Depuis un certain temps, les concours de beauté sont légion en Haïti. Une occasion pour certaines des postulantes de se positionner par rapport à certains discours à l’allure féministe qui préconisent l’émancipation de la femme à travers la célébration de la beauté. Par ailleurs, cette nouvelle tendance ouvre un débat sur le risque d’une hypersexualisation de la femme haïtienne. Alors, des personnalités avisées et des protagonistes du monde de la beauté en Haïti en parlent à Ayibopost.
L’affaire d’Harvey Weinstein a provoqué un fort élan de solidarité envers les femmes victimes de harcèlements et d’agressions sexuelles, tant aux États-Unis qu’un peu partout à travers le monde. Mais elle a surtout eu le mérite de relancer le débat sur le rôle qu’occupent les femmes et la perception que nous avons d’elles dans nos sociétés. En Haïti, les concours de beauté, qui ne cessent de gagner en popularité depuis pas mal de temps, sont aussi un tremplin pour parler de la situation et du statut de la femme.
Ainsi, quitte à provoquer des grincements de dents chez les organisateurs de ces concours, Desil Pierre, communicateur social de formation, s’interroge sur l’utilité de telles initiatives en indexant le « déficit de cognition » qu’il remarque très souvent chez certaines postulantes. « Je ne vois pas ce que cela apporte pour celles qui participent à ces concours ni ce que le pays va en tirer. Si les exigences étaient beaucoup plus élevées, cela pourrait inciter les jeunes demoiselles à s’intéresser davantage à leur formation. Mais de nos jours, ces concours capitalisent beaucoup plus sur la beauté extérieure des postulantes, au grand dam de leurs capacités intellectuelles», déplore-t-il, nostalgique des éditions du début des années 2000.
D’un autre côté, Wisline Louissaint, ex-membre du comité organisateur de « Miss Haïti 2017 » porte un tout autre regard sur le phénomène : « Avec les concours, les femmes arrivent à s’extérioriser et surtout à exprimer leurs opinions sur n’importe quel sujet. L’objectif, c’est de recruter des jeunes filles célibataires capables de devenir ambassadrices culturelles du pays, capables d’inspirer les autres et d’influencer positivement la jeunesse haïtienne ». Mme Louissaint croit dur comme fer que ces types de concours offrent aux femmes la possibilité de s’affirmer, de s’imposer. Un avis que partage Lunie Jules, une postulante de l’édition 2014 de Miss Haïti, pour qui la participation à cette compétition a été un challenge qu’elle devait relever à tout prix : « En fait, j’ai participé parce que j’avais quelque chose à me prouver : Je peux! L’idée première était d’arriver à me surpasser. Vaincre ma timidité. C’était d’abord une compétition entre Lunie et Lunie ».
« À mon avis, ce qui nous émancipait jadis nous abrutit aujourd’hui »
Il faut croire que les concours de beauté n’ont commencé à s’institutionnaliser véritablement qu’au début du XXe siècle. La France, les États-Unis et même la Turquie avaient déjà pris les devants. Après la Première Guerre Mondiale, alors que les idéaux de la lutte pour l’émancipation de la femme commençait à voir le jour, les concours de beauté étaient devenus l’expression même de la liberté féminine. Les styles vestimentaires privilégiés lors des concours sont une révolution. L’élégance de la femme est louée et mise sous le feu des projecteurs. Ces compétitions deviennent donc une arme de combat pour la promotion de la femme. Le concours de beauté avaient donc, historiquement parlant, joué un rôle important dans l’affirmation de la femme dans la société. Et pour Wisline Louissaint les concours de beauté ont encore leur place dans ce combat : « toute activité qui met la femme au-devant de la scène a rapport avec son émancipation ».
Des propos que ne partage pas totalement Clara-Luce Lafond, Miss Haïti International et 1ère dauphine de Miss Haïti en 2013. Mme Lafond a des doutes sur le rapprochement des compétitions de beauté à la lutte émancipatrice des femmes en Haïti. « Je me demande si vraiment de nos jours ces approches sont encore utiles. L’émancipation que je lisais chez les gagnantes d’antan a fait place à autre chose chez les gagnantes de nos jours. Je vois des conditions imposées aux femmes de ressembler à ceci ou de se comporter comme cela. À mon avis, ce qui nous émancipait jadis nous abrutit aujourd’hui », clame-t-elle.
Clara Luce n’est pourtant pas la seule à exprimer ces regrets dans ce secteur qu’elle connaît bien .Ainsi, quoiqu’elle adopte une position plus nuancée, Madjolah Pierre – fraîchement couronnée Miss Beauté Lakay –, reconnaît que le lien qu’on tente d’établir paraît biaisé dans la mesure où il existe des éléments dans certains concours qui rentrent en ligne de compte qui ne cadrent pas vraiment avec les efforts consentis pour mettre la femme au premier plan.
Harcèlements et agressions sexuelles, un problème de société
Si la sexy-mania garde une place importante dans les compétitions de beauté en Haïti, d’aucuns y voient une sorte d’hypersexualisation des femmes. Cette tendance veut définir ces dernières uniquement par leur potentiel de séduction. Ainsi croit-on que les défilés en bikini ou les séances photos en « tenues légères » des « miss » risquent d’alimenter les harcèlements ou les agressions sexuelles dont les femmes en général pourraient être victimes. Un prétexte qui ne tient pas la route d’après Madjolah Pierre, car cette question de « ‘‘victimisation’’ de la victime » relève plutôt d’un problème de société. « Nous vivons dans une société machiste où l’on a tendance à blâmer les femmes victimes d’agressions sexuelles et non ceux qui ne pouvaient pas contrôler leurs pulsions. C’est un problème de société qui mérite d’être débattu », fait-elle remarquer d’un ton amer.
Il est important de noter qu’en 2016, une coalition de défense des droits humains a estimé qu’entre 25 à 70% des femmes haïtiennes ont été victimes de violence basée sur le genre. Des chiffres alarmants qui n’ont pas interpellé grand monde pourtant. Et si certains pensent que les concours de beauté affichent trop souvent une vision mercantile de la sexualité, Clara-Luce Lafond croit que le problème ne réside pas là. « On aura beau dire qu’une jeune femme en mini-jupe a été violée dans une boîte de nuit parce qu’elle portait ce genre de vêtement, mais les femmes en jilbab (long vêtement que porte certaines femmes musulmanes) demeurent-elles pour autant intouchables ?», s’interroge-t-elle.
Les concours de beauté ne doivent pas faire l’objet d’une surenchère pour vendre le corps de la femme. Il est tout de même inconcevable que l’on s’en serve aujourd’hui pour justifier les atrocités que constituent les harcèlements ou les agressions sexuelles faites aux femmes. L’hypersexualisation dans nos concours de beauté est un problème existentiel qu’il faut séparer de celui des violences faites à ces dernières. Il est temps que nous cessions de culpabiliser les victimes et que nous orientions le débat vers ces vrais enjeux !
Romaric Fils-Aimé
Image: Miss Haiti
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