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Comprendre le « déterminisme du mauvais départ » en Haïti

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Le massacre de la ruelle Vaillant, le 29 novembre 1987, le jour de l’organisation du scrutin appelé à matérialiser les espoirs populaires dans la démocratie balbutiante, a provoqué un réveil brutal, projetant la société dans les tares qui semblent la caractériser. Il n’y a pas eu de nouveau départ. À l’instar du mauvais départ d’après l’indépendance de 1804, de celui d’après les mobilisations de la jeunesse de 1946, l’après 1986 a aussi été prise dans la même trappe du mauvais départ. Au début du mois de février 1986, une forte mobilisation populaire, animée par un désir de démocratie inouï, a eu gain de cause de la cruelle dictature des Duvalier. Mise à part les privilégiés et les bénéficiaires directs et indirects de la dictature, quasiment toute la population haïtienne avait alors cru dans un renouveau politique, économique et socio-culturel. Sous l’emprise totale de l’émotion, dans un enthousiasme démocratique puéril, les artisans de la mobilisation ont redéfini une nouvelle « logique sociale ». Le 27 mars 1987, dans une atmosphère de bamboche démocratique, par voie référendaire, une « constitution » a été adoptée. Dans la foulée, des élections ont été programmées et, dans une ambivalence de peur et d’espoir, tout le monde lorgnait, à tort ou à raison, un nouveau départ dans le pays.

À notre sens, le futur, ou mieux, l’avenir en Haïti est pris au piège. L’évolution de la société haïtienne est prisonnière d’un « déterminisme du mauvais départ ». Des « visionnaires du spontané », passagers clandestins de la dynamique historique nationale, opportunistes invétérés, parviennent toujours à se hisser au sommet de la direction étatique pour proposer l’absurde comme solution salvatrice au marasme national. Il est urgent de comprendre et d’expliquer les mécanismes qui font tenir ce « déterminisme du mauvais départ » et qui prêtent le flanc au succès des « visionnaires de l’absurde ». Ce n’est qu’en comprenant et en expliquant les mécanismes qui huilent ce déterminisme, qu’on peut parvenir à le contourner et à libérer l’avenir.

Du point de départ, au « mauvais départ originel » 

Notre point de départ se situe à la fin de l’année 1492, quand, croyant trouver une route occidentale pour atteindre l’Inde des épices, Christophe Colomb, à la tête d’un groupe de conquérants au service de la couronne d’Espagne, débarqua sur les côtes nord-occidentales de l’Ile d’Ayiti. Les richesses qu’il découvrit dans cette Île et l’engouement que lui et ses compagnons-conquérants ont mis pour s’approprier les richesses découvertes, le porta à soumettre les aborigènes aux travaux forcés d’extraction des mines. Peu habitué à ces genres de traitements, le peuple Taino mourut progressivement. « De près d’un million qu’ils étaient à l’arrivée de Colomb, on ne dénombre que quelques milliers quarante ans plus tard » (Barthélemy (1999 :11). Aussitôt éclata la guerre mercantile entre les puissances européennes en quête de richesses et de débouchés. À en croire Karl Marx (1867), cette guerre avait le globe entier pour théâtre. S’ouvrant par la révolte de la Hollande contre l’Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade de l’Angleterre contre la révolution française et se prolonge en expédition de pirates. C’est donc dans ce contexte que, peu avant 1625, il fut aperçu des pirates français (les fameux flibustiers) aux larges des côtes de l’Île de la Tortue, attaquant des vaisseaux anglais et espagnoles chargés de métaux précieux et d’autres richesses extorquées dans les territoires conquis. « La piraterie, nous informe Jean Casimir (2006 :41), n’est pas une aventure irréfléchie d’individus audacieux. Elle répond à une époque précise, à un style de pillage institutionnalisé et à une position politique formulée en réponse au monopole ibérique des richesses américaines. […] L’établissement graduel des français dans Hispaniola dépend de la piraterie et compte sur elle ». Au fait, les succès des pirates français embauchés par les compagnies commerciales avaient amené, après la guerre de la ligue d’Hausbourg en 1697, à reconnaître par le traité de Ryswick, la partie occidentale de l’Ile dès lors dénommée Saint-Domingue comme possession française.

