Ces réseaux de faussaires empochent mensuellement plusieurs millions de gourdes, selon une enquête d’AyiboPost
Des réseaux de faussaires falsifient des timbres pour produire des demandes de passeports à la Direction de l’immigration et de l’émigration (DIE) en Haïti, malgré un récent rapport de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC).
Cette pratique illégale, punie par le Code pénal en vigueur, prive le Trésor public de plusieurs millions de gourdes par mois, selon des documents consultés exclusivement par AyiboPost.
AyiboPost a reçu d’un contact à l’immigration une dizaine de reçus de caisse pour timbres, tous portant le même numéro et affichant un ordre de paiement identique, alors même que les numéros d’immatriculation fiscale — donc l’identité des demandeurs de passeport — différaient.
Ces reçus, enregistrés sous le numéro de caisse 4407355547-0 dans le système du bureau d’immigration, concernent des dossiers traités entre décembre 2024 et mars 2025.
Cette pratique illégale, punie par le Code pénal en vigueur, prive le Trésor public de plusieurs millions de gourdes par mois, selon des documents consultés exclusivement par AyiboPost.
Cet argent aurait été encaissé par des individus spécialisés dans la reproduction illégale de timbres. Rien que pour cette dizaine de passeports, l’État a perdu près de 80 000 gourdes.
Le passeport fabriqué avec un faux timbre demeure authentique.
Une des personnes dont le nom est mentionné dans les reçus de caisse obtenus par AyiboPost explique avoir utilisé son passeport pour se rendre aux îles Turks and Caicos l’année dernière.
Ignorant que son passeport avait été fabriqué à l’aide d’un faux timbre, il a refusé de donner toute information concernant l’agence qui l’avait aidé à l’obtenir.
Deux sources au courant du phénomène rapportent à AyiboPost que l’agence de passeports Best and Best, installée à Babiole et également représentée à Saint-Marc, ferait partie des structures impliquées dans cette pratique.
Jordany Anulysse, représentant de l’organisation des Citoyens engagés pour une nouvelle Haïti, explique que son organisation a documenté, en 2023, un cas où deux passeports — dont un appartenant à un membre de l’organisation — auraient été produits à l’aide d’un même timbre et du même numéro d’identification fiscale (NIF).
Ces deux passeports, selon Anulysse, ont été produits par un ancien administrateur du Centre de réception et de livraison de documents d’identité (CRLDI) à Saint-Marc à travers l’agence Best and Best.
Deux sources au courant du phénomène rapportent à AyiboPost que l’agence de passeports Best and Best, installée à Babiole et également représentée à Saint-Marc, ferait partie des structures impliquées dans cette pratique.
Selon lui, ces documents avaient été transmis à l’époque à une commission d’enquête de l’ULCC pour les suites nécessaires.
Un rapport de l’ULCC rendu public en mai 2025 mentionne précisément le NIF 007-995-171-6, utilisé pour produire les deux passeports.
Bien qu’elle n’ait pas pu déterminer les liens véritables entre l’ancien administrateur du CRLDI, Castel Estilus, et l’agence Best and Best, l’ULCC souligne l’existence de « relations non déclarées et potentiellement suspectes », en raison de déclarations contradictoires et des preuves circonstancielles recueillies au cours de l’enquête.
Estilus, épinglé dans l’enquête de l’ULCC pour usurpation de titre, n’a pas pu être joint avant la publication de cet article.
Joint par AyiboPost, le propriétaire de l’agence, Gary Benjamin, nie ces accusations, affirmant que son agence a été « victime » de ces activités illégales.
Le responsable déclare avoir intercepté une grande quantité de passeports pendant la période du programme Humanitarian Parole, qui n’ont jamais été récupérés par leurs propriétaires par la suite.
Selon lui, des individus, de connivence avec des agents de l’immigration, utiliseraient le nom de son agence à son insu pour constituer des dossiers destinés à produire des passeports frauduleux.
La mécanique de la fraude
Selon la procédure établie, pour toute demande de passeport, le citoyen est tenu de payer un droit à la Direction générale des impôts (DGI).
Concrètement, les fraudeurs partent d’un seul droit de passeport authentique de la DGI, qu’ils copient à l’infini avec le même numéro de caisse.
Il ressort aussi de certains dossiers que plusieurs droits de timbre sont liés à un seul et même numéro d’identification fiscale.
Les fraudeurs encaissent ainsi des millions de gourdes qui auraient dû être reversés au Trésor public.
Les autorités peuvent en théorie mener une enquête approfondie sur les passeports délivrés au cours des dernières décennies afin de remonter aux réseaux de fraudeurs, selon une source au fait du fonctionnement du système.
Quand la DIE fait un contrôle aléatoire, les passeports dont les timbres ne sont pas payés sont archivés, donc non livrés.
Mais souvent, les faussaires usent de leurs contacts à l’intérieur de l’immigration pour les obtenir de manière frauduleuse.
Le montant exigé à cet effet peut aller jusqu’à 5 000 gourdes, révèlent deux représentants d’agence joints par AyiboPost, requérant l’anonymat pour des raisons de sécurité.
« La personne qui produit une demande de passeport avec un faux timbre sait comment l’obtenir facilement dans le système », confie à AyiboPost l’un d’entre eux.
L’homme affirme avoir connu quelqu’un qui, pendant la période du programme Humanitarian Parole, a déposé une demande de passeports pour dix-neuf personnes, toutes munies de faux timbres.
