SOCIÉTÉ

La relocalisation secrète des bureaux publics à P-au-P entrave l’accès aux services

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Le manque de communication empêche au public d’avoir accès à des services essentiels fournis par l’Etat

La relocalisation de plusieurs ministères et autres bureaux publics à Port-au-Prince en raison de la violence compliquent l’accès des usagers à ces services publics essentiels dans un contexte où l’Etat communique peu sur les changements de locaux. 

Bern Christy, jeune diplômé au baccalauréat explique avoir eu, en mai 2025, des difficultés à retrouver la nouvelle adresse du ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) pour se procurer son diplôme. 

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« J’ai dû parcourir plusieurs adresses transmises de bouche à oreille avant de retrouver enfin un espace aménagé précairement Lycée National de Pétion-Ville. », explique Bern Christy à AyiboPost. 

Christy dénonce un “manque de communication institutionnelle” sur la localisation exacte des différents services de ce ministère, éparpillés dans plusieurs bâtiments de la zone métropolitaine de Port-au-Prince.  

Contacté par AyiboPost, Rock Lindor, agronome, affirme avoir fait face à la même situation en mars 2025 en tentant de légaliser un diplôme de baccalauréat d’un proche auprès du MENFP.

« Je ne savais pas où les services étaient installés. Et il n’y avait aucune directive indiquée nulle part », explique-t-il.

AyiboPost s’est rendu dans une dizaine de bureaux publics relogés dans la région métropolitaine au cours de ce travail. Dans la plupart des cas, aucune enseigne ne signalait leur présence.

Une situation qui s’inscrit dans un contexte déjà empreint d’un certain manque de réactivité au sein des institutions publiques haïtiennes. 

Les numéros de téléphone et adresses courriel habituellement utilisés pour joindre ces institutions sont, dans la plupart des cas, inactifs ou restent sans réponse.

Longtemps regroupées au centre-ville de Port-au-Prince, des institutions publiques haïtiennes importantes ont peu à peu déserté leur emplacement historique au bas de la capitale.

Ministères, directions générales et secrétariats d’État se retrouvent aujourd’hui disséminés dans toute l’aire métropolitaine, occupant des bâtiments provisoires à Delmas, Pétion-Ville, Tabarre, ou encore à la périphérie de la commune de Port-au-Prince. 

Cette relocalisation s’est accélérée à la suite des attaques coordonnées menées par des gangs armés en février 2024. Ces attaques ont visé plusieurs infrastructures privées et publiques dans la capitale.

La plupart des institutions ont été réaménagées là où un minimum de sécurité peut être assuré, que ce soit dans des bâtiments initialement conçus comme hôtels ou dans d’anciennes résidences privées désormais louées par l’État.

Lire plus : Des institutions se relocalisent en dehors de P-au-P. Est-ce la décentralisation ?

Le Ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI), initialement situé Rue Légitime à Port-au-Prince, a été contraint de déplacer son personnel vers deux locaux à Delmas 75, précisément à Catalpa 12 et Catalpa 1. 

Le bâtiment initial construit après le séisme de 2010, a coûté à l’État haïtien une dizaine de millions de dollars américains, issus des fonds de PetroCaribe.

L’institution qui compte près de 600 employés met en place diverses stratégies pour assurer la continuité de ses activités, dans un contexte difficile.

« Les équipes travaillent en rotation, selon des horaires répartis sur différents jours, afin de s’adapter à ces nouveaux locaux », informe une source officielle au sein de l’administration.

Une plateforme en ligne a été mise en place par l’institution pour faciliter l’accès à certains services, ajoute un autre employé de l’institution.

Joint par AyiboPost, le Ministre du Commerce et de l’Industrie (MCI), James Monazard, décrit une situation logistique particulièrement difficile depuis le déménagement de l’institution.

L’un des bâtiments logeant le Ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI) situé à Catalpa 1, Delmas 75. | 22 juillet 2025.

