« Beaucoup de recrutement au sein du corps impliquent des individus qui désirent légaliser des armes illégales se trouvant en leur possession. C’est un véritable problème », déplore à AyiboPost Frantz Daniel Pierre, directeur général de la direction d’Inspection et de Surveillance environnementale (DISE) au ministère de l’environnement.
Entre 2017 et 2024, l’effectif de la Brigade de Sécurité des Aires protégées (BSAP) passe d’une centaine d’agents à 3000, selon des données de la direction des ressources humaines communiquées à AyiboPost par Jean François Thomas, actuel Directeur général de l’Agence National des Aires Protégés (ANAP), une direction rattachée au ministère de l’environnement qui supervise la BSAP.
Selon le responsable, ce dénombrement pourrait ne pas refléter la réalité, car des «désordres» ayant eu lieu au sein de la brigade empêchent sa direction de déterminer avec précision le nombre total d’agents de la brigade.
Alors que l’effectif augmente, le processus d’armement de ces agents échappe aux autorités, selon trois interviews menées par AyiboPost auprès de personnes au courant de la situation.
Entre 2021 et 2024, deux commissions ont été créées: l’une chargée de restructurer le Corps de Surveillance environnementale (CSE), et l’autre, l’Agence nationale des Aires Protégées (ANAP).
Alors que l’effectif augmente, le processus d’armement de ces agents échappe aux autorités
La deuxième commission n’a pas pu être installée en raison de la démission brusque d’Ariel Henry en avril 2024.
«D’importants désordres et lacunes ont été relevés au sein de cette brigade de surveillance environnementale», révèle à AyiboPost Frantz Daniel Pierre ayant fait partie de la première commission.
Pierre est également directeur général de la direction d’Inspection et de Surveillance environnementale (DISE) au ministère de l’environnement.
Des recrutements jugés arbitraires, la provenance douteuse des armes et le manque de contrôle des autorités sur les activités des agents de la BSAP inquiètent le responsable.
Pour sa part, Jean François Thomas dénonce une « instrumentalisation du corps à des fins politiques ».
Cette situation s’inscrit dans un contexte marqué par la propagation de la violence armée à travers le pays, à un moment où les autorités n’arrivent toujours pas à enrayer l’afflux d’armes sur le territoire national.
En 2024, plus de 5000 personnes ont été tuées, selon les Nations-Unies.
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Les agents de la BSAP doivent veiller à la protection des aires protégées, lesquelles englobent tout type de zones consacrées à la préservation de la nature.
En Haïti, il existe 24 aires protégées regroupées en Patrimoine Mondial, Parc National, Zone réservée et Protection de la diversité biologique.
À sa création en 2006, le CSE comptait 32 agents, selon Jean François Thomas, qui avait participé à son lancement.
Lorsque le défunt président Jovenel Moïse élève l’ANAP au rang de direction générale par le décret du 10 mai 2017, tous les agents du CSE sont tombés sous le contrôle de l’ANAP, qui n’était jusque-là qu’une simple direction technique à peine opérationnelle.
« Il n’y avait alors que 47 agents au sein du CSE. Ils formèrent le premier contingent d’agents de la BSAP nouvellement placés sous la coupole de l’ANAP. C’étaient tous des anciens militaires adéquatement formés », soutient à AyiboPost Frantz Daniel Pierre, titulaire actuel de la DISE qui coiffe le CSE.
Les chiffres relatifs à l’effectif total des agents de la BSAP varient selon les responsables interrogés par AyiboPost.
Si le nombre s’élève à 3000 selon les ressources humaines, Frantz Daniel Pierre, membre de la commission de restructuration parle plutôt de 6072, citant des données communiqués à la commission par l’ancien directeur général de la BSAP en 2022, Jeantel Joseph.
Ce nombre représente près de la moitié de l’effectif de la police nationale d’Haïti (PNH), dont le processus de recrutement diffère de celui de la BSAP qui ne pose quasiment aucune restriction d’âge ou de niveau académique.
Contacté par AyiboPost le 19 décembre 2024, Jeantel Joseph nie avoir communiqué ces statistiques à la commission.
L’ancien responsable n’a pas accordé d’interview au média.