Dans cette partie du monde s’est développée la plus riche colonie du monde de l’époque. La réussite du modèle imposé a été telle, qu’en moins d’un siècle après la signature du traité de Ryswick, plus précisément, dans la décennie qui a précédé le soulèvement général des esclaves en 1791, la prospérité agricole de St-Domingue a fait d’elle, selon l’avis des colons français, la « Perle des Antilles ». C’est dans le sillage des efforts aveugles de la métropole française de conserver la « perle agricole des Antilles » qu’il faut chercher les bases de l’indépendance du pays en 1804. Car, fatigué d’être l’instrument jetable sur lequel les planteurs de la colonie ont pu bâtir leur «  Perle », la masse servile s’est révoltée dans un soulèvement général contre le système. Débuté dans la nuit du 21 au 22 août 1791, le soulèvement a abouti à la proclamation de l’indépendance haïtienne le 1er janvier 1804. De août 1791 à janvier 1804, la « Perle » coloniale a été le théâtre d’une lutte à mort entre colons et esclaves. Intérêts économiques contre dignité humaine, colons français et esclaves saint-domingois, ont livré l’une des plus grandes batailles de l’histoire de l’humanité. Au fait, dans leur révolte, « les insurgés détruisirent, non seulement les champs de cannes, mais aussi les installations liés à la production, les fabriques de sucre, les outils et autres équipements, les magasins de stockage et les logements » (Dubois, Op. cit.: 126) ; bref, tout ce qui pouvait rappeler le régime esclavagiste et ses moyens d’exploitation.

La proclamation de l’indépendance le 1er Janvier 1804 couronna la victoire de la dignité humaine aux dépens des ambitions archi-économiques, racistes et colonialistes de l’élite internationale d’alors. Cependant, le caractère destructeur de la révolution haïtienne a légué un sombre avenir à la nouvelle Nation. Comme le souligne Gérard Pierre-Charles (1993 :23) « le jeune Etat naquit au milieu des ruines : la destruction systématique des plantations, ateliers, de toute la richesse matérielle accumulée par trois siècles de colonisation, la perte de milliers de vies humaines, [etc.] ». En effet, deux tâches essentielles se posèrent à l’attention des élites de la nouvelle Nation : la consolidation de l’indépendance et le formidable travail de reconstruction et d’organisation économique de la société. La façon d’aborder l’une et l’autre tâche essentielle a constitué notre « mauvais départ originel ».

Au fait, au lieu de mobiliser les structures productives de l’économie nationale pour organiser l’éducation et la culture afin d’opposer une conscience collective éclairée à la menace de reconquête par la France, l’économie du pays a été mobilisée à la construction tous azimuts de forts, à l’armement, à l’achat de la reconnaissance de l’indépendance et à permettre aux élites de vivre dans le luxe (le soulouquisme). Au lieu de rassembler autour d’un seul projet de société toutes les couches (des élites et des masses) ayant combattu pour l’obtention de l’indépendance, la fixité de l’élite dirigeante sur le modèle économico-politique plantationnaire a conduit aux clivages (pays du dedans et pays en dehors) qui, jusqu’à date, entravent l’intégration sociale au niveau de la société. La constante crise du lien social (du vivre-ensemble) dans la société haïtienne résulte du fait que les structures politiques et économiques sont transformées en des structures de prédation permettant aux élites prédatrices et rentières de capter les rentes (réelles et symboliques) au détriment des masses laissées pour compte.

Où serons-nous demain ?

            L’intuition derrière cette question est d’entrevoir l’avenir dans le contexte actuel du présent en Haïti. Qu’incombe-t-il à chacun de nous de faire pour permettre l’avenir ? Demain dans le cadre de cette interrogation, c’est dans 10 ans, dans 20 ans, dans 50 ans. Quel projet de société pour le long terme ?

Sous l’administration du président Michel J. Martelly, par rapport au temps qu’il fallait prendre pour monter une machine électorale apte à ne fournir que des élus provenant du Parti au pouvoir, ce n’a été qu’à la fin de son mandat que le processus électoral a été enclenché. Ainsi, le 9 août 2015, dans un climat de dupe et de magouille, des élections législatives ont été organisées. La participation réelle dans le cadre de ces joutes n’avoisinait que les 5%. Mais, pour se donner bonne conscience, le CEP (conseil électoral provisoire) d’alors avançait dans son rapport un taux de participation outrancièrement exagéré de 18%. Pour l’administration au pouvoir, tout allait bien, car les fruits espérés commençaient à être récoltés : des 9 élus au premier tour, 4 provenaient du PHTK (Parti Haïtien Tèt Kale). Passons ! Notre préoccupation n’est pas à ce niveau.

            Dans le contexte d’après ces législatives, l’éditorialiste Frantz Duval, dans son éditorial du 12 aout 2015 titré « Où étiez-vous dimanche ? » a tenté de provoquer, au niveau de la société, un débat de taille sur l’engagement politique citoyen et l’abstention dans l’expérience haïtienne de la démocratie. Dans une perspective de changement social, entre l’engagement et l’abstention, quel est le choix à faire ? Entre autres, l’actrice Gessica Généus a choisi l’abstention. Dans une lettre ouverte adressée à Frantz Duval, elle a défendu sa position en soutenant n’avoir pas trouvé de raison d’aller aux urnes, car, « entre corrompus pauvres et corrompus riches », il n’y a pas possibilité de choisir. Elle a renoncé. Elle refuse que son pouce change de couleur pour qu’un bandit habillé de veste et de cravate puisse passer les 6 prochaines années à empirer le cancer qui ronge la société haïtienne. C’est un argument valable. Mais, à réfléchir à fond, on se demande légitimement, comme l’a soutenu l’éditorialiste, s’il peut y avoir de bonne option sans bonne action, ou pire, sans aucune action du tout. Entre deux maux, le mieux n’est ni de choisir le moindre, ni de ne pas choisir. Le mieux c’est de présenter un bien comme troisième choix.