L’entrée du bâtiment logeant le MCI à Catalpa 1, à Delmas 75. | 22 juillet 2025

« Le nouvel espace n’est pas adapté. Il ne peut pas accueillir l’ensemble de nos services, ce qui diminue considérablement notre rendement par rapport à ce que nous aurions pu offrir dans notre ancien local », affirme le ministre.

Plusieurs services importants — tels que le prêteur industriel, le service de marques, le nom commercial ou celui du brevet — ne disposent pas d’espace pour fonctionner correctement. 

« La Direction des affaires juridiques, qui est l’une des directions les plus opérationnelles du ministère et qui compte près d’une quarantaine d’employés, ne peut en accueillir aujourd’hui qu’une dizaine », déplore Monazard.

Le ministre assure envisager une nouvelle fois la recherche d’un espace plus approprié, capable de réunir l’ensemble du personnel du ministère.

D’autres bâtiments publics, tels que le ministère du Tourisme et des Industries créatives, le Parlement haïtien, le Palais national, le ministère de l’Intérieur ou la Cour de cassation ou encore la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif, sont également situé au centre-ville, une zone désormais controlée en grande partie par les gangs.   

En octobre 2024, le ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Me Carlos Hercule a annoncé la relocalisation du palais de justice du Champ de Mars à l’hôtel le Plaza, situé à la rue Capois dans les proximités du champ de mars. 

L’institution avait déjà abandonné, il y a environ cinq ans, ses locaux au Bicentenaire de Port-au-Prince.

Ce nouvel emplacement devait héberger le tribunal de première instance de Port-au-Prince, le parquet, la cour d’appel, la Commission de réforme pénale ainsi que le Conseil national d’assistance légale (CNAL) — des institutions initialement logées dans l’immeuble du Tribunal spécial du travail à Lalue.

Le nouveau local du Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, situé à Fragneau Ville, Delmas75. | 22 juillet 2025

L’entrée du nouveau local du Tribunal de Première Instance à Port-au-Prince, situé à Frangneau Ville, à Delmas 75. | 22 juillet 2025

Mais les responsables ont dû réévaluer cette décision, en raison de l’aggravation de l’insécurité dans les environs immédiats du Champ de Mars. 

Relocalisé et inauguré en mars 2025 dans une zone résidentielle de Delmas 75, le nouveau local du tribunal de première instance soulève déjà de nombreuses critiques.

Façade du bâtiment de la Cour d’appel de Port-au-Prince situé à Puits Blain, Route de Frères. | 22 juillet 2025

Contacté par AyiboPost, Iswick Théophin, avocat exerçant au sein de cette juridiction, exprime son insatisfaction face aux conditions logistiques du nouvel emplacement, qu’il juge inadapté à la mission de justice.

« L’espace est extrêmement restreint. Aucune audience ne se tient ni au correctionnel ni au criminel. Les juges d’instruction n’ont pas de bureau », déplore-t-il.

La salle réservée au parquet, selon sa description, ne comporte qu’une pièce unique subdivisée en plusieurs postes de travail. 

Des substituts du commissaire du gouvernement y mènent des auditions simultanément.

« C’est un véritable tohu-bohu. Les justiciables, les avocats, tout le monde parle en même temps. Le climat est chaotique, totalement inadapté à une justice sereine », poursuit-il, ajoutant que l’espace prévu pour la garde à vue a été installé à la hâte sous un escalier et ne peut contenir qu’à peine quelques détenus.

D’autres institutions tout aussi stratégiques pour le pays ont également dû déplacer une grande partie de leur personnel. 

C’est le cas de la Banque de la République d’Haïti (BRH), dont le siège, jadis situé à la rue Pavée en plein centre-ville, est désormais installé dans un nouveau bâtiment à Musseau. Certains départements continuent encore de fonctionner dans leurs locaux initiaux, sous haute escorte policière, informe à AyiboPost un employé au sein de l’institution.

Aucune enseigne ne signale la présence de l’institution au local situé à Delmas 60. 

Selon un autre employé de la banque, qui n’a pas souhaité s’exprimer au nom de l’institution, « nous ne payons pas de loyer. La BRH disposait déjà de ce local, et nous avons simplement décidé de l’occuper afin de continuer à fournir nos services ».

