«Au sein du secteur syndical, il existe des choses qu’on ne veut pas rendre publiques, car cela peut susciter des problèmes» relate le coordonnateur adjoint d’un syndicat sur les questions de corruptions dans le secteur
Le syndicat dénommé Centrale nationale des ouvriers haïtiens (CNOAH) doit en théorie défendre ses membres auprès des autorités haïtiennes et des patrons, notamment lors des houleux débats sur le salaire minimum fixé par l’État.
En 2023, la structure introduit une demande de financement de quatorze millions de gourdes auprès du ministère des Affaires sociales et du Travail.
Après avoir pris connaissance de cette requête, Antèn Ouvriye, inquiet des possibilités d’influences indues et de corruptions, suspend toute collaboration avec la CNOAH, rapporte à AyiboPost, une source directement impliquée.
La décision a été prise parce que «les dirigeants ont refusé de clarifier cette demande de financement», justifie à AyiboPost Lominy Edmond, secrétaire général de Antèn Ouvriye, une structure d’accompagnement des syndicats.
Antèn Ouvriye, inquiet des possibilités d’influences indues et de corruptions, suspend toute collaboration avec la CNOAH.
Contacté par AyiboPost, Dominique St-Éloi, coordonnateur général du CNOAH confirme la demande de soutien financier. Selon St-Éloi, la requête a été faite sur demande du ministre pour un accompagnement des syndicats dans le cadre d’un protocole d’accord préalablement signé.
Le responsable n’a pas partagé l’accord en question avec AyiboPost. Cependant, la demande de support financier met en lumière les nombreuses difficultés rencontrées par les organisations syndicales en Haïti.
La plupart de ces organisations font face à un problème d’alternance de leadership : sans élections en vue, des responsables sont en poste parfois pendant plusieurs décennies.
Si dans certains pays les syndicats sont financés principalement par leurs membres, en Haïti, ces structures comptent souvent sur la générosité de patrons et parfois de l’État — en dehors de tout mécanisme formel. Ce qui pose un risque d’influence préjudiciable et de corruptions, analysent à AyiboPost une demi-douzaine de syndicalistes.
Les tentations atterrissent parfois sur les tables de négociations. «Lors des mouvements de revendications, des autorités étatiques nous proposent parfois des maisons, des voitures ou un visa», témoigne à AyiboPost Joseph Lesbien, ancien président du Syndicat des travailleurs de santé (STS). Il n’a pas voulu donner d’exemples concrets pour des raisons de sécurité.
Lors des mouvements de revendications, des autorités étatiques nous proposent parfois des maisons, des voitures ou un visa.
— Joseph Lesbien
Parfois, le bâton succède à la carotte.
Abelson Gros Nègre est un ancien policier et l’un des instigateurs du mouvement ayant contribué à la création de SPNH-17, un syndicat au sein de la Police nationale d’Haïti (PNH), en novembre 2019.
Au cours des protestations policières, «Normil Rameau et Léon Charles, deux anciens directeurs généraux de la PNH, m’avaient proposé des rencontres afin de négocier l’abandon de la lutte», révèle l’ancien porte-parole du SPNH-17. Les deux responsables n’ont pas répondu aux demandes de commentaires d’AyiboPost.
Licencié avec cinq autres policiers en février 2020, pour indiscipline et vandalisme, entre autres, l’ancien policier Gros Nègre témoigne : «Avant mon arrestation en mars 2021, le président Jovenel Moïse a envoyé une personne me demander : qu’est-ce je veux pour moi et ma famille».
Lire aussi : Des policiers tuent son fils. L’État haïtien verse un million de gourdes.
Une semaine après avoir refusé ces propositions, Gros dit avoir été interpellé puis incarcéré au Pénitencier national pendant huit mois.
Avant mon arrestation en mars 2021, le président Jovenel Moïse a envoyé une personne me demander : qu’est-ce je veux pour moi et ma famille.
— Abelson Gros Nègre
«Au sein du secteur syndical, il existe des choses qu’on ne veut pas rendre publiques, car cela peut susciter des problèmes. Ainsi, on les gère à l’interne», relate Henry Délice, coordonnateur adjoint du «Sendika Ouvriye Tekstil ak Abiman-Batay Ouvriye» (SOTA-BO).
Il n’y a pas de preuves tangibles, mais subsistent des suspicions de soudoiement des membres de la structure lors de négociations avec l’État et les patrons, selon Délice.
En de rares situations, les allégations font l’objet d’enquêtes.
C’était le cas en 2022, lorsque la greffière Viliane Florice, porte-parole de l’association Nationale des Greffiers haïtiens (ANAGH), au niveau de la juridiction d’Aquin et conseillère au niveau national, a été accusée d’avoir reçu un montant de 150 000 gourdes pour aider — sans succès — à la libération d’un prisonnier.
Le détenu avait été condamné à dix ans de prison pour associations de malfaiteurs.
Après enquête de l’ANAGH, «nous avons trouvé qu’un avocat a effectivement soudoyé la greffière et qu’une partie de l’argent lui a été versée», selon Martin Ainé, président du syndicat.
Il n’y a pas de preuves tangibles, mais subsistent des suspicions de soudoiement des membres de la structure lors de négociations avec l’État et les patrons.
— Henry Délice
Les pratiques de bonnes gouvernances et d’alternance des responsables sont rares au sein des syndicats.
À l’Union nationale des Normaliens-nes d’Haïti (UNNOH) par exemple, les règlements prévoient le renouvellement des responsables lors d’un congrès organisé tous les deux ans. Mais cette formalité n’est pas respectée depuis une quinzaine d’années dans cette institution, un des plus puissants dans le secteur de l’éducation.
«Depuis quelque temps, le congrès ne se tient pas en raison de la situation du pays», explique Péguy Noël, responsable de la coordination Port-au-Prince de l’UNNOH depuis 2021.
Une situation similaire se déroule à l’Association des propriétaires et chauffeurs d’Haïti (APCH) qui n’a jamais eu d’élections depuis quatorze ans.
Or, l’exercice doit avoir lieu tous les trois ans pour l’institution qui compte environ 8 000 membres.
«Le syndicat n’a pas une culture d’élections», estime Petrus Eustache Lerice, administrateur et porte-parole de l’APCH depuis quatorze ans.
Les pratiques de bonnes gouvernances et d’alternance des responsables sont rares au sein des syndicats.
Lorsqu’il y a un poste vacant, le syndicat désigne un membre du comité pour combler le vide et octroie parfois une seconde responsabilité à un membre déjà en poste, poursuit Petrus Eustache Lerice.
Ces dysfonctionnements minent la confiance des membres et contribuent à rendre les syndicats moins efficaces dans leurs luttes pour l’amélioration de la condition professionnelle de leurs membres.
Lire aussi : Pourquoi les syndicats haïtiens obtiennent-ils si peu de résultats ?
Au sein du syndicat textile, le nombre de demandes d’adhésion a chuté, selon les observations de plusieurs responsables à AyiboPost. Les fréquents cas de licenciement des ouvriers dans de nombreuses usines, en signe de représailles, contribuent à aggraver ce problème selon des témoignages.
Par Jérôme Wendy Norestyl & Rolph Louis-Jeune
Image de couverture : Un ouvrier de SONAPI lors d’une marche en mai 2023 sur la Route de l’aéroport à Delmas, protestant contre les pratiques illégales des employeurs de la sous-traitance, montre une fiche de paie mentionnant la part de son salaire prélevée pour l’ONA et l’OFATMA. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost
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