Dans la réalité politique haïtienne contemporaine, le désengagement constaté se révèle inquiétant. Le champ politique est laissé à la merci d’amateurs et de corrompus. Les personnalités compétentes et respectueuses ne se portent pas candidats et ne votent pas. La presse n’oriente pas l’opinion publique dans le sens d’exiger que les meilleures places de la République soient occupées par des personnalités moralement rectilignes. L’Université qui devait donner le ton, suit la société dans son nivèlement vers le bas. Dans cette dynamique sociétale, l’avenir est pris au piège. À suivre la tendance actuelle de l’émigration, il ne fait aucun doute que, demain, une bonne partie d’entre nous sera dispersée dans le monde : au Brésil, au Chili, en République Dominicaine ou ailleurs. Dans le pire des cas, une guerre civile peut s’éclater et occasionnera une énième occupation militaire étrangère. Alors, sous les bottes des étrangers, nous regretterons de n’avoir jamais voulu partir collectivement sur de nouvelles bases.

En guise de conclusion

      La dynamique de l’évolution nationale, de l’indépendance à nos jours, témoigne de la réalité d’une société en voie de disparition. Les horizons d’attente ne sont pas fixés dans un projet de société méliorative au long terme. Le présent est guidé par le hasard et les directives d’une certaine communauté internationale. Le futur est pris au piège de la dynamique émotionnelle collective. Cette réalité kafkaïenne ne profite qu’aux « visionnaires de l’absurde » qui, jouant sur l’émotion et l’abêtissement des masses, se présentant comme ultimes sauveurs, parviennent à chaque fois à se hisser au sommet de l’État pour accomplir leurs propres rêves de grandeur.  C’est ce qui était arrivé en 1990, dans les conjonctures post-dictature ; la même chose s’est répétée en 2006, dans la conjoncture faussement post-lavalas ; récemment, en 2010, dans la conjoncture post-sismique, on a eu la répétition de la même réalité. À chacune de ces dates, il y avait la possibilité de repartir sur de nouvelles bases. Mais le « déterminisme du mauvais départ » semble devenir une conscience collective qui conditionne la marche de l’histoire nationale. Collectivement, nous enfonçons le futur dans le piège de l’amateurisme. Avec le rapport de la CIEVE (Commission indépendante d’évaluation et de vérification électorale), la société haïtienne semble se trouver dans un carrefour où un nouveau départ parait poindre à l’horizon, à notre sens, il est temps de faire l’effort collectif de mettre hors-jeu les « visionnaires du spontané et de l’absurde » afin de contourner le « déterminisme du mauvais départ » et de libérer l’avenir au profit des générations à venir.

Ralph Stherson SENAT

Image: Jean-Claude Coutausse

Références

  • Alter Presse. 21 aout 2015, « Haïti-Élection : 18% de participation, seulement 9 élus dont 4 PHTK aux législatives du 9 aout 2015 »
  • BARTHELEMY, Gérard. 1999, Haïti: la perle nue, P-au-P (Haïti), éd. Mémoire.
  • CASIMIR, Jean. 2006, La culture opprimée, Port-au-Prince (Haïti), Imp. Média-texte
  • CASIMIR, Jean. 2009, Haïti et ses élites: l’interminable dialogue de sourds, P-au-P (Haïti) Presses de l’UEH.
  • DUBOIS, Laurent. 2009, Les vengeurs du nouveau monde: histoire de la révolution haïtienne, P-au-P (Haïti), Presses de l’Université d’Etat d’Haïti.
  • DUVAL, Frantz. 12 aout 2015, «Où étiez-vous dimanches», In Le Nouvelliste.
  • DUVAL, Frantz. 14 aout 2015, « Où étiez-vous hier ?, où étiez-vous dimanche ?, où serez-vous demain ? », In Le Nouvelliste.
  • GÉNÉUS, Gessica. « Lettre ouverte de Gessica Généus à Frantz Duval », Page Facebook de Gessica Généus
  • MARX, Karl. 1867, Le capital, Livre 1, VIIIe section [En ligne]
  • PIERRE-CHARLES, Gérard. 1993, L’économie haïtienne et sa voie de développement, Henri Deschamps, P-au-P (Haïti)

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