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Cris de détresse des médecins de l’hôpital Chancerelles

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Si la situation persiste, le centre Isaïe Jeanty (Chancerelles) risque d’être fermé

Sarah porte un masque mal ajusté sur son visage d’enfant pour se protéger contre le nouveau Coronavirus. Elle est assise sur un banc dans une pièce à l’hôpital de Chancerelles attendant le verdict d’un médecin. On ne peut ne pas la remarquer dans sa robe blanche qui laisse voir son petit ventre légèrement plus gros que celui d’un enfant qui vient de manger beaucoup plus que d’habitude.

Sarah a vingt semaines de grossesses et n’a pourtant que 14 ans. « J’ai été violée par un homme à Cité Soleil là où j’habite. Mes parents sont morts, je vis avec ma sœur et son mari. L’homme a profité de moi pendant leur absence », dit-elle, sur un ton triste. Les proches de Sarah n’ont pas poursuivi son agresseur en justice parce qu’il s’est enfui.

La jeune fille a été conduite à l’hôpital situé au boulevard Jean Jacques Dessalines. Photo: Laura Louis / Ayibopost

La jeune fille a été conduite à l’hôpital situé au boulevard Jean Jacques Dessalines mercredi 8 avril dernier en raison de fortes douleurs ressenties au niveau du ventre. Selon le médecin qui se chargeait de son cas, Sarah et son bébé vont bien. Le médecin a communiqué à la sœur de la patiente des prescriptions qu’il lui prie de s’en procurer. Mais cette dernière n’a encore rien acheté.

Selon un médecin résident requérant l’anonymat, l’hôpital Chancerelles reçoit beaucoup de filles portant des bébés précocement. Il ajoute que ces enfants présentent parfois des complications durant l’accouchement à cause de leur corps encore immature. « En plus, leurs parents n’ont pas toujours les moyens pour acheter les médicaments nécessaires. »

Pourtant, à l’image de plusieurs hôpitaux publics en Haïti, Chancerelles fonctionne dans une situation des plus précaires. Alors que les cas de Coronavirus se multiplient dans le pays, l’institution spécialisée dans les soins obstétrico-gynécologiques n’a pas d’intrants ni d’équipements de protection individuelle pour le personnel soignant qui se trouve démuni. Aussi, les médecins dénoncent leur abandon par le Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP).

Pas d’équipements

La pandémie tient l’hôpital Isaïe Jeanty en alerte.

Deux médecins résidents de l’institution, Vilson Bonhomme et Jose François, ont monté avec d’autres professionnels de santé le Forum Covid-19. Cette structure est créée en vue de converger les forces des professionnels de santé face à la maladie. Dans une démarche proactive, ces médecins commencent par dénoncer les mauvaises conditions de travail à Chancerelles. À côté des problèmes structurels qu’affronte le système sanitaire, ils affirment que le MSPP fait une mauvaise gestion du Covid-19.

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« On n’a pas d’intrants, révèle docteur Vilson Bonhomme. Le personnel de soutien n’est pas assez équipé pour faire un triage des patientes, puisque les femmes enceintes aussi peuvent être infectées au Covid-19. Nous aurions voulu avoir une salle d’isolement ».

Deux médecins résidents de l’institution, Vilson Bonhomme et Jose François, ont monté avec d’autres professionnels de santé le Forum Covid-19. Photo: Laura Louis / Ayibopost

Selon docteur Jose François, l’hôpital ne dispose même pas d’une ambulance. « Le personnel médical prend de gros risques pour venir travailler. Nous n’avons pas tous des voitures, nous sommes obligés de prendre le transport en commun avec 15 à 20 personnes dans un bus. »

Or, le centre qui accueille beaucoup de patients défavorisés a du potentiel. « Isaïe Jeanty est un hôpital qui a une grande capacité d’accueil, rapporte François. On compte 96 lits, même s’ils sont en mauvais état, souligne le docteur Jose François. Si l’État avait une vision, Chancerelles pourrait être un grand centre de maternité. »

Un hôpital malade

L’environnement du centre Isaïe Jeanty regorge de poussière et d’immondices. Sa façade est recouverte d’une peinture défraîchie. L’intérieur du bâtiment n’est pas plus salubre. Il y a des acariens et de la moisissure un peu partout dans les pièces. Les lits sont désuets. Les poubelles ne sont pas vidées. Certaines salles donnent la chair de poule.