Selon Frantz Daniel Pierre, en 2022, l’ancien directeur général de l’ANAP a déclaré lors d’une réunion avec la commission « n’avoir aucun contrôle sur le nombre d’agents disposant d’une arme à feu au sein de la BSAP ».
Une rencontre entre Jeantel Joseph et AyiboPost a avorté le 21 décembre 2024 en raison de son indisponibilité.
Cet article sera mis à jour en cas de réaction de sa part.
«Les agents de la BSAP sont des volontaires qui n’émargent pas dans le budget de l’ANAP», explique Jean François Thomas à AyiboPost. Le responsable ajoute qu’en 2024, «seuls 140 membres contractuels au sein du bureau de l’ANAP sont pris en charge dans le budget de l’institution».
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Selon Frantz Daniel Pierre, la mise en place de la première commission de restructuration de la BSAP était liée à des actes répréhensibles commis par certains agents de la brigade, lesquels ont indirectement éclaboussé le Ministère de l’Environnement.
« Plusieurs agents de la BSAP ont été impliqués dans des affaires de kidnapping », révèle Pierre à AyiboPost.
Parfois, poursuit-il, « ces dérapages ont été mis sur le compte du ministère de l’Environnement alors même que le nom de ces agents ne sont pas consignés dans les archives de l’institution comme fonctionnaires ».
L’occurrence des agents de la BSAP impliqués dans des exactions ou des actes jugés « blamâbles » ont souvent fait l’actualité.
Une enquête d’AyiboPost publiée en janvier 2024 a fait mention de trois agents du corps qui ont roué de coups et blessé un sourd-muet à Camp-Perrin dans le Sud du pays lors d’une échauffourée.
Des agents de la BSAP ont également contraint les chauffeurs de camionnettes assurant le trafic entre la ville des Cayes et Cavaillon, Maniche, Camp-Perrin à abandonner l’intersection entre la première Grande rue et le boulevard des Quatre Chemins utilisée comme point de stationnement conformément à une directive municipale.
En 2023, des agents de la brigade, présents sur le chantier du canal de Ouanaminthe, ont été accusés par le porte-parole du comité du canal, Wideline Pierre, d’avoir tenté de s’accaparer du ciment destiné à la construction.
Des accusations de contrebande à la frontière haitiano-dominicaine ont été aussi émises contre le corps.
Parallèlement, plusieurs agents ont été observés par AyiboPost en train d’assurer la circulation routière dans la ville des Cayes à la fin de l’année dernière.
En 2023, des agents de la brigade, présents sur le chantier du canal de Ouanaminthe, ont été accusés par le porte-parole du comité du canal, Wideline Pierre, d’avoir tenté de s’accaparer du ciment destiné à la construction.
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La question des armes portées par les agents de la BSAP soulève de sérieuses préoccupations, notamment sur leur calibre et leur origine.
« La plupart des agents de la BSAP se sont armés eux-mêmes », révèle Jean François Thomas à AyiboPost.
L’une des sources contactées au sein du ministère de l’Environnement par AyiboPost affirme que « bon nombre de ces agents possèdent des armes de gros calibre de provenance douteuse ».
Les interviews recueillies par AyiboPost n’ont fourni aucune statistique officielle sur le nombre d’armes illégales en circulation au sein de la BSAP.
Bon nombre de ces agents possèdent des armes de gros calibre de provenance douteuse
Même la commission de restructuration n’a pas réussi à quantifier les armes illégales au sein de la brigade environnementale.
La commission de restructuration du CSE a mis en évidence le problème de l’armement, l’inadéquation de la formation des agents du corps environnemental, ainsi que l’usage inapproprié de ces types d’armes.
Codio Osthène est volontaire au sein de la BSAP depuis près de cinq ans.
Originaire de Ouanaminthe, il est le porte-parole du peloton d’agents affectés à la surveillance au niveau de la rivière Massacre.
Face aux reproches formulés contre l’armement illégal au sein de la BSAP, Osthène répond que « la plupart des armes de la BSAP sont des anciens matériels des forces armées d’Haïti ».
« De plus, continue l’agent, une arme n’est jamais légale, c’est celui qui le porte qui doit plutôt être légal. Dès que vous intégrez la BSAP, vous êtes un chef, et ce nouveau statut confère à votre arme un aspect légal. Votre badge vous y donne droit », martèle t-il.
