SOCIÉTÉ

Dépression, suicides… les troubles mentaux tuent en Haïti

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La situation sociopolitique et économique lamentable et l’absence d’une politique en santé mentale conduit à une multiplication des troubles mentaux en Haïti. Les professionnels  du domaine ne cessent de tirer la sonnette d’alarme.

Le 22 avril 2018, Sonia Gilbert revient allègrement de son culte dominical, saluant au passage quelques riverains. En rentrant, elle espère retrouver son fils aîné, Ralph Lindor, qui a choisi de rester seul à la maison pour des raisons indéterminées.

Après avoir frappé plusieurs fois à la porte, Sonia sort sa clé, rentre par la petite pièce qui sert de salle à manger pour atteindre la chambre commune. Choc ! Ralph trépasse, suspendu au bout d’une corde en rotin.

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Depuis quelques mois, le jeune homme de 25 ans était tourmenté par ses conditions socio-économiques difficiles qui l’empêchaient de poursuivre ses études universitaires après avoir passé 7 années avec brio au Lycée National de Pétion-ville. « Stéphane, son condisciple depuis l’école primaire, l’a devancé pour la première fois et Ralph se plaignait sans cesse de cette situation », raconte Sonia.

Avant de passer à l’acte, Ralph avait pourtant envoyé des signes manifestes. « Il était devenu de plus en plus distant, manquait d’intérêt pour ses projets et déclarait vouloir s’endormir éternellement », poursuit sa mère.

Troubles dépressifs : les maux du siècle

Les troubles dépressifs ou mentaux qui atteignent environ 450 millions d’individus actuellement à travers le monde affectent une personne sur quatre à un moment de leur vie, selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Placés au quatrième rang mondial des causes de morbidité, ils occuperont en 2020 la deuxième place selon les prévisions de l’OMS.

La dépression, l’anxiété et les accoutumances aux substances psychoactives sont les principales pathologies développées par les troubles mentaux. Quant à la dépression, « c’est la maladie du siècle », lance Roseline Benjamin, spécialiste en psycho traumatologie. Selon Roseline Benjamin, une personne atteinte de troubles neurologiques « manque généralement de sommeil ou devient hypersomniaque, manifeste peu d’intérêt pour ses projets, perd de l’énergie, manque de concentration, devient anorexique ou boulimique et nourrit certaines fois des idées suicidaires ».

Absence d’une politique de santé mentale en Haïti

Depuis plusieurs années, les professionnels de la santé mentale essaient d’attirer l’attention des autorités sur le développement de cette situation en Haïti. Le pays manque une politique de santé mentale planifiée suivant les besoins de la population. Les gouvernements successifs n’ont jamais fait de la santé mentale une priorité. Par exemple, moins de 10 % du budget national est alloué à la santé et 80 % de cette somme se trouve affecté au paiement des salaires. Le budget alloué à la santé mentale représente, par conséquent, moins de 1 % du budget global réservé à la santé publique.

« La législation du domaine de la santé mentale est lacunaire en ce sens que certains articles de lois du code civil et pénal du pays ne parlent que globalement de la capacité et de la protection des malades mentaux. », lit-on dans le rapport du système de la santé mentale sur Haïti publié en 2011 par l’OMS. Les deux seules institutions neuropsychiatriques du pays sont l’Hôpital Défilée de Beudet et le Centre Hospitalier Universitaire de Psychiatrie Mars & Kline. Elles disposent au total 180 lits pour une population estimée à 10 millions d’habitants, soit près de 1,9 lit pour 100 000 habitants.

De plus, le personnel de soins en effectif réduit n’est pas suffisamment formé sur la protection des droits des usagers des services de santé mentale. Les structures d’hospitalisation médicolégales sont inexistantes », poursuit le document de l’OMS. Selon les statistiques, il n’existe que 15 psychiatres desservant toute la population. « Mais, il existe un nombre suffisant de psychologues », selon Roseline Benjamin.

Selon les statistiques, il n’existe que 15 psychiatres desservant toute la population.

Le prix d’une séance de consultation dans une clinique privée s’évalue à environ 80 dollars américains. Un montant qui dépasse le revenu de plusieurs personnes dans un pays où près de la moitié de la population vit dans l’extrême pauvreté.

Les conditions sociales précaires, « un facteur de risque

Edine Célestin, photojournaliste et travailleuse sociale, lutte contre la dépression depuis quelque temps. Ses angoisses sont dues principalement à l’instabilité sociale, selon ce qu’elle affirme. Elle manque parfois de sommeil, souffre de surmenage et est dans un état permanent d’hyper-vigilance. Par-dessus tout, Edine s’est « professionnellement suicidée ». Ne voyant plus son avenir en Haïti, elle a abandonné tous ses projets et s’adonne désormais à la routine.