Dans ce centre hospitalier, il n’y a même pas d’eau potable disponible.

« Après n’importe quel geste en salle de travail et d’accouchement, je dois parcourir plusieurs mètres pour trouver de l’eau à l’extérieur pour me laver les mains», se plaint un médecin qui requiert l’anonymat. Les gens peuvent contracter des maladies dans ce centre, continue-t-il. Le médecin aussi a besoin de prendre soin de lui-même. On oublie parfois que les médecins sont aussi des humains. Moi par exemple, je suis asthmatique. Je ne peux pas travailler tranquillement dans la chaleur. Je suis ici depuis quatre mois, ce sont quatre mois en enfer. La vie attire la vie. Ici, il n’y a pas de vie ».

Les médecins résidents au centre Isaïe Jeanty sont des généralistes qui, après avoir bouclé leur cycle d’étude en médecine, décident de se spécialiser en obstétrique et gynécologie. La spécialisation se fait à l’hôpital pour une durée de trois ans. Dans cet intervalle, ils offrent leur service aux patients de l’hôpital.

Un salaire de misère

Il y a actuellement 18 médecins résidents à Chancerelles qui travaillent en rotation sous la supervision d’une quinzaine de médecins de service qui ont eux-mêmes déjà passé l’étape de résidence. Ceux-ci gagnent 24 000 gourdes. Les médecins résidents ne reçoivent que 12 000 gourdes par mois.

« L’État nous traite en parents pauvres alors qu’on a des vies à sauver, dénonce docteur Vilson Bonhomme. Nous faisons une dizaine d’accouchements et de césariennes par jour. Il y a des femmes qui saignent, qui ont un fibrome. Il y en a d’autres qui sont venues ici avec seulement 6 grammes de sang. Elles auraient perdu la vie si on ne les avait pas pris en charge ».

Selon les médecins, cette affluence est due au fait que beaucoup de centres hospitaliers ont fermé leur porte à cause du Covid-19. Photo: Laura Louis / Ayibopost

Les patientes et leurs parents se massent dans la « Salle des suites de couches pathologiques » dans une logique qui ne respecte pas la distanciation sociale. Selon les médecins, cette affluence est due au fait que beaucoup de centres hospitaliers ont fermé leur porte à cause du Covid-19.

C’est le cas de cette dame d’une trentaine d’années qui dit avoir frôlé la mort avant d’être admise à la maternité de Chancerelles.

« J’ai parcouru quatre hôpitaux qui m’ont refusé des soins parce qu’ils n’avaient pas d’équipements adéquats pour m’opérer, déclare la dame. Je suis venue ici le samedi à 3h, cinq heures plus tard on m’a fait une césarienne. Selon les médecins, moi et mon bébé sommes en pleine forme. Je n’attends que l’exéat », avance-t-elle d’un air joyeux avec son enfant tout rose qui dort à son côté sur le même lit.

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D’autres patientes témoignent aussi des services qu’elles ont bénéficié à l’hôpital, mais ne peuvent s’empêcher de dénoncer son état délabré.

« Quand je suis arrivée ici, j’étais mourante, mais les médecins ont tout fait pour que je sois à présent sur mes deux pieds, dit une dame qui a fait une grossesse extra-utérine. Mais la vie est dure ici, avance-t-elle. Il n’y a pas de toilettes, pas assez d’éclairage. Vous savez quoi, je considère cet hôpital comme un malade qui devrait se faire soigner dans un autre hôpital. »

Malgré les manques, l’hôpital de Chancerelles continue de fonctionner. « Nous sommes médecins, c’est notre travail de les soigner, mais nous évoluons dans des conditions catastrophiques », déclare un résident requérant l’anonymat.

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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