Lorsqu’il ne s’agit pas d’attaques directes de gangs, ce sont parfois des mouvements de populations fuyant la violence qui forcent les institutions publiques à abandonner leurs locaux. 

Le ministère de la Culture et de la Communication (MCC), l’Office de la protection du citoyen (OPC) à Bourdon ainsi que la Faculté de linguistique appliquée (FLA) à Bois-Verna sont concernés par cette situation.

Joint par AyiboPost, Yves Roblin, directeur général du ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP), confie que, sur les seize sites occupés par l’institution dans la région métropolitaine, environ dix ont dû être relocalisés hors du centre de Port-au-Prince vers d’autres zones de la capitale, en raison de l’insécurité.

AyiboPost a identifié deux locaux à Musseau, deux à Delmas 83, et d’autres à Delmas 48, Delmas 69, Delmas 77, ainsi qu’à Puits-Blain. 

Le service de demande et de livraison de diplômes de fin d’études secondaires, par exemple, fonctionne désormais dans un espace aménagé au sein du Lycée National de Pétion-Ville après avoir quitté la zone de Nazon, attaquée par les gangs en novembre 2024.

Cette dispersion complique l’accès du public aux services administratifs. 

Reconnaissant le déficit de communication au sujet de nouveaux emplacements de bureaux, Yves Roblin admet une baisse de fréquentation pour certaines prestations, notamment la légalisation de documents.

« Ce service, autrefois situé au centre-ville, a été transféré à Puits-Blain, une zone moins centrale et moins connue du public », admet le responsable, promettant de faire plus d’efforts en matière de communication sur l’emplacement des services dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. 

Le personnel du MENFP fait également face à des contraintes liées à ses nouvelles affectations.

Junior Léo, employé du ministère et affecté au local de Delmas 83, dénonce un espace de travail logistiquement inadapté.

« Il arrive de devoir marquer sa place pour pouvoir la retrouver, faute d’un poste de travail fixe pour chacun », explique Léo, également responsable syndical au sein du Regroupement national des travailleurs haïtiens en éducation (RENTRHED).

« Le ministère de l’Éducation nationale est l’une des institutions publiques qui compte le plus grand nombre d’employés, répartis dans différentes directions. On parle d’un millier d’employés », souligne Yves Roblin. 

« C’est particulièrement difficile dans le contexte actuel de trouver un espace capable d’accueillir tous nos services », défend-il.

En janvier 2016, le gouvernement haïtien lance un projet de construction de siège central pour le MENFP à l’avenue Jean Paul II, destiné à remplacer les anciens bureaux détruits lors du séisme de 2010. Estimé à 12 millions de dollars — dont 8 millions de la BID et quatre millions du Trésor public — le bâtiment devait être livré pour la rentrée 2017-2018. 

Lire aussi : Photos | Témoignages de victimes de gangs vivant avec des blessures et des traumatismes non soignés à P-au-P

Mais les travaux n’ont jamais été achevés.

Le déplacement massif des services publics, souvent mal communiqué, vers d’autres zones de l’aire métropolitaine provoque un déséquilibre géographique de l’offre.

Jephtée Charles, résidant à Canapé-Vert, affirme avoir eu des difficultés pour renouveler son passeport, depuis que la direction compétente pour sa juridiction a été relocalisée à Pétion-Ville.

 « Toutes les institutions vont s’installer à Pétion-Ville ou à Delmas, tandis que le reste des habitants de Port-au-Prince n’a plus accès à aucun service dans sa zone », déclare-t-il.

Par : Lucnise Duquereste & Jean Feguens Regala

Jérôme Wendy Norestyl a participé à ce reportage.

Couverture |L’entrée du nouveau local du Tribunal de Première Instance à Port-au-Prince, situé à Frangneau Ville, à Delmas 75. | 22 juillet 2025. Photos : Jean Feguens Regala 

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Journaliste à AyiboPost depuis mars 2023, Duquereste est étudiante finissante en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH).

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