« En plus de mes conditions matérielles d’existence qui se dégradent au quotidien, mon métier de photojournaliste m’expose régulièrement à des circonstances dangereuses », raconte Edine. La récente disparition de son proche collègue, Vladjimir Legagneur, a amplifié son état de crise. « Je constate comment la vie humaine est de plus en plus fragilisée en Haïti », lance Edine au fond de son sofa, l’air pensif.  

Les conditions socio-économiques difficiles du pays rendent plusieurs personnes dépressives.

Roseline Benjamin n’en disconvient pas. Les conditions socio-économiques difficiles du pays rendent plusieurs personnes dépressives. « La plupart de mes patients affirment qu’ils s’inquiètent de leur situation financière qui se dégrade au quotidien », révèle Roseline Benjamin qui est également coach de vie et médiatrice pour la paix. Pourtant, selon elle, les circonstances extrinsèques ne devraient pas conditionner l’attitude d’un individu « positif ».

Jeff M. Cadichon, docteur en psychologie clinique et psychopathologie, estime que les conditions sociales précaires constituent « un facteur de risque reconnu » pour la santé mentale d’un individu. « Les catastrophes telles que le séisme du 12 janvier 2010, les troubles politiques, l’arrivée de l’épidémie de choléra en Haïti constituent des facteurs de risque du trouble post-traumatiques chez les survivants », selon lui. Étant donné que la situation sociopolitique reste déplorable en 2019, ces facteurs de risques peuvent être maintenus, prolonge Jeff M. Cadichon.

Il ne veut pas, cependant, « systématiser » cette approche. « Un évènement tel qu’une catastrophe naturelle ou une autre situation difficile vécue ne développe pas obligatoirement des troubles post-traumatiques chez un individu. Ils constituent des facteurs de risque, car l’individu peut utiliser des ressources internes (intrapsychiques) ou externes pour pouvoir surmonter sa situation difficile à travers un processus de résilience », conclut Jeff M. Cadichon.

Afistòl, le rescapé

En Haïti, « tant pour les patients que pour les familles, les conséquences sociales des troubles mentaux vont du chômage à la désintégration du tissu social en passant par la stigmatisation et la discrimination et une moins bonne qualité de vie. », selon ce qu’indique le rapport de l’Organisation mondiale de la Santé sur le système de la santé mentale. Ces conséquences sociales n’ont pas épargné Charles Kaharrah, plus connu sous son nom d’artiste Afistòl.

Consulter une douzaine de spécialistes en santé mentale. Une trentaine de médicaments antidépresseurs. Confronter l’indifférence et l’insensibilité de ses proches. Insomnie. Troubles psychomoteurs graves. Ce sont, entre autres, les calvaires qu’a connu l’homme d’affaires pendant une vingtaine d’années de  dépression récurrente. Assis dans une cabine remplie de bricoles qui lui sert de bureau, Charles raconte qu’il a grandi dans la peur.

« Or, c’est par la peur que la dépression vous atteint », affirme Charles Akarrah. L’homme d’affaires a toujours eu peur de ne pas avoir la vie de son père qui ne l’a pas vu grandir. Cherchant sans cesse l’amour paternel, il a malencontreusement grandi sous l’œil menaçant de son beau-père, son « bourreau ».

Malgré une santé fragile et des séquelles physiques laissées par ces moments troubles, Charles Akarrah reconnait vivre une période de stabilité depuis quelques années. « Je ne veux pas dire que je m’en suis totalement remis, mais je gère », lance le comédien qui affirme qu’il n’est pas prêt à revivre la dépression pour rien au monde.

Le séisme a bouleversé radicalement l’équilibre psychique de nombreux survivants

Le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 qui a fait au moins 200 000 morts en Haïti « a bouleversé radicalement l’équilibre psychique de nombreux survivants et a bousculé l’ordre établi à travers leurs valeurs, leurs croyances et leurs représentations» lit-on dans un article publié par Jeff M. Cadichon et Daniel Derivois. Les données de plusieurs études démontrent qu’après le cataclysme, il existe un taux situé entre 24,6 % et 59,10 % de prévalence de symptômes sévères du trouble de stress post-traumatique en Haïti. Des efforts « importants » ont été menés entre les professionnels de la santé mentale, les ONG pour éviter le pire. Mais, une politique bien définie par les autorités tarde encore.

Journaliste et communicateur

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