des problèmes de securité dans leur zone, ils vont vouloir voir un spécialiste. »

Jeff Cadichon estime que c’est inquiétant. « Même des Haïtiens qui sont à l’étranger, et que je suis, sont concernés. Et tous, ils lient leurs difficultés aux troubles du pays», révèle-t-il.

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Cadichon accompagne pendant l’année scolaire les élèves d’une école, sur le plan psychologique. Il se dit surpris par l’acuité des symptômes qui atteignent les enfants, alors qu’ils sont encore dans leur période de puberté. « Déjà, ce stade de leur enfance est difficile, car c’est une période de crise identitaire. Mais en plus de ce qu’ils traversent en tant qu’adolescents, il y a l’anxiété, l’angoisse, comme pour les patients adultes. C’est un facteur de risque aggravant pour leur santé mentale, et certains ont des idées suicidaires. »

Le cas des moins jeunes et des adultes n’est pas différent. La situation sociopolitique du pays, couplée à l’insécurité, plonge de plus en plus de gens dans la dépression, à cause du stress aigu. « C’est encore plus compliqué pour ceux qui avaient déjà subi un traumatisme quelconque », explique Jeff Cadichon.

Saradji RJ Benoît se trouve dans cette catégorie. À des centaines de kilomètres de la chambre de Moïse, elle non plus n’arrive pas à trouver le sommeil et c’est un souci récurrent. La jeune femme de 22 ans a récemment enfanté d’un garçon. Le bébé dort pendant que sa maman rumine mille pensées noires.

Il faut remonter à une quinzaine d’années pour trouver l’origine de son mal : elle avait huit ans quand son voisin a commencé à pratiquer des attouchements sexuels sur elle. Elle était trop jeune pour comprendre que son corps pouvait « susciter le désir sexuel d’un pervers ». Mais elle n’a pas osé en parler à ses parents, à cause des menaces de son aïeul.

À sa mort, Saradji Benoît ne s’est pas sentie délivrée. Au contraire. « J’ai commencé à me dire qu’il pourrait venir me hanter pendant mon sommeil, pour me faire les mêmes choses. Je ne pouvais pas m’endormir. Il fallait toujours que la chambre soit éclairée. »

Les années ont passé et Benoit a fini par enfouir dans sa mémoire ces évènements malheureux. Mais 12 ans après, en 2021, le traumatisme a été réactivé quand elle s’est fait enlever, et qu’elle a encore une fois été victime de manière physique. Depuis, Benoît ne dort presque plus. Son sommeil, quand elle parvient à le trouver, est léger. Le trauma, couplé au stress de vivre à Port-au-Prince, l’a plongée dans un gouffre.

Elle assure qu’elle n’en peut plus. Les cernes sous ses yeux, son visage marqué par la fatigue sont autant d’indications de ses mauvaises nuits. « Je suis devenue hyper nerveuse, j’ai tout le temps des maux de tête », se plaint-elle.

Pour lutter contre leurs pensées, les personnes qui souffrent de cette incapacité à s’endormir développent leur propre stratégie. Films, séries, réseaux sociaux. Les écrans deviennent plus présents. Jeff Cadichon en a fait le constat chez les adolescents qu’il suit, comme s’ils s’investissaient dans un autre monde pour trouver du réconfort.

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My-Hans Moïse, elle, prend une longue douche, quand l’envie de dormir ne vient pas. Pour passer le temps et tuer ses pensées. Leyca Joseph, employée d’une banque de la capitale, se réfugie dans la nourriture pour tromper l’insomnie. « Je laisse mon lit pour aller me faire à manger, dit-elle. Je vis seule, et à cause de cela j’ai plus de temps pour ruminer des pensées sombres. Mon avenir est incertain dans ce pays. Je regarde les années passer avec l’impression que je ne fais rien de ma vie, et cela me donne beaucoup à réfléchir. »

Moïse aussi s’adonne à la cuisine et cette mauvaise alimentation favorise la prise de poids, qui est déjà une conséquence de l’insomnie.

Selon les recherches en médecine du sommeil, l’incapacité à s’endormir, ou un temps de sommeil insuffisant sont des facteurs de risques pour plusieurs maladies. L’hypertension artérielle, le diabète de type 2, des problèmes cardiaques peuvent advenir lorsque le corps et l’esprit ne se reposent pas assez. Le système immunitaire s’affaiblit aussi, rendant l’organisme plus vulnérable à toutes sortes d’attaques virales. Les personnes qui ne dorment pas assez n’arrivent souvent pas à se concentrer, conséquence d’une altération des fonctions psychologiques.

Pour Jeff Cadichon, il s’agit d’un cercle vicieux où anxiété et manque de sommeil agissent l’un sur l’autre. Le stress est une cause de sommeil insuffisant, et les perturbations du sommeil peuvent augmenter les syndromes d’anxiété dont quelqu’un souffre.

Les mesures à prendre pour améliorer la qualité et la quantité de son sommeil sont diverses, et n’agissent pas de manière isolée, selon le psychologue. « L’espace consacré au sommeil a une grande importance, dit le psychologue. Il faut qu’il soit assez aéré par exemple. L’activité physique aussi est essentielle, sans compter les techniques de relaxation. Mais pour ceux qui ont un double stress traumatique, il est indispensable qu’ils cherchent l’accompagnement d’un spécialiste. »

 

Photo de couverture: une jeune femme qui n’arrive pas à s’endormir a les yeux rivés sur son téléphone. Carvens Adelson/AyiboPost

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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