Dans le cas des armes déjà enregistrées au niveau de la police et l’armée, « le renouvellement des papiers n’est pas nécessaire pour un agent qui intègre la BSAP », poursuit Osthène.
Car, selon lui, « cette arme sera régularisée du seul fait qu’elle servira désormais la brigade ».
Fritzner Jean Pierre, commandant de la BSAP au niveau de Ouanaminthe, prend le contrepied de ces déclarations.
S’il reconnaît que beaucoup d’agents de la BSAP font effectivement du volontariat, le responsable soutient à AyiboPost que l’institution ne légalise pas des armes pour ses agents et que leur l’utilisation au niveau du corps doit être sanctionnée par un certificat de légalité octroyé par la PNH.
« La BSAP ne fournit pas d’armes, elle ne peut donc pas les légaliser », souligne-t-il.
En Haïti, seules la police nationale d’Haïti et l’armée peuvent légaliser des armes.
Ancien militaire des Forces armées d’Haïti, Fritzner Jean Pierre admet par ailleurs la contribution des anciens militaires à l’armement de la BSAP.
En Haïti, seules la police nationale d’Haïti et l’armée peuvent légaliser des armes.
Jean François Thomas, qui a dirigé le Corps de Surveillance environnementale, reconnaît que ce dernier, duquel dérive la BSAP, possédait de menus matériels de défense enregistrés dans des services concernés de la police.
« Mais pour l’ANAP, il n’y a pas de répertoriage officiel d’armes ou de munitions enregistrées au niveau des instances concernées », rappelle-t-il.
« J’ai à peu près deux mois à la tête de l’ANAP, et mes investigations ne me donnent aucun indice que l’agence possède une quelconque armurerie ou dépôt d’armes », déclare-t-il.
Le Corps de Surveillance Environnementale, composé d’agents formés par le Corps des Carabiniers «Carabineros» du Chili, a été inauguré en 2006.
Ses membres étaient spécialisés dans la protection de la biodiversité dans les Aires Protégées.
Lorsqu’ils ont été remobilisés sous le contrôle de l’ANAP pour devenir les pionniers de la BSAP, ces agents et leurs matériels ont été transférés à l’agence.
Selon Frantz Daniel Pierre, «une synergie existait entre le corps de surveillance environnemental et le Ministère de la Justice, permettant aux agents de disposer d’armes de calibre 12 pour la surveillance des aires protégées entre 2007 et 2010 ».
Mais selon Pierre, ces matériels n’étaient pas nombreux.
« Nous avions répertorié moins d’une dizaine d’armes de calibre 12, au niveau de la commission de restructuration », souligne Pierre à AyiboPost.
« Seules ces armes ont été transférées à l’ANAP lors de son passage au statut de direction générale », affirme-t-il.
Ancien militaire, Ashley Laraque, aussi membre de l’Association Militaire d’Haïti (AMH), ne reconnaît pas non plus à l’armée la délivrance d’armes à la BSAP.
« L’armée ne fournit d’armes ni à la BSAP ni à aucune autre institution », tranche t-il à AyiboPost.
Selon l’ancien soldat, l’armée ne disposait même pas de certains types d’armes, et « il était impossible qu’un ancien militaire soit détenteur d’armes aussi sophistiquées que celles souvent observées entre les mains des agents de la BSAP ».
Selon deux responsables contactés par AyiboPost, les agents de la BSAP ne devraient avoir droit qu’à des fusils de calibre 12 au niveau des Aires protégées – en dehors des autres considérations liées au grand banditisme.
Selon Frantz Daniel Pierre, la commission de restructuration a identifié le problème des armes illégales au niveau de la BSAP comme corollaire d’un système de recrutement rongé de lacunes.
« Beaucoup de recrutement au sein du corps impliquent des individus qui désirent légaliser des armes illégales se trouvant en leur possession. C’est un véritable problème », déplore le responsable.
Ces dernières années, la BSAP est souvent prise dans la toile de fond de mouvements politiques.
En janvier 2024, des dizaines de membres du corps ont servi de bras à la « révolution » initiée par l’ancien chef rebelle Guy Philippe contre le gouvernement d’Ariel Henry, peu après sa libération de prison américaine pour complot en vue de blanchir de l’argent provenant du trafic de drogue.