« L’immigration avait intercepté ces dossiers, mais après avoir versé 2 500 gourdes à un préposé de l’immigration pour chacun des documents, cette personne a pu les récupérer », témoigne-t-il à AyiboPost.
« Ce sont des personnes qui connaissent bien le système qui intègrent les faux timbres dans le circuit officiel. Parfois, des employés utilisent le réseau des agences pour faire produire des passeports de manière frauduleuse », poursuit l’homme.
Dans le système, certains désignent ces timbres sous le nom de « Ti Joslin » ou « Ti Tenten », selon le représentant de l’agence de Saint-Marc.
Les stratagèmes des faussaires vont encore plus loin.
« Parfois, ils achètent des droits de passeport pour mineurs à 2 500 gourdes et les utilisent pour des dossiers de passeport destinés à un adulte, qui s’achète à 8 000 gourdes », révèle le responsable cité plus haut.
Ce sont des personnes qui connaissent bien le système qui intègrent les faux timbres dans le circuit officiel. Parfois, des employés utilisent le réseau des agences pour faire produire des passeports de manière frauduleuse
-représentant d’agence
C’est un réseau bien structuré, admet-il : « Il y a des gens dont le rôle est de faciliter le processus pour que ces dossiers frauduleux soient traités jusqu’au bout dans le système. »
Des irrégularités massives
En mai dernier, l’ULCC avait accusé d’abus de fonction, de détournement de biens publics et d’association de malfaiteurs l’ancien directeur de la DIE, Stéphane Vincent, pour des irrégularités relevées dans le traitement des dossiers de passeports pour la période allant de septembre à décembre 2024.
Parmi plus de 700 dossiers analysés par la commission (sur 34 570 dossiers de demande de passeport pour la période), 80 % présentaient de graves irrégularités notamment par rapport aux droits de timbre.
« Ce problème, qui existe depuis trop longtemps, persistera tant que les systèmes d’information de l’immigration et de la DGI ne seront pas interconnectés », a déclaré Vincent à AyiboPost, précisant qu’il n’existe à présent aucun moyen technique pour un officier de l’immigration d’authentifier un timbre de la DGI.
Une réponse limitée des autorités
Dans une interview accordée à AyiboPost le 1er septembre 2025, Antoine Jean Simon Fénelon, directeur de l’immigration et de l’émigration, reconnaît la persistance de l’utilisation de faux timbres dans le système.
La production de passeports avait été brièvement suspendue pour un contrôle la semaine précédant son entretien avec AyiboPost, selon le directeur.
À cette occasion, il affirme avoir mis au jour un nombre considérable de dossiers — entre 800 et 1 000 — dont les timbres de passeport se révélaient non conformes.
« Nous avons essayé d’instaurer un contrôle a priori avant le processus de production. Nous veillons à ce qu’un représentant de la DGI vérifie chaque dossier. Tous les dossiers dont les timbres sont conformes sont traités et envoyés à la production. Les dossiers aux timbres non conformes sont, quant à eux, archivés et restent bloqués dans le système », poursuit-il.
Mais selon le directeur, ce type de contrôle n’est pas infaillible. « Pour renforcer l’efficacité de nos contrôles concernant les faux timbres, une solution technologique doit impérativement émaner de la DGI », soutient Antoine Jean Simon Fénelon auprès d’AyiboPost.
Il s’agit, poursuit-il, de mettre en place un système capable de se synchroniser avec celui de l’immigration. « Ainsi, tout dossier saisi dans le système ne serait validé que si le timbre est préalablement payé. »
Selon deux représentants d’agence basés à Saint-Marc et à Port-au-Prince contactés par AyiboPost, les manoeuvres de falsification de timbres ont pris beaucoup plus d’ampleur en 2023, en marge du programme Humanitarian Parole, car il était difficile d’obtenir les droits de passeport à la DGI.
Dans la pratique, aucun agent de l’immigration n’a l’expertise pour vérifier l’authenticité d’un timbre dans les dossiers de demande de passeports.
La DGI dispose bien d’un représentant en poste permanent au Bureau central de la DIE, Manuel Saint-Germain, chargé de vérifier la conformité des droits de passeports et d’en autoriser le dépôt en cas de régularité.
Mais dans le rapport de l’ULCC publié en mai 2025, obtenu exclusivement par AyiboPost, Manuel Saint-Germain a affirmé que la déconcentration des services d’immigration le rend dépendant de la DIE.
Par conséquent, il ne vérifie que les dossiers que lui envoie cette dernière. « Avant, je pouvais consulter les dossiers avant tout traitement. Mais maintenant, ce n’est qu’après qu’on me les donne à vérifier », selon les propos de Saint-Germain rapportés dans le document d’enquête.
Dans la pratique, aucun agent de l’immigration n’a l’expertise pour vérifier l’authenticité d’un timbre dans les dossiers de demande de passeports.
Les démarches d’AyiboPost pour joindre un responsable de la DGI n’ont pas abouti avant la publication de cette enquête.
La pratique d’émission de faux timbres s’inscrit dans un contexte plus large marqué par une recrudescence de la fabrication de faux documents officiels en Haïti.
Une enquête d’AyiboPost publiée en août 2025 révèle que des individus fabriquent de fausses cartes d’identification grâce auxquelles ils reçoivent des transferts d’argent et effectuent des transactions bancaires.
Par : Fenel Pélissier, Widlore Mérancourt et Wethzer Piercin
Couverture | Une main tenant un passeport de la République d’Haïti. Photo : Inconnue
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