Le même mois, plusieurs agents en colère ont enclenché des mouvements de protestation au niveau de la ville de Hinche et de Ouanaminthe après la révocation de Jeantel Joseph en début d’année.
Un mois plus tard, le gouvernement haïtien interdit aux agents de la BSAP de circuler avec des armes à feu et annule les badges de tous les membres du corps.
Lire aussi : Ouanaminthe : BSAP a tenté d’accaparer par la force le ciment du canal
«Beaucoup de responsables au sein de l’institution délivraient pour de l’argent des badges de la BSAP à des particuliers, et certains agents se sont confectionnés eux-mêmes leur badge», révèle Jean François Thomas à AyiboPost.
Des interviews menées par AyiboPost suggèrent que les agents de la BSAP n’ont pas donné suite à la décision du gouvernement.
« Nous n’aurions jamais accepté d’abandonner nos badges et nos armes », confie Fritzner Jean Pierre à AyiboPost, qualifiant cette décision de «politique».
Pour Jean-Baptiste, « les armes permettent aux agents de protéger efficacement les aires protégées et l’environnement, mais elles ne leur confèrent en aucun cas le droit de semer le désordre ».
Le corps de la BSAP est souvent décrié pour la «carence de formation» de ses membres et les débordements en rapport avec leur mission de police environnementale opérés dans des endroits qui ne relèvent pas de leur juridiction d’action.
Mais, pour Fritzner Jean-Baptiste, les badges des agents de la brigade leur confèrent le droit de circuler armés partout dans le pays, vu que « l’environnement est présent partout ». «Même le salon ou la cour des gens représente un environnement», ajoute t-il.
« La plupart des agents de la BSAP ne savent même pas ce qu’est une aire protégée », tranche Ashley Laraque à AyiboPost.
À ce jour, l’interdiction gouvernementale pour les agents de la BSAP de porter des armes est maintenue.
Pour Laraque, «cela signifie que tous les agents de la BSAP qui portent encore des armes sont dans l’illégalité».
L’ancien militaire plaide pour un véritable vetting au sein de la brigade et la mise du corps sous la tutelle des Forces Armées d’Haïti.
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Entretemps, les frictions entre les agents de la PNH et ceux de la BSAP prennent souvent forme dans certains endroits du pays.
Un après-midi d’octobre 2024, alors qu’il se trouvait sur une motocyclette, Jukael Pierre, un agent bénévole de la BSAP, s’est fait «agresser» par environ huit policiers de la brigade d’Intervention (BI) lors d’un contrôle routier près de la ville de Ouanaminthe.
«Ils ne nous ont même pas donné le temps de nous identifier. Ils se sont jetés sur nous et nous ont roués de coups», relate à AyiboPost Codio Osthène qui accompagnait Jukael Pierre.
Osthène lui-même dit avoir connu un moment tristement mémorable: ses lunettes se sont brisées sous la violence d’un coup de poing brutal des agents de police.
En représailles, des agents de la BSAP ont bloqué pendant des heures l’axe routier de Diro au niveau de la commune de Ouanaminthe.
Lors des manifestations anti-gouvernementales instiguées par Guy Philippe le 7 février 2024, cinq agents de la BSAP ont été tués par la police et trois autres arrêtés au niveau de Laboule.
«Jusqu’à présent, ces agents n’ont toujours pas recouvré leur liberté», souligne Fritzner Jean Pierre. AyiboPost n’a pas pu vérifier cette affirmation de façon indépendante.
Quelques jours après l’incident, le 9 février 2024, des policiers de la BI ont investi la base de la BSAP à Ouanaminthe pour tenter, vainement, d’aménager une paix entre les deux corps.
Si, pour Jean François Thomas, la BSAP ne peut épauler l’armée ou la police en matière de sécurité que par la suite «d’une décision officielle d’État», Codio Osthène considère que la brigade se révèle très efficace dans la machine de justice du pays.
«Parfois, nous arrivons à interpeller des individus contre lesquels étaient émis des mandats d’arrêt, là où les forces de l’ordre sont souvent impuissantes», revendique t-il.
Par Junior Legrand
Image de couverture : Collage photo d’un agent de la BSAP, avec le logo de la Brigade de Sécurité des Aires Protégées. | ©AyiboPost
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